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04/10/2016

Le Messie du Darfour, entretien avec Abdelaziz Baraka Sakin

 

« Sans l’humour, je ne pourrais pas écrire sur le conflit du Darfour »

 
Juillet 2016, retrouvailles après l’exil. Des femmes revienennt dans leur village de Sehjanna après en avoir été chassées par la guerre au Darfour.

« Il est plus facile de faire passer un chameau par le chas d’une aiguille que de faire entrer un janjawid au royaume de Dieu. » La mise en exergue de la célèbre maxime de Jésus qu’Abdelaziz Baraka Sakin emprunte aux Evangiles et détourne avec malice donne le ton du Messie du Darfour, septième roman de l’écrivain soudanais et son premier traduit en français.

Ce roman épique, à la fois drôle et violent, nous plonge au cœur du conflit du Darfour, qui, depuis 2003, a fait plus de 300 000 morts ainsi que des millions de réfugiés et de déplacés dans cette région de l’ouest du Soudan. D’un bout à l’autre de ce chaos sanglant, une figure sombre, Abderahman, une femme au nom d’homme qui veut se venger des miliciens, les janjawid, en en tuant au moins dix, et une figure lumineuse, un messie d’un genre nouveau qui veut aider les hommes à croire en leur pouvoir. Né au Soudan en 1963, Abdelaziz Baraka Sakin, dont les racines sont au Darfour et au Tchad, est l’écrivain le plus lu dans son pays.

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Ecrits en langue arabe, ses livres abordent la dictature et la guerre civile au Soudan. Ils ont suscité la colère de Khartoum qui les a fait détruire et interdire en 2009 quand l’auteur a reçu le prix Tayeb Salih. Depuis, l’écrivain vit en Autriche, où il a obtenu l’asile politique.

« Le Messie du Darfour » a une forme très particulière. A partir d’une intrigue principale, vous déroulez plusieurs récits : l’enfance d’Abderahman, victime de la violence des « janjawid », tante Kharifiyya qui l’a recueillie enfant, les origines d’Ibrahim Khidir, soldat enrôlé de force dans l’armée soudanaise… Pourquoi avoir choisi cette construction ?

Abdelaziz Baraka Sakin Je m’intéresse beaucoup à la forme, car je considère que le roman n’est pas l’art de l’histoire, mais l’art de construire une histoire. Je suis très influencé par les contes populaires soudanais. Au Soudan, dans les familles, les femmes racontent des histoires avant d’aller dormir. Et donc, dans mes livres, je pars toujours d’un fil conducteur auquel j’accroche progressivement d’autres histoires. Je m’inspire aussi beaucoup du cinéma, car j’essaie d’exposer des scènes plutôt que d’écrire sur des thèmes.

Il y a un contraste dans votre roman entre scènes de guerre et scènes de la vie quotidienne au Darfour.

Pour moi, la violence au Darfour est un élément nouveau. Le Darfour que j’ai connu est le pays de l’hospitalité et de la gentillesse. Je voulais souligner le contraste entre deux mondes très différents. En premier plan, la guerre et, en arrière-plan, ce qui est là depuis toujours : la beauté des paysages et cette montagne, le djebel Marra.

Dans Le Messie du Darfour, les femmes sont les premières à se battre…

Enfant, j’étais très attaché à ma mère. Pour moi, elle constituait le monde entier. Mon père est mort quand j’étais jeune et j’ai vu ma mère accomplir des tâches que même les pères ne faisaient pas seuls. Avant que les islamistes ne prennent le pouvoir au Soudan, les femmes étaient libres dans leur manière de vivre, de penser, de s’habiller. A cause de la guerre civile, les femmes ont toujours été chefs de famille parce que les maris étaient au front. Aujourd’hui, alors qu’il y a toute une série de lois édictées par les islamistes au pouvoir qui vont à l’encontre de leur liberté, les femmes continuent à se battre contre le gouvernement. Bien plus que les hommes.

Votre roman peut se lire comme une histoire de la violence au Darfour dans laquelle les « janjawid » ont le premier rôle…

Si un jour, vous rencontrez un janjawid, vous comprendrez pourquoi je les décris ainsi. Ce ne sont pas des êtres humains. Ce sont des professionnels du crime. Ils sont analphabètes, n’ont pas de religion et ne savent pas apprécier la poésie. Ils ont été conçus pour tuer. Les janjawid sont des mercenaires qui viennent essentiellement des pays voisins. Ils ont été chassés de leur propre terre. Le gouvernement soudanais les a acceptés au Darfour, à condition qu’ils prennent par la force la terre qu’ils souhaitaient occuper. Bien sûr, d’autres personnes y vivaient. Ils ont poussé 90 % des peuples du Darfour à fuir vers les villes ou vers des camps au Soudan ou au Tchad. C’est une épuration ethnique.

Vous n’hésitez pas à vous moquer des « janjawid » dans votre livre…

Quand un sujet est triste, je préfère en parler de manière détournée. Sans l’humour, je ne pourrais pas écrire sur le conflit du Darfour.

Qui est le messie du Darfour ?

Il est la combinaison entre Jésus – selon la tradition musulmane et chrétienne – et Bouddha. Ainsi, il porte le message d’amour et le message du retour vers soi-même. Le bouddhisme m’intéresse parce que c’est une spiritualité : Bouddha n’est pas un prophète mais un professeur. Le messie est une première étape, mais ce n’est pas la solution. La seule solution est politique. Il faut chasser les islamistes du pouvoir. Les Frères musulmans sont arrivés par un coup d’Etat. Il faut les faire partir par des élections démocratiques. Ensuite, il faudra la liberté pour tous. Les Soudanais doivent pouvoir être musulmans, chrétiens… ou bouddhistes.

Vous avez toujours été très critique à l’égard du régime soudanais. Vous ne craignez pas les représailles ?

Je ne suis pas un héros et je ne cherche pas à mourir en martyr. Je suis très pacifique, mais ce pacifisme est l’arme dont le gouvernement a le plus peur. C’est mon arme. Je ne demande à personne de faire comme moi. Je n’ai jamais cherché à être en conflit direct avec Khartoum. J’ai toujours vécu à la campagne, très loin des autorités. C’était ma manière à moi de leur échapper.

Pensez-vous retourner un jour au Soudan ?

Le problème, c’est la censure. On peut continuer à écrire au Soudan à condition de ne pas écrire sur ce qui se passe vraiment. Soit on écrit des histoires d’amour, soit on écrit de manière symbolique, ou mieux, on écrit pour le gouvernement. Le pire, c’est que la censure est exercée par des écrivains qui travaillent pour le régime. Il y a chez eux un mélange d’opinions politiques et d’amertume d’auteurs ratés qui vont se venger en attaquant d’autres écrivains. Etre écrivain au Soudan, c’est se taire ou bien travailler pour le gouvernement.

Le Messie du Darfour, d’Abdelaziz Baraka Sakin, traduit de l’arabe (Soudan) par Xavier Luffin, éd. Zulma, 208 pages, 18 euros.

 

Source : http://www.lemonde.fr/afrique/article/2016/09/30/sans-l-humour-je-ne-pourrais-pas-ecrire-sur-le-conflit-du-darfour_5006050_3212.html