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17/01/2015

Sans étiquetage ni traçabilité, les nanotechnologies envahissent notre quotidien

 

Source : http://multinationales.org/Sans-etiquetage-ni-tracabilite...

7 janvier 2015

Invisibles à l’œil nu, les nanomatériaux envahissent notre quotidien, depuis nos vêtements jusqu’à nos assiettes, sous l’impulsion des industriels, quasiment sans aucune obligation d’étiquetage ni traçabilité. Malgré de nombreuses études attestant de la toxicité de certaines de ces particules, les gouvernements refusent d’appliquer le principe de précaution et investissent des milliards d’euros pour soutenir le développement des nanotechnologies. Entretien avec le journaliste Roger Lenglet.

Les nanomatériaux sont entrés en catimini dans nos vies, dans les objets de consommation courante. Pourquoi dites-vous qu’il s’agit d’une « bombe sanitaire » ?

Roger Lenglet [1] : Ces particules de dimension nanométrique posent des problèmes toxicologiques. Leur taille minuscule permet à une grande partie d’entre elles de traverser l’organisme, de se loger dans les cellules et de pénétrer dans les noyaux cellulaires contenant l’ADN. Elles peuvent avoir des effets mutagènes, cytotoxiques, cancérigènes… Certaines sont même neurotoxiques : elles traversent la barrière encéphalique qui protège le cerveau et s’attaquent aux neurones, contribuant au développement de pathologies neurologiques comme la maladie d’Alzheimer ou de Parkinson. Les nanotubes de carbone, qui comptent parmi les plus utilisées (dans les textiles, le BTP), entraînent chez les animaux, en laboratoire, le même type de pathologies que l’amiante – des cancers broncho-pulmonaires et des cancers de la plèvre. La réaction des nanos au contact de notre organisme est beaucoup plus grande que les particules classiques. Notre organisme n’est pas fait pour résister à ces nouvelles particules aux propriétés stupéfiantes. Pour couronner le tout, leur toxicité change avec le temps, selon les milieux qu’elles traversent, ce qui ne permet même pas de se rassurer sur les types de nanos qui pourraient actuellement être jugés acceptables.

De quelles manières ces particules envahissent-elles le quotidien ?

Tous les secteurs industriels en utilisent aujourd’hui : agroalimentaire, cosmétiques, textiles, produits d’entretien, médicaments, pesticides, métallurgie, plasturgie, informatique, construction... En 2013, la France a été le premier pays à mettre en place une obligation de déclaration de production et d’importation de nanos. Mais cette déclaration exclut un certain nombre de nanos parmi les plus diffusées. Et beaucoup d’industriels se disent incapables d’identifier si leurs matières premières contiennent ou non des nanos.

Cette opacité et l’absence d’étiquetage des produits conduit à une absence de traçabilité redoutable. L’exposition de la population aux nanos est très supérieure à celle de l’amiante [2], et il est encore plus difficile de les identifier. Depuis 2008, en France, des centaines de milliers de tonnes de chaque grand type de nanos sont mises sur le marché annuellement. Et cela n’a fait qu’empirer. Avec une traçabilité proche de zéro !

Est-il possible de repérer les aliments qui contiennent des nanos dans les magasins ?

Non, pas de façon certaine, car dans les grandes surfaces, de nombreux produits contiennent des nanos sans qu’on puisse les distinguer. Mais il est possible de réduire le risque d’en manger. Par exemple en privilégiant les circuits courts, les produits bio. Car les nanos concernent avant tout les produits industrialisés : les industriels cherchent à donner à leurs aliments des saveurs et des textures nouvelles, des blancheurs plus accentuées, des effets plus colorés... Les nanotechnologies permettent d’accroître toutes sortes de propriétés, comme la fluidité des yaourts ou les anti-agglomérants dans les poudres de chocolat, de sucre ou de lait, dans les sels de table… Il faut se méfier des conservateurs alimentaires qui contiennent souvent des nanos, ainsi que des emballages. Quand vous achetez par exemple un steak ou un poulet en grande surface, il y a souvent une lingette blanche un peu cotonneuse entre la barquette et la viande. Celle-ci est imbibée de nano-argent pour éviter à la viande de devenir grisâtre et pour lui conserver une apparence de fraîcheur.

Plus on s’éloigne des produits industriels, moins on a de nanos. Mais quelques produits contenant des nanos sont déjà inclus depuis longtemps dans les circuits bio. C’est le cas notamment d’un « médicament », l’argent colloïdal, qui n’est rien d’autre que du nano-argent, généralement vendu en solution liquide. Comme c’est un bactéricide puissant, les gens sont épatés par ses effets cicatrisants quand ils en mettent sur une plaie. Certains pensent se faire du bien en buvant ces solutions. Mais la flore bactérienne est nécessaire pour notre santé, il ne faut surtout pas la détruire ! Les consommateurs doivent être plus vigilants.

Vous montrez aussi dans votre ouvrage le poids des lobbies industriels qui veulent limiter le plus possible la définition des nanoparticules...

Plus la définition sera restrictive ou tronquée, plus l’encadrement réglementaire et législatif sera limité. Et plus de nanos échapperont à tout contrôle. Au niveau européen, selon les secteurs et les rapports de force, la définition n’est pas la même. Aujourd’hui, de façon générale, ces lobbies ont réussi à obtenir que les nanos soient définies comme « toute particule de 1 à 100 nanomètres produite intentionnellement » [3]. C’est scandaleux, car la dimension nano va de 1 à 999 nanomètres. Les lobbies dans les commissions ont donc réussi à exclure 90 % des nanos, alors que certaines particules très toxiques mesurent plus de 100 nanomètres !

Mais personne ne vient contester cette définition, sauf quelques associations. Des commissions ont par ailleurs décidé de ne considérer que les nanomatériaux contenant au moins 50% de nanoparticules. Autrement dit, les produits doivent être au moins composés pour moitié de nanos pour entrer dans le champ réglementaire. Comme s’il n’y avait pas de problème en dessous de ce seuil ! Cela est totalement absurde d’un point de vue toxicologique. Les lobbies manipulent complètement le débat pour exclure du contrôle un maximum de nanos.

Où en est-on dans la bataille de l’étiquetage ?

Sur les cosmétiques, l’obligation d’étiquetage est officielle depuis 2013. Dans les faits, il suffit d’aller dans les magasins pour constater que ce n’est pas du tout respecté. Dans l’alimentation, il devrait y avoir un étiquetage depuis des années. La promesse avait été faite de le rendre obligatoire en décembre 2014. J’ai bien peur que le lobby agroalimentaire parvienne encore à repousser l’échéance. Toute la question est de savoir ce qu’il y aura sur cet étiquetage. Les politiques, français et européens, avancent que les protagonistes ne sont pas tombés d’accord et qu’ils ne peuvent donc pas légiférer. Les industriels continuent de gagner du temps. Le lobby agro-alimentaire demande même que les nanos mises sur le marché depuis plus de dix ans ne soient pas inclues dans l’étiquetage obligatoire, au prétexte de « ne pas inquiéter inutilement les personnes qui en ont consommés »...

L’enjeu sur l’étiquetage est d’exiger que soit également indiquée la toxicité des nanos. Que le consommateur sache si le produit risque de réduire la fertilité, d’entraîner des cancers, des mutations génétiques... Comme sur les paquets de tabac et les pesticides. Sans cette indication-là, les gens s’en fichent. Le danger doit être annoncé.

Comment réagissez-vous à l’annonce de la ministre de l’Écologie, Ségolène Royal, de demander à l’Union européenne le 17 décembre une stratégie d’étiquetage des produits de consommation courante contenant des nanomatériaux ?

Le gouvernement français, depuis l’arrivée massive des nanos sur le marché, se positionne avant tout en soutien des nanos. Les budgets publics accordés en témoignent : plus d’un milliard d’euros par an de soutien aux producteurs, rien qu’en France... Alors même que la recherche sur la toxicité des nanos représente à peine 1 à 2 % du budget, et que les connaissances toxicologiques acquises ne sont même pas prises en compte !

Malgré la multiplication des rapports alarmants sur les dangers des nanos, rien ne se passe en matière de prévention, et les gouvernements continuent de subventionner massivement les nanos. Comment expliquez-vous ce décalage ?

Chaque gouvernement prend prétexte de la crainte d’être dépassé par les pays concurrents. Le même argument que sur le nucléaire à une époque, ou sur les pesticides dont on voulait nous persuader qu’ils rendaient notre agriculture plus performante ! Tous les pays sont aujourd’hui lancés dans la course aux nanotechnologies, présentées comme un progrès scientifique incontournable. L’enjeu financier est dément. L’important retour sur investissement des nanos sur les marchés est doublé d’un effet d’aubaine lié aux généreuses subventions publiques. Tout cela en pleine période de restriction budgétaire...

In fine ce sont les plus grandes multinationales qui bénéficient de cet argent public, par le jeu de leurs filiales et des laboratoires de recherche avec lesquelles elles travaillent. McDonalds, Danone, Kellog’s, Nestlé, Mars, pour ne citer que les groupes les plus connus, profitent de cette course folle dans laquelle les États et les collectivités locales sont devenus eux-mêmes investisseurs. Les lobbies industriels obtiennent ce qu’ils veulent en faisant croire que ce sont les nanotechnologies qui vont assurer notre compétitivité internationale et les emplois de demain.

Les décideurs politiques décident très vite avec très peu de recul sur les dossiers. Leur ignorance en santé publique leur fait négliger toute prévention. Lorsque vous leur parlez d’épidémiologie ou de toxicologie, ils sont largués. Le principe de précaution, mis à part chez certains élus écologistes, n’est absolument pas intégré dans leur culture. Ils sont sous l’effet permanent de lobbyistes et de think tanks qui leur font croire que si l’on applique le principe de précaution, l’économie française sera paralysée... Les décideurs politiques croient que les craintes sanitaires relèvent du domaine de l’irrationnel et des émotions populaires. Le niveau de culture en santé publique de la plupart d’entre eux est nul et ils ne voient donc dans la prévention qu’une source de dépenses inutiles.

La course aux nanos recèle un aspect moins connu : les enjeux militaires... Avec quelles visées ?

Je le décris précisément dans mon ouvrage : tous les pays riches – États-Unis, Japon, Chine, Europe, y compris la France… – sont impliqués dans la course aux nano-armements. Outre l’exemple de la nano-libellule, dont l’armée française veut équiper les fantassins pour pister les ennemis, les nanotechnologies permettent de perfectionner les armes, d’accroitre leur légèreté, leur robustesse, leur puissance de destruction, etc. L’armée renforce aussi les alliages des avions, des tanks, les vêtements des soldats.

Les armes chimiques désormais interdites par un traité international sont en passe d’être remplacées par les diffuseurs de nanotoxiques. C’est de la chimie sauf qu’ils ont changé le mot... C’est d’une hypocrisie totale ! D’autant que ces armes, tels que les brouillards nano-chimiques, sont infiniment plus redoutables que les armes chimiques « conventionnelles ». Elles sont déjà expérimentées en laboratoire mais il est très difficile de savoir si l’on en est au stade de la production massive. L’opacité est complète sur les stocks. Les spécialistes militaires que j’ai interrogés sont eux-mêmes très inquiets, notamment sur les usages que des terroristes pourront en faire. Les nanos mettent à la portée de n’importe quel groupe des armes redoutables avec des possibilités de contamination inouïes. Le contenu d’une cuillère à café peut suffire à empoisonner des millions de gens d’un coup.

Que retirez-vous de cette enquête ?

Au début, de la sidération. Puis la certitude que nous devons tous agir pour stopper cette folie. Nous allons laisser à nos enfants ce que l’on peut imaginer de pire. Je n’ai jamais vu un tel abandon devant des produits aussi documentés sur le plan toxicologique. Ce que l’on connaissait dans les années 90 en toxicologie des nanoparticules non produites intentionnellement – les nanoparticules de diesel ou des fumées industrielles par exemple – aurait dû entrainer l’interdiction de la mise sur le marché de nanos non testées. On ne l’a pas fait. Les producteurs affirment que si la substance classique équivalente (non nano) est autorisée, il n’y a pas de raison de refaire des tests. Or, la dimension nano change tout. Nous sommes revenus à la préhistoire de la prévention. Jamais on aurait pu imaginer un tel retour en arrière.

La politique d’évaluation est paralysée face aux nouvelles particules qui continuent d’arriver chaque semaine sur le marché. On voit à quel point les lobbyistes industriels sont capables de neutraliser l’action politique. Ils continuent à dire qu’il n’y a aucune certitude que ce qui se passe en laboratoire se passera dans la réalité. Or, la réalité est plus redoutable : il y a une accumulation d’expositions, de synergies entre les produits, d’effets des petites doses à moyen et long terme. Les gouvernements n’ont tiré aucune leçon des scandales sanitaires précédents, ils n’ont fait qu’apprendre à mieux fuir leur responsabilité au nom de la mondialisation et de la performance.

Comment agir pour que la santé publique ne soit plus une variable d’ajustement ?

Ce qui a été possible pour d’autres substances l’est aussi pour les nanos. Il serait stupide de partir perdant. Parmi les armes à notre disposition, il y a le choix de ce que nous consommons. Si une petite partie seulement des consommateurs refuse des produits contenant des nanos, vous verrez tous les industriels reculer. Il suffit de 5 à 10 % de consommateurs qui évitent des produits pour réduire assez la marge sur laquelle les grands groupes réalisent leurs profits. Au point de rendre les nanos moins rentables que d’autres investissements. Le pouvoir du consommateur est énorme.

Et puisqu’il s’agit d’une compétition internationale, il faut une convention internationale. Nous l’avons obtenue sur le mercure en 2013 grâce à la mobilisation des ONG : environ 150 pays ont signé la convention de Minamata interdisant tous les usages du mercure d’ici 2020. Ce rapport de force sur une substance aussi utilisée était inimaginable il y a quelques années. On peut obtenir une convention sur les nanos et interdire les plus dangereuses. Il faut agir vite. Comme l’a dit récemment le directeur de l’Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail (Afsset), « dans dix ans il sera trop tard ». Réveillons-nous ! Plus je prends conscience de l’énormité du problème, plus je vois la nécessité de refuser ces nanos en bloc. C’est ce que préconise d’ailleurs l’association Pièces et Main d’œuvre, qui rappelle que les nanos sont un marché imposé par des géants économiques au mépris de la démocratie et du vivant.

Propos recueillis par Sophie Chapelle

 

À lire :
- Roger Lenglet, Nanotoxiques, Éditions Actes Sud, 2014. Pour le commander dans la librairie la plus proche de chez vous, rendez-vous sur lalibrairie.com

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Photo de une : laboratoire stérile du Centre pour les nanotechnologies à Londres / CC UCL Mathematical and Physical Sciences. Photo de spirales de nanofibres de dioxyde de titane : CC / Kunal Mukherjee

[1Roger Lenglet, philosophe et journaliste d’investigation, est l’auteur de nombreux livres d’enquête sur la santé, l’environnement, la corruption et le lobbying. Il est notamment auteur avec Marie Grosman de Menaces sur nos neurones. Alzheimer, Parkinson... et ceux qui en profitent (lire l’entretien réalisé par Basta !). Il est membre de la Société française d’histoire de la médecine.

[2L’amiante était surtout placée dans des matériaux de construction et de protection anti-incendie, certains textiles, des joints de fours, les freins des véhicules et des systèmes de chauffage.

[3La production intentionnelle relève de l’ingénierie industrielle.

 

 

 

Envahis par le gaz : les paysans du Nigeria face à Total (Prix Pinocchio 2014)

Nigéria...on pense aussitôt Boko Haram mais le Nigéria c'est aussi ça :

 

Source : http://multinationales.org/Envahis-par-le-gaz-les-paysans...

4 novembre 2014par Olivier Petitjean

Depuis les années 1960, le Nigeria est l’un des principaux terrains d’action des multinationales pétrolières occidentales. Leurs activités y ont entraîné un désastre environnemental de grande ampleur, qui laisse les communautés locales de plus en plus dépourvues de moyens de subsistance, ainsi qu’une explosion de violences. Les opérations de Total dans le territoire du peuple Egi ne semblent pas déroger à la règle. Si le géant français vante ses relations « cordiales » avec les populations environnantes, les témoignages recueillis sur le terrain racontent une tout autre histoire.

Tout a commencé par une « explosion souterraine, accompagnée d’un incendie sous la terre ». Ils ont été suivis d’« éruptions de gaz très explosives ». « Le premier jour de ces fuites, les gens fuyaient pour s’abriter, car le gaz sortait de terre mélangé à la boue, en faisant d’énormes trous. » « J’ai des images vidéo, et lorsque vous verrez la manière dont le gaz rugit et bouillonne, vous comprendrez notre inquiétude. » « L’éruption était si forte que la pression a transporté la boue jusqu’à la hauteur d’un très grand palmier. »« Il y avait des expatriés [de Total] sur place et nous leur avons posé des questions. Ils nous ont dit qu’il n’y avait pas de solution au problème et qu’il fallait leur laisser quelques mois pour en trouver une. » « Nous ne pouvons plus dormir à cause du vacarme causé par les gaz en furie. En plus du bruit, nous inhalons ce gaz et nous constatons des effets étranges sur notre santé. » « Même dans mon champ de manioc, les feuilles sont toutes devenues anormales. Celles que nous avons réussi à récolter ne sont pas assez bonnes, et nous avons peur de les consommer. » « Un homme d’Obite a commencé à creuser des fondations pour construire sa maison, et du gaz a commencé à jaillir. La compagnie pétrolière lui a interdit de poursuivre la construction. » « Même l’eau de notre puits, on nous a dit de ne plus la boire, parce que le gaz est partout. Et c’est la même chose avec la source d’eau qui approvisionne toute la communauté. Je me demande comment nous allons tenir si nous ne pouvons même pas boire d’eau. » « Comme vous pouvez le voir, il y a des panneaux de mise en garde dans toute la zone. Total vient de les installer pour avertir les gens des risques liés aux fuites de gaz. Imaginez-vous, on ne peut même plus utiliser un téléphone portable par crainte de provoquer un incendie ! »

Ces témoignages, recueillis quelques mois après les faits par l’ONG Environmental Rights Action (ERA), membre nigérian du réseau mondial des Amis de la terre, offrent une image saisissante de ce que signifie vivre au quotidien dans une zone d’exploitation intensive d’hydrocarbures, comme l’est le territoire du peuple Egi, dans le delta du Niger [1]. Particulièrement lorsque tout ne se passe pas comme prévu, comme ce fut le cas en ce début d’année 2012 pour Total. Les enquêteurs d’ERA ont confirmé la présence sur place de « panneaux de sécurité avertissant les gens de ne pas allumer leurs téléphones, de ne pas venir avec des flammes nues, et de ne pas conduire de motos » et celle du « bruit montant et descendant des éruptions de gaz, semblable à celui que font les vagues de l’océan, et très effrayant ». Sans oublier l’« importante présence policière ».

Le géant pétrolier et gazier français s’apprêtait alors à fêter ses cinquante années de présence dans la région. « Lorsque les éruptions de gaz sont survenues, les gens de Total qui préparaient les célébrations ont sérieusement paniqué. » Accidents, pollutions et violences sont une réalité quotidienne pour le peuple Egi depuis 1962. Les incidents de 2012 suggèrent que, malgré les timides tentatives de Total pour mettre un peu d’ordre dans ses relations avec les communautés environnantes, ce passé mouvementé est encore loin d’être révolu. Deux ans plus tard, les panneaux installés par l’entreprise pour mettre en garde les riverains contre les dangers du gaz dans l’air sont encore en place. Et l’entreprise se trouve aujourd’hui nominée, sur proposition d’ERA, de Sherpa et des Amis de la terre France, au prix Pinocchio décerné à « l’entreprise ayant mené la politique la plus agressive en terme d’appropriation, de surexploitation ou de destruction des ressources naturelles ».

Des communautés sans recours face aux multinationales

Le sort du peuple Egi reflète celui de nombreuses autres communautés de la région du delta du Niger. Les grandes multinationales pétrolières occidentales – Shell, BP, ExxonMobil, Chevron, ENI, Total… – se sont installées depuis les années 1960 dans cette vaste zone humide riche en hydrocarbures [2]. Alors qu’il ne représente que 7% du territoire du Nigeria, le delta du Niger abrite plus de trente millions de personnes, réparties en une mosaïque d’ethnies. Des communautés condamnées à une coexistence forcée avec l’industrie pétrolière et gazière. 10 000 kilomètres de pipelines – souvent anciens et mal entretenus – sillonnent la région. De nombreux rapports d’ONG ou d’organisations internationales comme le Programme des Nations unies pour l’environnement ont révélé l’ampleur de la pollution pétrolière qui sévit dans le delta du Niger, et le peu d’empressement des multinationales pour nettoyer les dégâts occasionnés directement ou indirectement par leurs activités [3].

La sévère pollution de l’air et de l’eau qui en résulte affecte directement les moyens de subsistance des populations locales, qui dépendent de la pêche ou de l’agriculture pour leur survie. Les bénéfices économiques du pétrole et du gaz n’existent pas pour ces communautés, qui vivent pour la plupart en dessous du seuil de pauvreté. Pire encore, le delta du Niger subit une violence endémique, attisée par les conflits liés à l’accès à la terre – de plus en plus rare - et par l’appât des revenus pétroliers. Conséquence : l’espérance de vie dans la région ne dépasse pas 43 ans !

Non-droit

Littéralement envahies par les opérations pétrolières et gazières et le cortège de maux qui leur sont associés, les communautés du delta ne peuvent pas compter sur la protection des autorités publiques nigérianes. Celles-ci semblent souvent davantage intéressées par les avantages économiques légaux ou illégaux qu’elles retirent de la présence des multinationales et de leurs filiales. Le Nigeria est classé 144e sur 177 dans l’indice de perception de la corruption établi par l’ONG Transparency international. Les décisions de justice favorables, lorsqu’elles existent, ne sont pas toujours suivies d’effet. Les communautés ont donc été contraintes de recourir au droit international, en saisissant la justice des pays d’origine des multinationales concernées. Des procédures judiciaires très médiatisées ont ainsi été lancées, avec des fortunes diverses, contre le groupe anglo-néerlandais Shell aux États-Unis, en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas [4].

Le torchage du gaz constitue une bonne illustration de l’atmosphère de non-droit qui règne autour des activités pétrolières et gazières au Nigeria. La pratique consiste à brûler, pour des raisons purement économiques, le gaz s’échappant dans l’atmosphère lors des forages pétroliers, avec pour conséquence d’augmenter encore les émissions de gaz à effet de serre de ces opérations. La pollution de l’air qui en résulte entraîne des pluies acides, qui aggravent encore les difficultés d’approvisionnement en eau potable saine. « En ce moment, nous ne consommons plus d’eau de pluie dans notre communauté en raison de la pollution causée par le torchage de gaz. Nos toits en tôle ondulée n’y résistent plus non plus. » Si les multinationales ne raisonnaient pas uniquement en termes de maximisation de leurs profits, ce gaz pourrait pourtant être mis à disposition des populations environnantes, qui souffrent de difficultés d’accès à l’énergie.

Pour toutes ces raisons, la pratique du torchage est légalement interdite au Nigeria depuis 1984, mais les multinationales pétrolières et gazières continuent à y recourir, en profitant des atermoiements du gouvernement. Dans sa réponse aux Amis de la terre suite à sa nomination au prix Pinocchio [5], Total avance que « pour être plus précis, depuis 1984, le torchage est soumis à une autorisation ». Argument réfuté par les Amis de la terre et Sherpa [6], qui rappellent que la Haute cour fédérale du Nigeria a confirmé l’interdiction du torchage en 2005, et demandent à Total de publier ces « autorisations » dont le groupe se prévaut. Le groupe ajoute être engagé dans une démarche de réduction progressive du torchage « hors démarrage » dans ses opérations et être « très actif » dans un groupe mis en place par la Banque mondiale sur le sujet. Il ne précise pas à quelle date il envisage de respecter la loi nigériane.

Accaparement

Autre enjeu, celui des terres et des ressources naturelles dont ces communautés dépendent pour leur subsistance. Celles qui ne sont pas rendues inutilisables par la pollution quotidienne et les accidents sont peu à peu grignotées pour les besoins des multinationales. Le gouvernement nigérian a mis en place une législation facilitant l’expropriation des paysans au bénéfice des opérateurs pétroliers, avec des obligations de compensation très limitées. Dans le territoire du peuple Egi, Total a engagé en 2006 un processus d’acquisition de nouvelles terres pour étendre son usine locale, contre le gré de leurs propriétaires, provoquant un mouvement de protestation qui a dégénéré en violences [7]. Dans d’autres cas, Total est accusée d’avoir délibérément ignoré les propriétaires traditionnels, s’accaparant leurs terres comme s’ils n’existaient pas ou comme si elles appartenaient à d’autres. Certains auraient même littéralement « inventé » une tradition de propriété collective de la terre dans la région - alors qu’elle semble avoir toujours été possédée individuellement - pour détourner l’argent des compensations. Et les éruptions de gaz de 2012 sont attribuées par beaucoup de riverains à l’usage mal contrôlé par Total d’une technique de forage horizontal, mise en œuvre pour opérer « sous » de nouveaux terrains sans avoir à compenser leurs propriétaires.

De nombreux Egi et les associations qui les soutiennent n’hésitent donc pas à parler d’accaparement des terres. Total indique dans sa réponse aux Amis de la terre avoir mis en place une « équipe de 5 personnes, dont l’une des missions est précisément de visiter les communautés et de négocier les accords lorsqu’il y a acquisition de terrains, qui font l’objet de contrats agréés par les parties ». Mais, pour les associations, cela ne signifie pas grand chose dans le cadre d’un rapport de forces totalement déséquilibré, et que les paysans n’ont souvent pas d’autre choix que de partir. Qui est là pour s’assurer que la compensation est équitable et transparente ? Les témoignages recueillis sur le terrain font état de compensations partielles ou symboliques : « Ils ne nous ont pas donné de compensation proprement dit, il nous ont offert un peu d’argent, en parlant de ‘désagréments’. » « Ils ont seulement payé pour les cultures qui étaient sur les terres, rien de plus. »

Et, plus largement, quelle « compensation » pourrait-on envisager pour la pollution progressive de la terre, de l’eau et de l’air occasionnée par les activités pétrolières et gazières ? Les possibilités d’emploi offertes par Total sont loin de compenser la destruction des moyens de subsistance traditionnels. L’entreprise elle-même parle de 100 emplois directs, auquel il faut ajouter une multitude de petits boulots auxiliaires, pour une population de plusieurs centaines de milliers de personnes. Pour de nombreux Egi, les perspectives d’avenir sur leurs terres ancestrales s’amenuisent de plus en plus : « Nous attendons que Total vienne et nous reloge. Non pas que nous soyons désireux de céder nos terres et nos maisons à l’entreprise. Si nous voulons être relogés, c’est que nous ne voulons pas mourir. »

Diviser pour régner ?

Pour couper court aux critiques, Total ne manque pas une occasion de mettre en avant le « protocole d’accord » et le « plan de développement » qu’elle a initiés après les manifestations violentes de 2006. Avec un interlocuteur que l’entreprise s’est elle-même choisi, l’Egi People Assembly (« Assemblée du peuple Egi »), que Total considère comme représentative puisqu’élue « selon un processus local ». Là encore, les associations sont loin d’être convaincues, citant des dizaines d’exemples et de témoignages de membres de la communauté critiquant l’Egi People Assembly ou lui déniant toute légitimité. « Total ne reconnaît et ne veut avoir affaire qu’avec les groupes avec lesquels ils se sentent à l’aise. » Ces critiques accusent notamment l’Egi People Assembly de regrouper des personnes ayant des relations commerciales avec Total, qui utilisent l’argent du « plan de développement » pour des projets fantoches, de manière autocratique, et qui n’hésitent pas à recourir à l’intimidation pour faire taire les critiques. « Si vous critiquez l’Egi People Assembly, soit ils cherchent à vous corrompre et à faire de vous un espion dans votre propre communauté, soit ils menacent de vous tuer. » Certains témoignages signalent même une augmentation des violences en lien avec la répartition de l’argent déboursé par Total aux représentants de l’Egi People Assembly.

Pour les Amis de la terre, derrière les programmes de responsabilité sociale affichés par Total en pays Egi se cache en réalité une stratégie consistant à « diviser pour régner », prenant le risque d’aggraver les tensions au sein des communautés pour dissimuler les conflits fonciers et les pollutions. Il est des circonstances où des réponses partielles et partiales, qui ne remettent pas en cause les fondements même du système – en l’occurrence l’absence d’état de droit –, ne font qu’aggraver les problèmes. La situation actuelle dans le delta du Niger semble bien être de celles-là.

Olivier Petitjean

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Photo : Rhys Thom CC

[1Les témoignages recueillis en 2012 sont rassemblés ici (en anglais). Les citations de riverains dans la suite de cet article sont issues soit de ce document, soit du rapport de la mission de suivi effectuée par Environmental Rights Action en octobre 2014, qui a été traduite en français par les Amis de la terre. Voir aussi ici une vidéo montrant les éruptions de gaz et donnant la parole aux riverains affectés.

[2Elle représenterait encore aujourd’hui environ 10% de la production globale de Total.

[4Plusieurs militants de la minorité Ogoni, dont le poète Ken Saro-Wiwa, ont été assassinés en 1995, après avoir réussi à chasser Shell de leur territoire, ce qui avait donné lieu à une procédure judiciaire contre l’entreprise aux États-Unis – procédure cassée en 2013 par la Cour suprême américaine (voir ici pour plus de détails sur cette affaire). En quittant l’Ogoniland, Shell avait laissé derrière elle un véritable désastre environnemental, dénoncé par un rapport des Nations Unies de 2011, suite auquel l’entreprise avait promis de procéder à une restauration environnementale de la zone, pour un coût estimé à un milliard de dollars. Selon un rapport publié il y a quelques semaines par les Amis de la terre et Amnesty international, Shell n’a encore rien fait malgré ses promesses. Parallèlement, plusieurs procédures judiciaires ont été initiées aux Pays-Bas et en Angleterre pour mettre en cause la responsabilité juridique de Shell pour des pollutions pétrolières dans le delta du Niger - voir par exemple ici et ici.

[5À lire dans son intégralité ici.

[6Voir leur réponse à la réponse ici.

[7Voir le rapport de mission de 2011 des Amis de la terre ici.

Gaz de schiste : Shell veut fracturer la planète (Prix Pinocchio 2014)

 

Source : http://multinationales.org/Gaz-de-schiste-Shell-veut

14 octobre 2014 par Olivier Petitjean

De l’Argentine à l’Ukraine, de l’Australie à l’Afrique du Sud en passant par les États-Unis, la Chine ou la Tunisie, Shell - première entreprise pétrolière mondiale - est en train d’accumuler les concessions de gaz de schiste, dans des conditions souvent controversées du point de vue social et environnemental. Cet activisme contraste avec le profil bas adopté par Shell dans son propre pays, dont la population est résolument opposée à la fracturation hydraulique. Hypocrisie qui lui vaut cette année une nomination aux Prix Pinocchio, organisés par les Amis de la terre pour dénoncer les doubles discours des multinationales.

Du gaz de schiste, Shell en veut, et en veut beaucoup. La multinationale pétrolière a mis les moyens pour accumuler d’énormes concessions un peu partout dans le monde. Dans un bref rapport intitulé « Shell : méga-fractureur global », l’organisation anglaise Platform énumérait les investissements de Shell dans le secteur des gaz et pétrole de schiste aux quatre coins du monde : en Amérique du Nord bien sûr, mais aussi en Chine, Argentine, Afrique du Sud, Turquie, Égypte, Tunisie, Algérie, Australie, Ukraine et Russie… « Shell procède à des forages par fracturation hydraulique ou se prépare à le faire dans tous les continents, résume Platform. Ses activités de prospection et d’exploration se sont accompagnées d’une vaste campagne de relations publiques pour atténuer les controverses. »

Les controverses, l’entreprise anglo-néerlandaise, premier groupe pétrolier mondial en chiffre d’affaires [1], y est habituée. Elle a été l’une des premières multinationales à faire l’objet de poursuites internationales pour les violations des droits humains et les destructions environnementales occasionnées par ses activités au Nigeria [2]. Shell est également particulièrement active dans le secteur des sables bitumineux canadiens (lire notre article) et, plus récemment, ce sont ses projets de forages offshore dans l’océan Arctique qui ont suscité l’ire des écologistes. Greenpeace vient de mener avec succès une campagne de grande envergure pour forcer l’entreprise de jouet Lego à abandonner un accord de sponsoring avec Shell en place depuis des décennies.

Double standard

Dans ces conditions, Shell n’a peut-être pas grand-chose à perdre à investir à grande échelle dans le gaz de schiste sur tous les continents, malgré le caractère sulfureux de de cette technologie et sa fâcheuse tendance à susciter l’opposition résolue des populations affectées. L’entreprise fait partie de ces majors européennes, comme Total, qui ont le sentiment d’avoir « manqué » le boom du gaz de schiste américain. Elles y ont investi trop tard, au moment où la bulle se dégonflait, et y ont perdu beaucoup d’argent [3]. Elle ne s’en montre que plus empressée à chercher le « prochain eldorado » du gaz de schiste (pour l’instant totalement illusoire) partout où il pourrait se trouver. Quitte à s’arranger avec les gouvernants pour assurer ses positions, et à repousser à plus tard la prise en compte des risques environnementaux.

Cet activisme tous azimuts à l’étranger contraste avec le profil bas adopté par Shell dans sa patrie d’origine, les Pays-Bas. Une forte mobilisation populaire a permis d’y obtenir un moratoire de fait sur la fracturation hydraulique. Avant de prendre une décision sur un développement éventuel des gaz de schiste dans le pays, le gouvernement néerlandais attend les conclusions d’une grande étude scientifique officielle mandatée sur le sujet. Initialement prévue fin 2014, leur publication vient d’être repoussée à fin 2016... Pendant ce temps, 221 collectivités locales, selon le compte le plus récent, ont officiellement interdit la fracturation hydraulique sur leur territoire. Et selon les derniers sondages, seulement 6% de la population néerlandaise est favorable à l’utilisation de cette technologie aux Pays-Bas !

Il est vrai que Shell n’a jamais sérieusement envisagé chercher du gaz de schiste dans le pays ; la seule entreprise à avoir sollicité des licences pour procéder à des fracturations hydrauliques aux Pays-Bas est une junior, Cuadrilla, également active dans le gaz de schiste outre-Manche (lire notre article). Il en va de même dans l’autre pays où Shell a un siège social, le Royaume-Uni : au contraire de Total, qui a investi (de manière certes très symbolique) dans le gaz de schiste britannique, Shell se tient ostensiblement à l’écart [4]. En coulisses, cependant, selon Ike Teuling des Amis de la terre, Shell s’active pour éviter que les Pays-Bas n’interdisent officiellement la fracturation hydraulique, par crainte que cela ne l’empêche à continuer à s’étendre ailleurs. L’entreprise organise par exemple cette semaine une visite de parlementaires néerlandais sur ses sites de forage aux États-Unis, pour en démontrer la « sûreté » et l’absence de risques environnementaux. Vis-à-vis des journalistes, en revanche, c’est le silence le plus total : Shell refuse quasi systématiquement de répondre à leurs questions à ce sujet.

Le seul pays d’Europe où Shell ait développé pour l’instant des opérations de forage de gaz non conventionnel est l’Ukraine [5]. Les Amis de la terre Pays-Bas se sont rendus sur place fin 2013 et y ont constaté que Shell était loin d’y respecter les exigences environnementales les plus basiques, en totale contradiction avec ses assurances répétées au public et aux dirigeants politiques européens. Ils y ont en effet découvert des bassins ouverts où étaient stockées à l’air libre les eaux usées – extrêmement polluées – issues de la fracturation hydraulique (la vidéo ci-dessous - en langue néerlandaise - inclut plusieurs images de ces bassins). Celles-ci n’étaient séparées du sol que par une bâche en plastique.

Les substances toxiques contenues dans ces eaux usées présentent des dangers pour l’environnement et la santé humaine, à la fois en raison des risques de fuites vers les nappes phréatiques et lors de leur évaporation. L’évaporation à l’air libre des eaux usées issues de la fracturation libère également de grandes quantités de méthane, un gaz à effet de serre très puissant. Pour les Amis de la terre, de telles pratiques sont révélatrices du « double standard » appliqué par Shell : « Shell préfère chercher du gaz de schiste dans les pays où les régulations et leur application ne sont pas aussi strictes qu’aux Pays-Bas. Il est inacceptable qu’une entreprise néerlandaise comme Shell – qui n’oserait jamais s’investir dans le gaz de schiste dans son propre pays – puisse utiliser ces techniques nocives et dangereuses dans d’autres pays [6]. »

Passage en force

L’accord d’exploitation de Shell en Ukraine avait été conclu avec le président Viktor Yanukovych, chassé par la rue fin 2013, et notoirement corrompu. La multinationale néerlandaise est associée, pour ce contrat, à une firme ukrainienne appelée Nadra Yuzivska, propriété à 90% de l’État ukrainien et à 10% d’une société boîte aux lettres apparement liée au clan Yanukovych. L’arrangement ne plaît évidemment pas beaucoup au nouveau régime ukrainien. Shell a d’ailleurs dû cesser toutes ses opérations en Ukraine en juin, la zone de forage étant située dans l’Est du pays, à l’endroit même où se déroulent actuellement les affrontements entre l’armée ukrainienne et les séparatistes [7].

En Ukraine comme ailleurs, la perspective de l’exploitation des gaz de schiste suscite l’opposition des populations directement affectées. De nombreuses municipalités y ont interdit la fracturations hydraulique sur leur territoire. Mais, selon les Amis de la terre, il n’y avait jamais eu de véritable consultation publique. Shell a ses propres moyens de contourner l’opposition populaire, que ce soit en soignant ses relations avec les dirigeants politiques ou en lançant des campagnes agressives de relations publiques pour promouvoir le gaz de schiste et ses bienfaits économiques supposés.

En Algérie et en Tunisie, les gouvernements ont ainsi choisi de favoriser le développement des gaz de schiste sans véritable débat parlementaire ou public, malgré les réticences des scientifiques et de la population. Dans les deux pays, Shell est aux premiers rangs pour obtenir des licences [8]. « Il y a des différences importantes dans la manière dont Shell opère selon les pays, explique Ike Teuling. En Afrique du Sud, l’entreprise a lancée une énorme campagne de relations publiques dans les médias. » Les efforts de propagande de Shell en Afrique du Sud sont allés tellement loin que l’entreprise néerlandaise s’est faite sanctionner par l’autorité de régulation de la publicité, pour son marketing « trompeur » ! « En Argentine par contre, le site web de Shell ne mentionne même pas ses forages de gaz de schiste. »

Quand Shell instrumentalise les conflits raciaux

Dans ce dernier pays, c’est la province de Neuquén, en Patagonie, qui abrite du gaz de schiste. Les concessions y sont octroyées aux multinationales pétrolières par le biais d’une entreprise provinciale créée pour l’occasion, appelée Gas y Petroleo de Neuquén. Une entreprise qui ne publie pas ses comptes et dont la gouvernance est tout sauf transparente, et qui crée en outre une situation de conflit d’intérêt, puisque la province se retrouve en position à la fois de régulateur et de bénéficiaire potentiel du gaz de schiste. Tout comme Total (à laquelle elle est d’ailleurs associée sur certaines concessions), Shell met à profit les lacunes juridiques ou les conflits entre administrations pour forer des puits non conventionnels dans des zones naturelles protégées (lire notre article). Les habitants traditionnels des concessions de Shell ne disposant pas de titres formels sur la terre, l’entreprise fait comme s’ils n’existaient pas.

En Afrique du Sud, Shell va plus loin encore puisqu’elle semble attiser délibérément les tensions raciales dans la région du Karoo, où elle détient une concession sur une zone de près de 90 000 kilomètres carré. Le Karoo abrite en effet de grandes exploitations d’élevage extensif, dont les propriétaires blancs ont été les premiers à se mobiliser contre les projets d’exploitation d’hydrocarbures non conventionnels. Shell n’a pas hésité à embaucher certains employés noirs de ces exploitations pour qu’ils aillent porter la bonne parole du gaz de schiste dans leurs communautés, en présentant la fracturation hydraulique comme une grande cause « noire ». L’efficacité de cette tactique reste limitée, dans la mesure où les organisations sociales noires militant pour la réforme agraire dans le Karoo, les évêques locaux et les indigènes Khoi et San, entre autres, se sont tous prononcés contre le gaz de schiste. Mais le gouvernement sud-africain, lui, y est largement favorable. Il faut dire que Shell a fait préparer un rapport promettant la création de 700 000 emplois si on l’autorisait à forer. L’entreprise néerlandaise n’attend plus que la promulgation officielle de régulations spécifiques à l’extraction de gaz de schiste pour se lancer.

L’eau, objet de toutes les inquiétudes

La plupart des régions où Shell cherche du gaz de schiste ont un point commun : elles manquent d’eau. Le Karoo en Afrique du Sud, la province de Neuquén en Patagonie argentine, l’Australie, l’Algérie et la Tunisie sont des régions sèches, dont les faibles ressources en eau sont vitales pour assurer l’approvisionnement en eau potable de la population et les activités agricoles existantes. Or la fracturation hydraulique requiert d’énormes quantités d’eau : plusieurs millions de litres par opération de forage. De quoi se poser des questions sur la manière dont Shell et ses consœurs pourront parvenir à y développer le gaz de schiste à grande échelle. Elles entretiennent sur la question un flou artistique, tout en assurant haut et fort qu’elles n’utiliseront jamais de sources d’eau servant à l’approvisionnement en eau potable ou à l’irrigation.

Pourtant, en Argentine, les études d’impact environnemental de Shell et Total omettent délibérément de préciser – comme c’est théoriquement requis – d’où provient leur eau et comment elles vont la traiter. De sorte qu’elles peuvent s’exonérer, par un simple « oubli », d’appliquer réellement les régulations apparemment strictes mises en place par la province de Neuquén, qui interdisent d’utiliser de l’eau issue de nappes phréatiques potables pour la fracturation [9]. Or Shell détient deux concessions importantes à proximité des lacs Mari Menuco et Lors Barreales, principales sources d’approvisionnement en eau potable de la zone, et à proximité d’une riche région horticole et vinicole alimentée par les eaux de la rivière Neuquén. Pire encore, les Amis de la terre signalent le cas d’une famille habitant dans une concession de Shell sans connexion au réseau d’eau potable, et à laquelle l’entreprise a néanmoins formellement interdit d’utiliser le réservoir d’eau douce qu’elle avait fait installer à proximité de chez eux...

La situation en Afrique du Sud est encore plus incertaine. La Karoo est situé juste au Sud du Kalahari... Non seulement les ressources en eau y sont extrêmement rares, mais, contrairement à la province de Neuquén où est déjà exploité du gaz conventionnel, l’Afrique du Sud est dépourvue de toutes les infrastructures nécessaires pour développer le gaz de schiste : ni moyens d’accès, ni gazoducs, ni installations d’export ou de liquéfaction. Même les résidences sud-africaines n’ont pas d’arrivée de gaz ! Interpellée sur le problème de l’eau, Shell se contente de vagues déclarations sur la possibilité d’utiliser de l’eau de mer dessalée, ce qui semble totalement irréaliste pour une simple raison de coût. Avec toutes ces dépenses supplémentaires, l’exploitation du gaz de schiste du Karoo pourra-t-elle jamais être économiquement viable [10] ? « C’est typique de la manière dont Shell aborde le gaz de schiste, souligne Ike Teuling. C’est comme une loterie. Ils estiment que si jamais ils trouvent des milliards de mètres cube de gaz exploitables, avec une concession de plusieurs milliers de kilomètres carrés comme au Karoo, alors ils auront les moyens de trouver des réponses aux autres questions. »

Pour toutes ces raisons, les Amis de la terre ont décidé de nominer Shell aux prix Pinocchio 2014, dans la catégorie « Une pour tous, tout pour moi ! », visant « l’entreprise ayant mené la politique la plus agressive en terme d’appropriation, de surexploitation ou de destruction des ressources naturelles ». Les votes sont ouverts jusqu’au 17 novembre sur le site des Prix Pinocchio.

Olivier Petitjean

Cet article est publié simultanément par Basta ! et l’Observatoire des multinationales dans le cadre de leur partenariat avec les Amis de la terre sur les Prix Pinocchio.

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Photo : CC Sibylle Rüstig

[1Premier en 2012 et 2014, second en 2013.

[2Plusieurs militants de la minorité Ogoni, dont le poète Ken Saro-Wiwa, ont été assassinés en 1995, après avoir réussi à chasser Shell de leur territoire, ce qui avait donné lieu à une procédure judiciaire contre l’entreprise aux États-Unis – procédure cassée en 2013 par la Cour suprême américaine (voir ici pour plus de détails sur cette affaire). En quittant l’Ogoniland, Shell avait laissé derrière elle un véritable désastre environnemental, dénoncé par un rapport des Nations Unies de 2011, suite auquel l’entreprise avait promis de procéder à une restauration environnementale de la zone, pour un coût estimé à un milliard de dollars. Selon un rapport publié il y a quelques semaines par les Amis de la terre et Amnesty international, Shell n’a encore rien fait malgré ses promesses. Parallèlement, plusieurs procédures judiciaires ont été initiées aux Pays-Bas et en Angleterre pour mettre en cause la responsabilité juridique de Shell pour des pollutions pétrolières dans le delta du Niger - voir par exemple ici et ici.

[3Shell a ainsi dû admettre en 2013 une perte de 2,4 milliards de dollars sur les actifs qu’elle avait acquis dans le secteur du gaz de schiste américain quelques mois auparavant.

[4En plus des problèmes d’image, l’absence de Shell du secteur du gaz de schiste britannique et néerlandais tient sans doute aussi au fait que les réserves potentielles de ces deux pays sont trop modestes pour ses ambitions.

[5Il est également question aujourd’hui de futures concessions en Bosnie.

[6Selon la communication officielle de Shell, l’usage de bassin de stockage à l’air libre des eaux usées - interdit aux Pays-Bas et dans d’autres pays - est en train d’être progressivement éliminé des opérations de gaz de schiste de l’entreprise.

[7Chevron, en revanche, détient des concessions de gaz de schiste dans l’Ouest du pays, une zone totalement épargnée par le conflit.

[8Voir ici et ici pour la Tunisie, ici et ici pour l’Algérie.

[9Les autorités provinciales se sont voulues rassurantes auprès de leur population et ont promis que le gaz de schiste n’utiliserait pas plus de 0,1% du débit de la rivière Neuquén. Mais il semble que ces estimations se basent sur l’hypothèse d’un recyclage et d’une réutilisation intégrale des eaux usées issues de la fracturation hydraulique pour procéder à de nouvelles fracturations, en boucle fermée. Or, selon les Amis de la terre, seulement 10% en moyenne de l’eau injectée dans le sous-sol pour une fracturation hydraulique revient à la surface et peut donc être réutilisée. Voir à ce sujet le rapport des Amis de la terre sur le gaz de schiste en Argentine.

[10Initialement estimées à 14 milliards de mètres cube, les réserves potentielles de gaz de schiste du Karoo ont depuis été abaissées à 1,1 milliard. Voir ici.

 

 

Affaire Uramin

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Le roman qui avait anticipé l'actualité :

Radioactif de Vincent Crouzet,

Belfond, avril 2014

 

et deux émissions de Monsieur X :

http://www.franceinter.fr/emission-rendez-vous-avec-x-le-...

la deuxième datant de ce jour, sera écoutable prochainement.

 

en savoir plus sur le roman : http://rue89.nouvelobs.com/2014/06/06/affaire-uramin-comm...

 

 

 

 

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