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12/12/2009

PRÉCIS D’HUMILIATION - Bernard Noël

PRÉCIS D’HUMILIATION
avril 2009

Toujours, l’État s’innocente au nom du Bien public de la violence  
qu’il exerce. Et naturellement, il représente cette violence comme la  
garantie même de ce Bien, alors qu’elle n’est rien d’autre que la  
garantie de son pouvoir. Cette réalité demeure masquée d’ordinaire par  
l’obligation d’assurer la protection des personnes et des propriétés,  
c’est-à-dire leur sécurité. Tant que cette apparence est respectée,  
tout paraît à chacun normal et conforme à l’ordre social. La situation  
ne montre sa vraie nature qu’à partir d’un excès de protection qui  
révèle un excès de présence policière. Dès lors, chacun commence à  
percevoir une violence latente, qui ne simule d’être un service public  
que pour asservir ses usagers. Quand les choses en sont là, l’État  
doit bien sûr inventer de nouveaux dangers pour justifier le  
renforcement exagéré de sa police : le danger le plus apte aujourd’hui  
à servir d’excuse est le terrorisme.

Le prétexte du terrorisme a été beaucoup utilisé depuis un siècle, et  
d’abord par les troupes d’occupation. La fin d’une guerre met fin aux  
occupations de territoires qu’elle a provoquées sauf si une  
colonisation lui succède. Quand les colonisés se révoltent, les  
occupants les combattent au nom de la lutte contre le terrorisme. Tout  
résistant est donc qualifié de « terroriste » aussi illégitime que  
soit l’occupation. En cas de « libération », le terroriste jusque-là  
traité de « criminel » devient un « héros » ou bien un « martyr » s’il  
a été tué ou exécuté.

Les héros et les martyrs se sont multipliés depuis que les guerres ont  
troqué la volonté de domination contre celle d’éradiquer le «  
terrorisme ». Cette dernière volonté est devenue universelle depuis  
les attentats du 11 septembre 2001 contre les tours du World Trade  
Center : elle a même été sacralisée sous l’appellation de guerre du  
Bien contre le Mal. Tous les oppresseurs de la planète ont sauté sur  
l’occasion de considérer leurs opposants comme des suppôts du Mal, et  
il s’en est suivi des guerres salutaires, des tortures honorables, des  
prisons secrètes et des massacres démocratiques. Dans le même temps,  
la propagande médiatique a normalisé les actes arbitraires et les  
assassinats de résistants pourvu qu’ils soient « ciblés ».

Tandis que le Bien luttait ainsi contre le Mal, il a repris à ce  
dernier des méthodes qui le rendent pire que le mal. Conséquence : la  
plupart des États
— en vue de ce Bien là — ont entouré leur pouvoir de précautions si  
outrées qu’elles sont une menace pour les citoyens et pour leurs  
droits. Il est par exemple outré que le Président d’une République,  
qui passe encore pour démocratique, s’entoure de milliers de policiers  
quand il se produit en public. Et il est également outré que ces  
policiers, quand ils encombrent les rues, les gares et les lieux  
publics, traitent leurs concitoyens avec une arrogance et souvent une  
brutalité qui prouvent à quel point ils sont loin d’être au service de  
la sécurité.

Nous sommes dans la zone trouble où le rôle des institutions et de  
leur personnel devient douteux. Une menace est dans l’air, dont la  
violence potentielle est figurée par le comportement des forces de  
l’ordre, mais elle nous atteint pour le moment sous d’autres formes,  
qui semblent ne pas dépendre directement du pouvoir. Sans doute ce  
pouvoir n’est-il pas à l’origine de la crise économique qui violente  
une bonne partie de la population, mais sa manière de la gérer est si  
évidemment au bénéfice exclusif de ses responsables que ce  
comportement fait bien davantage violence qu’une franche répression.  
L’injustice est tout à coup flagrante entre le sort fait aux grands  
patrons et le désastre social généré par la gestion due à cette caste  
de privilégiés, un simple clan et pas même une élite.

La violence policière courante s’exerce sur la voie publique ; la  
violence économique brutalise la vie privée. Tant qu’on ne reçoit pas  
des coups de matraque, on peut croire qu’ils sont réservés à qui les  
mérite, alors que licenciements massifs et chômage sont ressentis  
comme immérités. D’autant plus immérités que l’information annonce en  
parallèle des bénéfices exorbitants pour certaines entreprises et des  
gratifications démesurées pour leurs dirigeants et leurs actionnaires.  
Au fond, l’exercice du pouvoir étant d’abord affaire de « com  
» (communication) et de séduction médiatique, l’État et ses  
institutions n’ont, en temps ordinaire, qu’une existence virtuelle  
pour la majorité des citoyens, et l’information n’a pas davantage de  
consistance tant qu’elle ne se transforme pas en réalité douloureuse.  
Alors, quand la situation devient franchement difficile, la douleur  
subie est décuplée par la comparaison entre le sort des privilégiés et  
la pauvreté générale de telle sorte que, au lieu de faire rêver, les  
images « people » suscitent la rage. Le spectacle ne met plus en scène  
qu’une différence insupportable et l’image, au lieu de fasciner, se  
retourne contre elle-même en exhibant ce qu’elle masquait.  
Brusquement, les cerveaux ne sont plus du tout disponibles !

Cette prise de conscience n’apporte pas pour autant la clarté car le  
pouvoir dispose des moyens de semer la confusion. Qu’est-ce qui, dans  
la « Crise », relève du système et qu’est-ce qui relève de l’erreur de  
gestion ? Son désastre est imputé à la spéculation, mais qui a spéculé  
sinon principalement les banques en accumulant des titres aux  
dividendes mirifiques soudain devenus « pourris ». Cette pourriture  
aurait dû ne mortifier que ses acquéreurs puisqu’elle se situait hors  
de l’économie réelle mais les banques ayant failli, c’est tout le  
système monétaire qui s’effondre et avec lui l’économie.

Le pouvoir se précipite donc au secours des banques afin de sauver  
l’économie et, dit-il, de préserver les emplois et la subsistance des  
citoyens. Pourtant, il y a peu de semaines, la ministre de l’économie  
assurait que la Crise épargnerait le pays, puis, brusquement, il a  
fallu de toute urgence donner quelques centaines de milliards à nos  
banques jusque-là sensées plus prudentes qu’ailleurs. Et cela fait, la  
Crise a commencé à balayer entreprises et emplois comme si le remède  
précipitait le mal.

La violence ordinaire que subissait le monde du travail avec la  
réduction des acquis sociaux s’est trouvée décuplée en quelques  
semaines par la multiplication des fermetures d’entreprises et des  
licenciements. En résumé, l’État aurait sauvé les banques pour écarter  
l’approche d’un krach et cette intervention aurait bien eu des effets  
bénéfiques puisque les banques affichent des bilans positifs,  
cependant que les industries ferment et licencient en masse. Qu’en  
conclure sinon soit à un échec du pouvoir, soit à un mensonge de ce  
même pouvoir  puisque le sauvetage des banques s’est soldé par un  
désastre?

Faute d’une opposition politique crédible, ce sont les syndicats qui  
réagissent et qui, pour une fois, s’unissent pour déclencher grèves et  
manifestations. Le 29 janvier, plus de deux millions de gens défilent  
dans une centaine de villes. Le Président fixe un rendez-vous aux  
syndicats trois semaines plus tard et ceux-ci, en dépit du succès de  
leur action, acceptent ce délai et ne programment une nouvelle journée  
d’action que pour le 19 mars. Résultat de la négociation : le « social  
» recevra moins du centième de ce qu’ont reçu les banques. Résultat de  
la journée du 19 mars : trois millions de manifestants dans un plus  
grand nombre de villes et refus de la part du pouvoir de nouvelles  
négociations.

La crudité des rapports de force est dans la différence entre le don  
fait aux banques et l’obole accordée au social. La minorité  
gouvernementale compte sur l’impuissance de la majorité populaire et  
la servilité de ses représentants pour que l’Ordre perdure tel qu’en  
lui-même à son service. On parle ici et là de situation «  
prérévolutionnaire », mais cela n’empêche ni les provocations  
patronales ni les vulgarités vaniteuses du Président. Aux déploiements  
policiers s’ajoutent des humiliations qui ont le double effet  
d’exciter la colère et de la décourager. Une colère qui n’agit pas  
épuise très vite l’énergie qu’elle a suscitée.

La majorité populaire, qui fut séduite et dupée par le Président et  
son clan, a cessé d’être leur dupe mais sans aller au-delà d’une  
frustration douloureuse. Il ne suffit pas d’être la victime d’un  
système pour avoir la volonté de s’organiser afin de le renverser. Les  
jacqueries sont bien plus nombreuses dans l’histoire que les  
révolutions : tout porte à croire que le pouvoir les souhaite afin de  
les réprimer de façon exemplaire. Entre une force sûre d’elle-même et  
une masse inorganisée n’ayant pour elle que sa rage devant les  
injustices qu’elle subit, une violence va croissant qui n’a que de  
faux exutoires comme les séquestrations de patrons ou les sabotages.  
Ces actes, spontanés et sans lendemain, sont des actes désespérés.

Il existe désormais un désespoir programmé, qui est la forme nouvelle  
d’une violence oppressive ayant pour but de briser la volonté de  
résistance. Et de le faire en poussant les victimes à bout afin de  
leur démontrer que leur révolte ne peut rien, ce qui transforme  
l’impuissance en humiliation. Cette violence est systématiquement  
pratiquée par l’un des pays les plus représentatifs de la politique du  
bloc capitaliste : elle consiste à réduire la population d’un  
territoire au désespoir et à la maintenir interminablement dans cet  
état. Des incursions guerrières, des bombardements, des assassinats  
corsent régulièrement l’effet de l’encerclement et de l’embargo. Le  
propos est d’épuiser les victimes pour qu’elles fuient enfin le pays  
ou bien se laissent domestiquer.

L’expérimentation du désespoir est poussée là vers son paroxysme parce  
qu’elle est le substitut d’un désir de meurtre collectif qui n’ose pas  
se réaliser. Mais n’y a-t-il pas un désir semblable, qui bien sûr ne  
s’avouera jamais, dans la destruction mortifère des services publics,  
la mise à la rue de gens par milliers, la chasse aux émigrés ? Cette  
suggestion n’est exagérée que dans la mesure où les promoteurs de ces  
méfaits se gardent d’en publier clairement les conséquences. Toutefois  
à force de délocalisations, de pertes d’emplois, de suppressions de  
lits dans les hôpitaux, de remplacement du service par la rentabilité,  
d’éloges du travail quand il devient introuvable, une situation  
générale est créée qui, peu à peu, met une part toujours plus grande  
de la population sous le seuil du supportable et l’obligation de le  
supporter.

Naturellement, le pouvoir accuse la Crise pour s’innocenter, mais la  
Crise ne fait qu’accélérer ce que le Clan appelait des réformes. Et il  
ose même assurer que la poursuite des réformes pourrait avoir raison  
de la Crise… Les victimes de cette surenchère libérale sont évidemment  
aussi exaspérées qu’impuissantes, donc mûres pour le désespoir car la  
force de leur colère va s’épuiser entre un pouvoir qui les défie du  
haut de sa police, une gauche inexistante et des syndicats prenant  
soin de ne pas utiliser l’arme pourtant imbattable de la grève générale.

Pousser à la révolte et rendre cette révolte impossible afin de mater  
définitivement les classes qui doivent subir l’exploitation n’est que  
la partie la plus violente d’un plan déjà mis en œuvre depuis  
longtemps. Sans doute cette accélération opportune a-t-elle été  
provoquée par la Crise et ses conséquences économiques, lesquelles ont  
mis de la crudité dans les intérêts antipopulaires de la domination,  
mais la volonté d’établir une passivité générale au moyen des médias  
avait déjà poussé très loin son plan. Cette passivité s’est trouvée  
brusquement troublée par des atteintes insupportables à la vie  
courante si bien — comme dit plus haut — que les cerveaux ont cessé  
d’être massivement disponibles. Il fallait dès lors décourager la  
résistance pour que son mouvement rendu en lui-même impuissant  
devienne le lieu d’une humiliation exemplaire ne laissant pas d’autre  
alternative que la soumission. Ainsi le pouvoir économique, qui  
détient la réalité du pouvoir, dévoile sa nature totalitaire et son  
mépris à l’égard d’une majorité qu’il s’agit de maintenir dans la  
servilité en attendant qu’il soit un jour nécessaire de l’exterminer.


Bernard Noël

 

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