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15/07/2018

L'Obsolescence de l'homme de Günther Anders

 

« Pour étouffer par avance toute révolte, il ne faut pas s’y prendre de manière violente. Les méthodes du genre de celles d’Hitler sont dépassées. Il suffit de créer un conditionnement collectif si puissant que l’idée même de révolte ne viendra même plus à l’esprit des hommes.

L’idéal serait de formater les individus dès la naissance en limitant leurs aptitudes biologiques innées. Ensuite, on poursuivrait le conditionnement en réduisant de manière drastique l’éducation, pour la ramener à une forme d’insertion professionnelle. Un individu inculte n’a qu’un horizon de pensée limité et plus sa pensée est bornée à des préoccupations médiocres, moins il peut se révolter. Il faut faire en sorte que l’accès au savoir devienne de plus en plus difficile et élitiste. Que le fossé se creuse entre le peuple et la science, que l’information destinée au grand public soit anesthésiée de tout contenu à caractère subversif.

Surtout pas de philosophie. Là encore, il faut user de persuasion et non de violence directe : on diffusera massivement, via la télévision, des divertissements flattant toujours l’émotionnel ou l’instinctif. On occupera les esprits avec ce qui est futile et ludique. Il est bon, dans un bavardage et une musique incessante, d’empêcher l’esprit de penser. On mettra la sexualité au premier rang des intérêts humains. Comme tranquillisant social, il n’y a rien de mieux.

En général, on fera en sorte de bannir le sérieux de l’existence, de tourner en dérision tout ce qui a une valeur élevée, d’entretenir une constante apologie de la légèreté ; de sorte que l’euphorie de la publicité devienne le standard du bonheur humain et le modèle de la liberté. Le conditionnement produira ainsi de lui-même une telle intégration, que la seule peur – qu’il faudra entretenir – sera celle d’être exclus du système et donc de ne plus pouvoir accéder aux conditions nécessaires au bonheur.

L’homme de masse, ainsi produit, doit être traité comme ce qu’il est : un veau, et il doit être surveillé comme doit l’être un troupeau. Tout ce qui permet d’endormir sa lucidité est bon socialement, ce qui menacerait de l’éveiller doit être ridiculisé, étouffé, combattu. Toute doctrine mettant en cause le système doit d’abord être désignée comme subversive et terroriste et ceux qui la soutiennent devront ensuite être traités comme tels. »

in L’Obsolescence de l’homme, 1956

 

 

 

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"L'humanité est périmée. Date de péremption : 1945, quand se conjuguent la découverte d'Auschwitz et les bombes d'Hiroshima et de Nagasaki. Sont alors devenus désuets, pêle-mêle : l'avenir, l'histoire, les valeurs, l'espérance et l'idée même de ce qu'on appelait, auparavant, "homme".


Cette "obsolescence de l'homme" - titre de deux recueils d'études de Günther Anders constituant son oeuvre majeure - est au coeur d'une pensée dont l'actualité est surprenante, en dépit d'un demi-siècle passé. C'est en effet dans les années 1950-1970 que cet auteur atypique explique, thème par thème, comment et pourquoi tout, à présent, se trouve frappé d'une caducité essentielle. Vraiment tout : le travail comme les produits, les machines comme les idéologies, la sphère privée comme le sérieux, la méchanceté comme...

En lisant ces études rédigées au fil du temps, on est frappé d'abord par leur cohérence. Bien qu'Anders se refuse à construire un véritable système, la radicalité de sa critique tous azimuts de l'actuelle modernité soude cette collection de points de vue pour élaborer une véritable philosophie de la technique. Car son leitmotiv est que nous ne maîtrisons plus rien : le monde autosuffisant de la technique décide dorénavant de toutes les facettes de ce qui nous reste d'existence. Bien avant Guy Debord, Enzo Traverso et quelques autres, Günther Anders avait mis en lumière la déréalisation du monde, la déshumanisation du quotidien, la marchandisation générale. Le principal étonnement du lecteur, c'est finalement de constater combien, sur quantité de points, Anders a vu juste avant tout le monde.

Drôle de type, ce Günther Anders. De son vrai nom Günther Stern, il est né en 1902 à Breslau, dans une famille de psychologues. Elève de Heidegger, il fut le premier mari de la philosophe Hannah Arendt - ils se marient en 1929, divorcent en 1937 -, l'ami de Bertolt Brecht, de Walter Benjamin, de Theodor Adorno. Il a choisi pour pseudonyme Anders ("autrement", en allemand) par provocation autant que par hasard. Il gagnait sa vie comme journaliste, mais signait trop d'articles dans le même journal. Son rédacteur en chef lui suggéra : "Appelez-vous autrement"... et c'est ce qu'il fit. Mais ce choix fortuit finit par en dire long.

Autrement, c'est sa façon d'agir : ce philosophe n'a jamais voulu être reconnu pour tel, il a refusé systématiquement les chaires d'université qu'on lui a plusieurs fois proposées, persistant à gagner sa vie, aux Etats-Unis, puis en Autriche, comme écrivain et journaliste. Cet inclassable a déserté longuement sa propre oeuvre pour militer activement contre l'industrie nucléaire, la guerre du Vietnam (il fut notamment membre du tribunal Russell). Il meurt à Vienne en 1992, à 90 ans.

Autrement, c'est évidemment sa façon de penser. A partir de choses vues, de gens croisés, d'une kyrielle de faits en apparence microscopiques, Anders établit son diagnostic implacable. Sa méthode : l'exagération. A ses yeux, c'est une qualité. Cette exagération se révèle indispensable, selon lui, pour faire voir ce qui n'existe éventuellement qu'à l'état d'ébauche ou de trace, ou bien ce qui est dénié, négligé, voilé. Ou pour faire entendre ce qui semble d'abord inaudible. Car bien des thèses d'Anders semblent sidérantes : l'humanité est dénaturée, l'essence de l'homme a perdu tout contenu et toute signification, l'histoire est devenue sans lendemain... A première vue, tant de certitude semble dépourvue de réel fondement.

Pourtant, à mesure qu'on avance dans la lecture, il devient difficile de ne pas reconnaître, dans la loupe d'Anders, notre monde tel qu'il est. Par exemple : "La tâche de la science actuelle ne consiste (...) plus à découvrir l'essence secrète et donc cachée du monde ou des choses, ou encore les lois auxquelles elles obéissent, mais à découvrir le possible usage qu'ils dissimulent. L'hypothèse métaphysique (elle-même habituellement tenue secrète) des recherches actuelles est donc qu'il n'y a rien qui ne soit exploitable." Le fond du débat, évidemment, porte moins sur la justesse de tels constats que sur ce qu'on en fait. Anders les voit sous une lumière noire, comme autant de catastrophes sans issue. Personne n'est obligé d'en faire autant.

Mais l'ignorer est impossible. C'est vrai qu'il aura fallu du temps. Le premier tome de L'Obsolescence de l'homme, paru en 1956, ne fut traduit en français qu'en 2002 (aux éditions de l'Encyclopédie des nuisances). Ce second tome, qui regroupe des textes rédigés entre 1955 et 1979, est paru en 1980. Le lire aujourd'hui en français, à l'initiative d'un petit éditeur, est vraiment une expérience à ne pas manquer. Car dans ce regard d'un pessimisme extraordinaire, habité par le désespoir et le combat, la flamme qui résiste est d'une rare puissance. Anders agace, amuse, intéresse, il ne lasse pas. Penser autrement que lui, c'est encore en être proche.

L'OBSOLESCENCE DE L'HOMME (DIE ANTIQUIERTHEIT DES MENSCHEN). TOME II. SUR LA DESTRUCTION DE LA VIE À L'ÉPOQUE DE LA TROISIÈME RÉVOLUTION INDUSTRIELLE de Günther Anders. Traduit de l'allemand par Christophe David. Ed. Fario, 430 p., 30 €.

 

LE MONDE DES LIVRES | 09.06.2011 Par Roger-Pol Droit

 

Günther Anders : l’obsolescence de l’homme et la question du nihilisme moderne

 

Depuis peu de temps, le lecteur français peut découvrir les textes philosophiques et littéraires d’un écrivain atypique, qui n’appartient à aucune école, à savoir Günther Anders.

Si le premier tome de son opus magnumL’Obsolescence de l’homme, publié en 1956, est traduit depuis le début des années 2000, le tome II, qui regroupe des textes de 1955 à 1979, publié en 1980, n’est accessible que depuis 2012.

Ces deux tomes sont littéralement des phares qui éclairent la modernité dans sa spécificité et explicitent, avec une puissance singulière, la question de la technique, de l’individu, la question du sens ainsi que celle du nihilisme.

Anders se présente comme un philosophe de l’occasion contre les philosophes du système, philosophe des catastrophes, Hiroshima et Auschwitz comme condensés, prismes, « moment époqual », qui marque la nécessité d’une époque, celle de la modernité.

De même, les fulgurances et les audaces spéculatives de Nous, fils d’Eichmann(Rivages, 2003) montrent non seulement qu’Hiroshima et la Shoah ne sont pas des accidents de la modernité, mais que quelque chose du domaine de l’immonde, de la désintégration du monde, est à l’œuvre, depuis Hiroshima et la Shoah, qui perdure comme forme même de notre époque. Bien avant Imre Kertész, Günther Anders considère que ces « catastrophes » ne sont pas des accidents de l’Occident, mais expriment une perversion de la raison dans la rationalisation des moyens, en l’occurrence ici des moyens de destruction. L’holocauste comme culture, dira Imre Kertész, dans le titre d’une de ses conférences.

Le titre de L’Obsolescence de l’homme indique déjà qu’il y a quelque chose de périmé en l’homme, quelque chose hors sujet, à savoir son humanité. L’homme perd ses caractéristiques qui constituaient en propre son humanité : la liberté, la responsabilité, la capacité d’agir, la capacité à se faire être. En utilisant ces concepts, nous parlons le langage et la réalité d’un autre temps. Tout se passe comme si l’être de l’homme relevait aujourd’hui d’une nature morte. Pourquoi ? Comment ?

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Les révolutions industrielles comme obsolescence de l’homme

Anders identifie plusieurs moments du renversement hiérarchique du rapport de l’homme à l’objet, moments marqués par trois révolutions.

La première révolution, qui part de la révolution industrielle, se caractérise par la supériorité ontologique de l’objet fini, produit pour une fonction déterminée qui laisse l’homme dans une indifférenciation métaphysique, laquelle engendre la honte métaphysique, « prométhéenne » de l’homme. Si nous voulons comprendre la modernité, il faut comprendre que les objets ont plus de valeur que les hommes. L’objet parfait, abouti, correspond parfaitement à sa fonction. A l’antipode, l’homme n’est qu’un projet, un être indéfini, dont le dessin repose sur de la contingence, sur son existence. Il est un être qui a à se faire.

L’objet a plus de valeur que l’être humain parce que sa fonction est plus déterminée et plus parfaite. Seul l’homme qui tend à devenir une chose est reconnue dans son humanité, alors que – paradoxe aigu – il l’a abandonnée, pour devenir image-pour, spectacle :

« Il est on ne peut plus logique que ceux d’entre nous qui réussissent de la façon la plus spectaculaire à avoir de multiples existences (et à être vus par plus de gens que nous, le commun des mortels), c’est-à-dire les stars de cinéma, soient des modèles que nous envions. La couronne que nous leur tressons célèbre leur entrée victorieuse dans la sphère des produits en série que nous reconnaissons comme « ontologiquement supérieurs ». C’est parce qu’ils réalisent triomphalement notre rêve d’être pareils aux choses, c’est parce qu’ils sont des parvenus qui ont réussi à s’intégrer au monde des produits, que nous en faisons des divinités. »

Réussir sa vie, pour les gamins de la cour de l’école comme pour l’adulte raisonnable, c’est être connu, c’est être une chose. La puissance des réseaux sociaux est de faire image. Peu importe si tu fêtes ton anniversaire, l’important est de dire et de montrer que tu le fêtes. Identiquement, on juge la valeur d’un homme dans son rapport aux choses. Prosaïquement, l’idéal est de devenir un VIP ou de faire le buzz, à défaut acheter une voiture de grosse cylindrée pour montrer sa grosse envergure.

La seconde révolution apparaît avec la proximité de la destruction de l’homme par l’homme comme possible perpétuel, symbolisé par Hiroshima et Auschwitz. La technique comme technique de destruction s’impose comme un fond, de sorte qu’elle met l’individu à son service, le transforme comme moyen pur, chose, instrument, marchandise. L’infini de la technique, qui rend possible l’immonde, remplace l’infini de la religion qui avait rendu possible l’idée d’un monde.

C’est à partir de la possibilité de destruction de l’homme par l’homme qu’Anders remet en cause la responsabilité matérielle de l’homme, ce que j’ai appelé dans philosophie de la Shoah la dématérialisation de la responsabilité. Eatherly, qui donna l’ordre de bombarder Hiroshima, ne se rend pas compte des conséquences de son acte. Il ne pense pas que sa décision va faire disparaître des millions de personnes. Il fait son travail, son job, dit Anders.

La modernité, dans la manière dont elle rattache toute activité au travail, indépendamment de la fin poursuivie, de sorte que le moyen devient lui-même fin, se manifeste par le renversement de la morale. Eatherly estime qu’il a fait son devoir parce qu’il a obéi aux ordres. Ce mode de raisonnement est à peu de choses près celui d’Eichmann. En sorte que si le nazisme dit quelque chose de la modernité, ce que le nazisme dit de la modernité ne finit pas avec le nazisme.

« Aussi horribles que soient les crimes que cette attitude a rendus possibles, qui les regarderait avec étonnement comme des blocs erratiques égarés dans notre époque s’interdirait par là même de comprendre, parce que ces crimes perdent toute réalité, du moins toute réalité compréhensible, dès lors qu’on les considere comme des faits isolés. »

Telle est la grande leçon des deux tomes de l’Obsolescence et des autres essais comme Le Temps de la fin ou Nous, fils d’Eichmann. La modernité, qui dissocie décision et action, fonctionne sur la même structure discursive que ce qui a rendu possible le pire. Nul besoin d’être méchant pour devenir bourreau, il suffit d’obéir aux ordres :

« la quantité de méchanceté requise pour accomplir l’ultime forfait, un forfait démesuré, sera égale à zéro ».

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La question du nihilisme comme conséquence du totalitarisme technique

La troisième révolution s’effectue à partir de l’idée selon laquelle l’homme travaille constamment à sa disparition. Le monde moderne s’instaure et s’impose comme système, de sorte que je n’arrive plus à le changer. Ce point, pour Anders, conduit au nihilisme. Le nihilisme s’éprouve quand tout le monde est d’accord pour dire que le système est intenable, mais qu’il n’y a personne pour pouvoir le changer parce qu’il n’y en a pas d’autre.

Il n’y a aucune alternative parce que la réalité sociale n’est pas politique, mais technique. Or, Anders montre que la technique, dans son essence, est d’ordre métaphysique, de sorte qu’elle doit être repensée pour être reconnue pour ce qu’elle est.

Puisque je ne peux plus devenir un être humain, me réaliser en tant qu’homme, puisque je ne peux plus pas vivre ma vie, elle devient dépourvue de valeur. C’est par ce qui se joue de la technique, et par « se jouer », il faut entendre ce qui se déroule tout en nous dupant, que le nihilisme se déploie comme « totalitarisme technique ».

Parce que nous ne sommes plus capables d’être des hommes, nous ne sommes plus capables de produire du sens. C’est ce qui rend l’homme moderne si absent à lui-même, si conforme, si remplaçable. Ce point serait davantage une fin de l’histoire qu’un début d’une nouvelle civilisation, au sens où il dépossède l’homme de son rôle d’agent :

« Agis de telle façon que la maxime de ton action puisse être celle de l’appareil dont tu es ou tu vas être une pièce.»

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Les remèdes contre le nihilisme et la disparition de l’homme

Afin de mettre en exergue le nihilisme moderne, Anders pense une théorie du conformisme qui explique comment le pire a pu et peut de nouveau avoir lieu. Loin de réduire à la question de l’obéissance à l’autorité à une question d’ordre psychologique, il en fait une question philosophique majeure :

« L’ instrumentalisation » et le conformisme dominant aujourd’hui plus que jamais, on ne voit pas ce qui pourrait s’opposer à ce que l’horreur se répète. »

S’il n’y a pas de solution collective, c’est-à-dire technique, à la question du nihilisme et du totalitarisme technique, Anders explicite des zones de résistance, de refus de collaboration contre un ordre qui reproduit toutes les structures matérielles et discursives des plus grands massacres du vingtième siècle. Anders appelle situation eichmannienne toute situation où l’on éprouve un écart entre l’action et la décision.

Si la disjonction entre la décision et l’action a rendu caduques les morales traditionnelles, y compris l’universalité de la morale kantienne et de son impératif catégorique, il faut la remplacer par une nouvelle maxime de résistance individuelle, qui ne changera pas le totalitarisme technique, mais sauvegardera mon humanité, qui ne désintégrera pas mon pouvoir d’individu :

« Je ne peux imaginer l’effet de cette action, dit-il Donc, c’est un effet monstrueux.
Donc, je ne peux l’assumer.
Donc, je dois réexaminer l’action projetée,
ou bien la refuser, ou bien la combattre. »

On peut imaginer l’application possible de cette maxime, entre autres dans le monde du travail en passant par nos modes de consommation. L’omniprésence de l’idée de protocole a généralisé la disjonction entre la décision et l’action dans le monde du travail à partir de l’idée du Management moderne. Nous, fils d’Eichmann.

Ce qu’Anders a énoncé et dénoncé, nous le vivons au quotidien. Somme toute, Anders interroge le statut de la raison, dont la rationalité technique détruit l’autre sens de la raison, celui qui n’est plus moyen, mais fin, la raison comme relationnel.

23/05/2016 | par Didier Durmarque | dans Philo Contemporaine 

 

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Jeu et théorie du Duende par Federico Garcia Lorca

 

 
duende1.jpg   Conférence écrite à la Havane en 1930
 
Depuis l’année 1918, où je fus admis à la Résidence des Étudiants de Madrid, jusqu'à 1928 où je la quittai une fois terminées mes études de Lettres et Philosophie, j’ai entendu, dans ce salon raffiné, où accourait pour estomper sa frivolité de plage française la vieille aristocratie espagnole, près d’un millier de conférences.
 
Avec ma soif de vent et de soleil, je me suis tellement ennuyé qu’à la sortie, je me suis senti recouvert d’une cendre légère qui tournait quasiment au poil à gratter.
 
Non. Je ne veux pas voir entrer dans la salle ce terrible bourdon de l’ennui qui relie toutes les têtes par un fil ténu de sommeil, et met dans les yeux des auditeurs ses minuscules pelotons de pointes d’aiguilles.
 
Simplement, sur le registre qui dans ma voix poétique, ne connaît ni la lumière du bois, ni les détours de la ciguë, ni les agneaux qui, d’un seul coup, deviennent des couteaux d’ironie, je vais tenter de vous donner une leçon simple sur l’esprit secret de l’Espagne meurtrie.
 
Celui qui se trouve sur la peau de taureau étendue entre le Jucar, le Guadalete, le Sil ou le Pisuerga (je ne veux pas mêler à leur débit les flots couleur crinière de lion agités par le Plata), entend dire fréquemment : « là, il y a du duende ». Manuel Torres, grand artiste issu du peuple andalou, disait à quelqu’un qui chantait : « Tu as de la voix, tu connais les styles, mais tu ne réussiras jamais, car tu n’as pas de duende ».
 
Dans toute l’Andalousie, roche de Jaén et coquillage de Cadix, tout le monde parle constamment du duende et sait le découvrir dès qu’il apparaît, avec un instinct très sûr. Le Lebrijano, merveilleux chanteur, créateur de la Debla, disait : « Les jours où je chante avec du duende, je ne crains personne » ; et la vieille danseuse gitane La Maiena, un jour où elle entendait jouer un fragment de Bach par Braïlowsky, s’exclama : « Olé ! Là, il y a du duende ! ». Ensuite, elle s’ennuya avec Glück, avec Brahms et avec Darius Milhaud. Et Manuel Torres, – je n’ai connu aucun homme avec autant de culture dans le sang – dit, en écoutant Manuel de Falla jouer lui-même son Nocturne du Generalife, cette phrase splendide : « Tout ce qui a des sonorités noires a du duende ». Et il n’y a rien de plus vrai.
 
Ces sonorités noires sont le mystère, les racines qui s’enfoncent dans le limon que nous connaissons tous, que nous ignorons tous, mais d’où nous parvient ce qui est la substance de l’art. Sonorités noires, a dit l’homme du peuple espagnol, et là, il rejoint Goethe qui donne la définition du duende à propos de Paganini : « Pouvoir mystérieux que chacun ressent et qu’aucun philosophe ne peut expliquer ».
 
Ainsi donc, le duende est un pouvoir et non un faire, c’est une lutte et non une pensée. J’ai entendu un vieux maître guitariste affirmer : « le duende n’est pas dans la gorge ; le duende monte en dedans depuis la plante des pieds ». C’est-à-dire qu’il n’est pas question de moyens, mais de véritable style de vie ; c’est-à-dire de sang ; c’est-à-dire de très vieille culture, de création active.
 
Ce « pouvoir mystérieux que chacun ressent et qu’aucun philosophe ne peut expliquer » est, en somme, l’esprit de la terre, ce même duende embrassant le cœur de Nietzsche qui le cherchait sans le trouver dans ses formes extérieures sur le pont du Rialto ou dans la musique de Bizet, parce qu’il ne savait pas que le duende qu’il poursuivait, avait sauté des Grecs mystérieux pour venir chez les danseuses de Cadix, ou dans le cri dégorgé, dionysiaque, de la séguidilla de Silverio.
 
Ainsi, il ne faut pas confondre le duende avec le démon théologique du doute, auquel Luther, dans un sentiment bachique, jeta un flacon d’encre à Nuremberg, ni avec le diable catholique stupide et destructeur, qui se déguise en chienne pour entrer dans les couvents, ni avec le singe parlant que porte le roublard de Cervantès, dans la comédie de la jalousie et les forêts andalouses.
 
Non. Le duende dont je parle, obscur et frissonnant, est l’héritier du très allègre démon de Socrate, marbre et sel, qui sous le coup de l’indignation, le griffa le jour où il prit la ciguë ; et de cet autre diablotin mélancolique de Descartes, petit comme une amande verte qui, las des cercles et des lignes, sortit par les canaux pour écouter chanter les marins ivres.
 
Ainsi, Nietzsche disait que toute marche gravie par un homme ou un artiste dans sa propre tour de perfection, l’est au prix de la lutte qu’il mène contre un duende et non pas avec un ange, comme on l’a dit, ni avec la muse. Il faut établir cette distinction fondamentale pour la racine de l’œuvre.
 
L’ange guide et offre comme Saint Raphaël, défend et préserve comme Saint Michel ou annonce, comme Saint Gabriel.
 
L’ange éblouit, mais il vole au-dessus de la tête de l’homme, il est au-dessus, il répand sa grâce et l’homme, sans aucun effort, réalise son œuvre, ou sa sympathie, ou sa danse. L’ange du chemin de Damas, ou celui qu’un rai de lumière fit entrer par la petite fenêtre d’Assise, ou celui qui suit les pas d’Enrique Susson, ordonne et rien ne peut s’opposer à ses lumières, parce qu’il agite ses ailes d’acier dans l’atmosphère du prédestiné.
 
 
 
La muse dicte et, quelquefois même, elle souffle. Elle n’a pas un grand pouvoir, parce que. si lointaine et si fatiguée (je l’ai vue à deux reprises), que je dus même lui refaire une moitié de son cœur en marbre.
 
Les poètes de la muse entendent des voix, sans savoir d’où elles viennent, mais ces voix sont celles de la muse qui les anime et qui, parfois, les croque. C’est le cas d’Apollinaire, grand poète détruit par l’horrible muse auprès de laquelle l’a peint l’angélique et divin Rousseau. La muse éveille l’intelligence, apporte des paysages de colonnes et une fausse saveur de lauriers ; et l’intelligence est souvent l’ennemie de la poésie, parce qu’elle imite trop, parce qu’elle place le poète sur un trône aux arêtes vives et lui fait oublier que soudain, les fourmis peuvent le dévorer ou qu’une grande langouste d’arsenic peut lui tomber sur la tête ; et contre tout cela, les muses des monocles et des roses de laque tiède des petits salons ne peuvent rien.
 
L’ange et la muse viennent du dehors ; l’ange apporte les lumières et la muse les formes (Hésiode l’a compris). Pain d’or ou plis de tuniques, le poète reçoit des conventions dans son petit bois de lauriers. En revanche, le duende, il faut le réveiller dans les dernières demeures du sang.
 
Et repousser l’ange, donner un coup de pied à la muse, et cesser de redouter ce parfum de violettes qu’exhale la poésie du XVIIIe, et le grand télescope dans les lentilles duquel dort la muse malade de ses limites.
 
Le véritable combat est avec le duende.
 
On connaît les chemins pour chercher Dieu, depuis l’attitude barbare de l’ermite jusqu’à la manière subtile du mystique. Une tour pour Sainte Thérèse, pour Saint Jean de la Croix trois chemins. Et même si nous devons clamer, avec la voix d’Isaïe : « Vraiment, tu es le Dieu caché », en fin de compte, c’est Dieu qui envoie à celui qui le cherche ses premières épines de feu.
 
Pour chercher le duende, pas de carte, ni d’exercice. On sait seulement qu’il brûle le sang comme un topique de verre qui épuise, qui écarte toute la douce géométrie apprise, qui brise les styles, qui amène un Goya, maître dans les gris, les argents et les roses de la meilleure peinture anglaise, à peindre avec les genoux et les poings en utilisant d’horribles noirs de cirage ; ou qui met à nu Mosen Cinto Verdaguer dans le froid des Pyrénées, ou emmène Jorge Manrique dans le désert d’Ocaña pour y attendre la mort, ou bien habille le corps délicat de Rimbaud d’un costume vert de saltimbanque, ou encore donne des yeux de poisson mort au Comte de Lautréamont, dans le petit jour du boulevard.
 
Les grands artistes du sud de l’Espagne, gitans ou flamencos, quand ils chantent, quand ils dansent, quand ils jouent, savent qu’aucune émotion n’est possible avant l’arrivée du duende. Ils peuvent donner l’impression du duende alors qu’il n’est pas là et abuser les gens, comme vous abusent, tous les jours, des auteurs, des peintures et des faiseurs de modes littéraires dépourvus de duende ; mais il suffit de prêter un peu d’attention et de ne pas se laisser porter par l’indifférence, pour découvrir la tricherie et dissiper l’artifice grossier.
 
Un jour, la chanteuse andalouse Pastora Pavon, la Niña de los Peines, sombre génie hispanique, égale de Goya ou de Raphaël el Gallo pour les capacités d’invention, chantait dans une petite taverne de Cadix. Elle jouait de sa voix d’ombre, de sa voix d’étain fondu, de sa voix couverte de mousse, l’enroulait dans sa chevelure, la mouillait dans la manzanilla, ou l’égarait sur des landes obscures et très lointaines. Mais rien ; c’était inutile. Les auditeurs restaient silencieux.
 
Il y avait là Ignacio Espeleta, beau comme une tortue romaine, à qui, un jour, on avait demandé : « Tu ne travailles pas ? » ; et lui, avec un sourire digne d’Argantonio : « Comment veux-tu que je travaille ? Je suis de Cadix ! »
 
Il y avait là Héloïse, la chaude aristocrate, prostituée de Séville, descendante directe de Soledad Vargas qui, dans les années 30, refusa d’épouser un Rothschild parce qu’il était de sang moins noble. Il y avait là les Floridas que tout le monde croit bouchers, mais qui sont, en réalité, des prêtres millénaires qui sacrifient sans cesse des taureaux à Gerion, et dans un coin, l’imposant éleveur Don Pablo Murube avec son air de masque crétois. Au milieu du silence, Pastora Pav6n s’arrêta de chanter. Seul, sarcastique, un homme tout petit, de ces petits danseurs qui surgissent soudain des bouteilles d’eau-de-vie, dit tout bas : « Vive Paris ! », comme pour dire : « Ici, nous nous moquons des dons, de la technique, comme du savoir-faire. Nous cherchons autre chose. »
 
Alors, la Niña de los Peines se leva comme une folle, cassée en deux telle une pleureuse médiévale, elle but d’un seul trait le feu d’un grand verre d’eau-de-vie, et se rassit pour chanter, sans voix, sans souffle, sans nuances, la gorge embrasée, mais… avec duende. Elle était parvenue à détruire tout l’échafaudage de la chanson pour laisser passer un duende furieux et incendiaire, ami des vents chargés de sable, qui poussait les auditeurs à lacérer leurs vêtements comme les déchirent les noirs antillais, et presque sur le même rythme, lorsque dans leur rite, ils s’entassent devant l’image de Sainte Barbara.
 
La Niña de los Peines dut déchirer sa voix parce qu’elle se savait écoutée par une élite qui ne demandait pas les formes, mais la moelle des formes, une musique pure avec un corps ténu qui pouvait se maintenir dans l’espace. Elle dut appauvrir ses talents et son assurance, c’est-à-dire qu’elle dut éloigner sa muse, et attendre, désemparée, que son duende soit présent et veuille bien lutter au corps à corps avec elle. Et comme elle chanta ! Sa voix ne jouait plus, sa voix était comme un flot de sang, imposant sa douleur et sa sincérité, et elle s’ouvrait comme cette main de dix doigts que forment les pieds cloués, mais secoués de bourrasques, d’un Christ de Juan de Juni.
 
L’arrivée du duende suppose toujours un changement radical des formes sur de vieux schémas, elle apporte des sensations de fraîcheur totalement inédites, comme la qualité d’une rose soudain créée, par miracle, produit d’un enthousiasme presque religieux.
 
Dans toute la musique arabe, danse, chanson ou élégie, l’arrivée du duende est saluée par d’énergiques « Allah ! Allah ! » : « Dieu ! Dieu ! », si proches du « Olé ! » des corridas qu’il s’agit peut-être du même cri ; et dans tous les chants du sud de l’Espagne, l’apparition du duende est saluée par des cris sincères : « Vive Dieu ! », témoins profonds, humains, tendres, d’une communication avec Dieu à travers les cinq sens, grâce au duende qui agite la voix et le corps de la danseuse, évasion réelle et poétique de ce monde, aussi pure que celle que rencontra, à travers sept jardins, l’étrange poète du XVIIe Pedro Soto de Rojas, ou Juan de Calimaco sur une tremblante échelle de pleurs.
 
Naturellement, lorsque l’évasion est réussie, tous en ressentent les effets : l’initié découvrant comment un style peut vaincre une matière pauvre, et l’ignorant dans le je ne sais quoi d’une émotion authentique. Voici des années, dans un concours de danse à Jerez de la Frontera, une vieille de quatre-vingts ans, confrontée à de belles femmes et à des jeunes filles à la taille ondoyante, remporta le premier prix par le seul fait de lever les bras, dresser la tête. et frapper du talon sur l’estrade ; mais dans cette assemblée de muses et d’anges de Jerez, beautés de formes et beautés de sourires, elle devait triompher et c’est ce duende moribond qui triompha, en traînant sur le sol ses ailes de couteaux oxydés.
 
On peut rencontrer le duende dans tous les arts, mais c’est, naturellement, dans la musique, dans la danse et la poésie parlée qu’il trouve son champ le plus vaste, puisque ces arts appellent un corps vivant pour s’exprimer et parce qu’il s’agit de formes qui naissent et meurent indéfiniment, dressant leurs contours sur un présent exact.
 
Souvent, le duende du compositeur passe au duende de l’interprète et, à d’autres moments, lorsque le musicien ou le poète ne sont pas en phase, le duende de l’interprète, – et ceci est intéressant, -créée une nouvelle merveille qui n’a plus que l’apparence de la forme primitive. Tel est le cas pour Eleonora Duse, riche de duende, qui recherchait les œuvres ratées pour les faire triompher grâce à sa propre invention ou, pour Paganini, selon Goethe, qui produisait des mélodies profondes à partir de véritables vulgarités, ou encore pour une délicieuse jeune fille de Puerto de Santa Maria que je vis chanter et danser cet horrible couplet italien « 0 Mari ! » avec un sens des rythmes et des silences qui transformaient la pacotille italienne en un dur serpent d’or ascendant. Ils révélaient quelque chose de neuf qui n’avait rien à voir avec le point de départ, et apportaient ainsi une science et un sang nouveau à des corps vides d’expression.
 
Tous les arts, tous les pays sont capables de produire le duende, l’ange et la muse ; ainsi, l’Allemagne a quelquefois des muses, l’Italie est en permanence habitée par l’ange et l’Espagne est mue par le duende à tous moments, en tant que, depuis des millénaires, pays de la musique et de la danse, où le duende exprime le citron du petit jour et, en tant que pays de mort, comme pays ouvert à la mort.
 
Dans tout pays, la mort est une fin. Elle arrive et on ferme les rideaux. En Espagne, non. En Espagne, on les ouvre. Beaucoup vivent là-bas entre quatre murs jusqu’au jour de leur mort, où on les sort au soleil. En Espagne, un mort est plus vivant comme mort qu’en nul autre point du globe ; son profil blesse comme le fil d’un rasoir. Les railleries sur la mort et sa contemplation silencieuse sont familières aux Espagnols. Du « Songe des Têtes de Mort » de Quevedo à « L’Evêque Pourri » de Valdes-Leal, depuis la Marbella du XVIIIe, morte en couches sur le chemin, et qui dit :
 
C’est du sang de mes entrailles
Que le cheval est couvert.
Les pattes de ton cheval
Jettent des feux de goudron.
 
 
 
Jusqu’au garçon de Salamanque, tué par le taureau, et qui crie :
 
 
 
Mes amis, je suis mourant ;
Mes amis, je suis très mal.
J’ai trois mouchoirs dans le corps
Et j’y mets le quatrième.
 
 
Un peuple de contemplateurs se penche sur une haie de fleurs de nitres, avec des versets de Jérémie du côté le plus âpre et un cyprès odorant du côté le plus lyrique ; c’est un pays où l’essentiel a une valeur métallique et ultime de mort.
 
Le tranchoir et la roue du chariot, et le couteau et les barbes piquantes des bergers, et la lune pelée et les mouches, et les placards humides et les décombres, et les saints couverts de dentelle, et la chaux, et la ligne blessante d’avant-toits et de miradors, portent, en Espagne, de minuscules herbes de mort, des allusions et des voix perceptibles pour un esprit lucide, qui réveillent notre mémoire avec l’apparence inerte de notre propre passage.
 
Ce n’est pas un accident si l’art espagnol est issu de notre terre couverte de chardons et de pierres définitives ; la lamentation isolée de Pleberio, ou les danses du Maître Josef Maria de Valdivielso ne sont pas fortuites ; et ce n’est pas un hasard, si parmi toutes les ballades européennes, se détache celle-ci, espagnole et que nous aimons :
 
Si tu es ma belle amie,
Pourquoi fuir mon regard, dis ?
Ces yeux qui te regardaient
A l’ombre je les offris.
Si tu es ma belle amie,
Pourquoi fuir mon baiser, dis ?
Les lèvres qui t’ont baisé
A la terre les offris.
Si tu es ma belle amie,
Pourquoi fermer tes bras, dis ?
Ces bras qui t’ont embrassé
De vermine les couvris.
 
Rien d’étonnant non plus, si à l’aube de notre poésie lyrique, résonne cette chanson :
 
Dedans le verger
Je mourrai,
Dedans le rosier
On doit me tuer.
Je m’en allais, mère,
Les roses cueillir
Pour trouver la mort
Dedans le verger.
Je m’en allais, mère,
Les roses couper
Pour trouver la mort
Dedans le rosier.
Dedans le verger
Je mourrai,
Dedans le rosier,
On doit me tuer.
 
Les têtes glacées par la lune que peignit Zurbaran, les jaunes gras et les jaunes éclairs du Greco, le récit du Père Siguenza, l’œuvre intégrale de Goya, l’abside de l’église de l’Escurial, toute la sculpture polychrome, la crypte de la maison des ducs d’Osuna, la mort à la guitare de la chapelle des Benavente à Médina de Rio seco, sont des formes culturelles qui égalent les pèlerinages de San Andrés de Teixido où les morts ont leur place dans la procession, les prières funéraires chantées par les Asturiennes avec leurs lanternes pleines de flammes dans la nuit de novembre, le chant et la danse de la Sibylle dans les cathédrales de Majorque et de Tolède, l’obscur In recort de Tortosa, et les rites innombrables du Vendredi Saint qui, avec la richesse symbolique de la corrida, forment le triomphe populaire de la mort espagnole. Dans le monde entier, seul le Mexique peut rejoindre mon pays sur ce terrain.
 
Lorsque la muse voit arriver la mort, elle ferme la porte, élève une stèle, promène une urne, ou écrit une épitaphe d’une main de cire, mais très vite, elle revient gratter son laurier dans un silence .qui vacille entre deux brises. Sous l’arc tronqué de l’ode, elle assemble, dans un style funèbre, les mêmes fleurs que celles que peignirent les Italiens du XVe, et elle appelle le fiable coq de Lucrèce afin qu’il épouvante les ombres imprévues.
 
Quand il voit arriver la mort, l’ange plane en un vol circulaire et lent, et tisse, avec des larmes de gel et de narcisse, l’élégie que nous avons vue trembler dans les mains de Keats, dans celles de Villasandino et dans celles de Herrera et dans celles de Becquer et dans celles de Juan Ramon Jimenez. Mais quelle terreur s’empare de l’ange, s’il sent une araignée, même minuscule, sur son pied tendre et rosé !
 
En revanche, le duende n’arrive que s’il voit la possibilité de la mort, s’il est certain d’errer dans la maison, s’il est assuré de bercer ces branches que nous portons tous et qui n’apportent pas, qui, n’apporteront jamais de consolation.
 
Avec l’idée, le son ou le geste, le duende aime mener, sur ces bords du puits, un combat loyal avec le créateur. L’ange et la muse s’échappent avec des violons ou du rythme et le duende blesse, et dans la guérison de cette blessure qui ne se referme jamais, réside l’insolite, l’invention à l’intérieur de l’œuvre de l’homme.
 
La magique vertu du poème, c’est de se trouver toujours sous l’emprise du duende pour baptiser d’une eau obscure tous ceux qui s’en imprègnent, car avec le duende, il est plus facile d’aimer, de comprendre, et l’on est sûr d’être aimé, d’être compris ; et cette lutte pour l’expression et l’acte de la transmettre produit parfois, en poésie, des caractères mortelsRappelez-vous le cas de Sainte-Thérése, si flamenca et douée de duende, flamenca non parce qu’elle a attaché un taureau furieux et lui a infligé trois passes magnifiques, ce qu’elle fit effectivement ; non pour avoir fait la belle devant Fray Luis de la Miséricorde, ni pour avoir giflé le nonce de Sa Sainteté, mais parce qu’elle est une de ces rares créatures que le duende (pas l’ange, car l’ange n’attaque jamais), transperce d’un dard, afin de la tuer, parce qu’elle lui a arraché son dernier secret, ce pont subtil qui unit les cinq sens avec ce centre de chair vivante, de nuage vivant, de mer vivante qu’est l’Amour Libéré du Temps.
 
Victoire vaillantissime contre le duende ; au contraire, Philippe d’Autriche qui cherchait désespérément muse et ange dans la théologie, se retrouva prisonnier du duende des ardeurs froides dans l’enceinte de l’Escurial, dont la géométrie confine au rêve et où le duende revêt le masque de la muse pour châtier le roi pendant l’éternité.
 
En Espagne (comme dans les peuples d’Orient où la danse est expression religieuse), le duende a une puissance illimitée sur le corps des danseuses de Cadix – louées par Martial -, les poitrines de ceux qui chantent, – louées par Juvénal, – et dans toute la liturgie tauromachique, drame religieux authentique où, ainsi qu’à la messe, on adore et sacrifie un Dieu.
 
Il semble que tout le duende du monde classique se retrouve à cette fête parfaite, manifestation de la culture et de la grande sensibilité d’un peuple qui découvre dans l’homme ses meilleures colères, ses meilleurs accès de bile et ses larmes les meilleures. Dans la corrida comme dans la danse espagnole, personne ne se divertit ; le duende se charge à travers le drame de faire souffrir des formes vivantes, et il prépare les échelles pour permettre à la réalité de s’évader.
 
Le duende opère sur le corps de la danseuse comme le vent avec le sable. Son pouvoir magique peut transformer une jeune fille en paralytique de la lune, ou colorer de rougeurs adolescentes une vieille guenille qui demande l’aumône dans les bistros à vin ; à partir d’une chevelure, il fait naître un parfum de port nocturne et, à tout moment, il agit sur les bras de la danseuse grâce à des expressions qui sont les sources de la danse depuis le début des temps.
 
Mais impossible de se répéter jamais, – ceci, il est intéressant de le souligner. Le duende ne se répète pas plus que les formes de la mer ne se répètent dans la bourrasque.
 
Dans la tauromachie, il trouve ses accents les plus impressionnants, parce qu’il doit lutter d’un côté avec la mort qui peut le détruire et, de l’autre avec la géométrie, mesure fondamentale de la fête.
 
Le taureau a son orbite, le torero la sienne et, entre orbite et orbite, un point de danger, sommet de ce jeu terrible.
 
Avec la muleta, on peut avoir la muse, l’ange avec les banderilles et passer pour un bon torero, mais dans le jeu de cape, lorsque le taureau est encore intact de toute blessure et au moment de tuer, seule l’aide du duende peut rendre évidente la vérité artistique.
 
Le torero qui effraie par sa témérité le public de l’arène ne torée pas, il se couvre du ridicule de risquer sa vie, ce qui est à la portée de n’importe qui ; en revanche, le torero mordu par le duende donne une leçon de musique pythagoricienne et fait oublier qu’il jette sans cesse son cœur vers les cornes du taureau.
 
Largartijo, avec son duende romain, Joselito avec son duende juif, Belmonte avec son duende baroque et Cagancho avec son duende gitan, désignent, dans le crépuscule de l’arène, quatre grandes voies de la tradition espagnole aux poètes, aux peintres et aux musiciens.
 
L’Espagne est l’unique pays où la mort soit le spectacle national, où la mort fait longuement sonner ses clarines à l’entrée des printemps, et son art est toujours régi par un duende incisif, qui a créé sa différence et sa qualité d’invention.
 
Le duende qui couvre de sang, pour la première fois dans l’histoire de la sculpture, les joues des saints de Maître Mateo de Compostelle, est celui qui fait gémir Saint Jean de la Croix ou qui brûle les nymphes nues dans les sonnets religieux de Lope.
 
Le duende qui élève la tour de Sahagun ou qui façonne des briques chaudes à Calatayud ou à Teruel est celui qui déchire les nuages du Greco, et envoie rouler, à coups de pieds, les alguazils de Quevedo et les chimères de Goya.
 
Quand il pleut, le duende présente en secret un Velasquez possédé derrière ses gris monarchiques ; quand il neige, il montre Herrera dévêtu afin de prouver que le froid ne tue pas ; quand l’air s’embrase, il jette Berruguete dans les flammes et le pousse à inventer un nouvel espace pour la sculpture.
 
La muse de Gongora et l’ange de Garcilaso doivent abandonner leur guirlande de laurier lorsque passe le duende de Saint Jean de la Croix, quand Sur le flanc du côteau Voici le cerf blessé.
 
La muse de Gonzalo de Berceo et l’ange de l’Archiprêtre de Hita doivent s’écarter et céder le pas à Jorge Manrique lorsqu’il arrive, blessé à mort, aux portes du château de Belmonte. La muse de Gregorio Hernandez et l’ange de José de Mora doivent s’effacer pour laisser passer le duende de Mena qui pleure des larmes de sang et le duende à tête de taureau assyrien de Martinez Montañés ; de même, la mélancolique muse de Catalogne et l’ange trempé de Galice doivent regarder, avec une stupeur amoureuse, le duende de Castille, si loin du pain chaud et de la très douce vache destinée à paître sous un ciel balayé et sur une terre sèche.
 
Duende de Quevedo et duende de Cervantès, véritables anémones de phosphore chez l’un et fleurs de plâtre de Ruidera chez l’autre, couronnent ce retable du duende en Espagne.
 
Naturellement, tout art possède son duende spécifique ; mais tous s’enracinent en un point d’où coulent les sonorités noires de Manuel Torres, matière ultime, fond commun incontrôlable et frémissant de bois, de sons, de toiles et de mots.
 
Mesdames et Messieurs : j’ai élevé trois arcs et d’une main maladroite, je les ai armés avec la muse, avec l’ange et avec le duende.
 
La muse reste impassible ; elle peut avoir la tunique à petits plis, ou encore des yeux de vache qui regardent vers Pompéi, ou le grand nez à quatre faces que lui a peint son grand ami Picasso. L’ange peut agiter les cheveux d’Antonello de Messine, la tunique de Lippi et le violon de Massolino ou de Rousseau. Le duende … Où est le duende ? A travers l’arc vide, passe une brise mentale, qui souffle avec insistance sur la tête des morts, en quête de nouveaux paysages et d’accents ignorés, une brise à l’odeur de salive d’enfant, d’herbe foulée et de voiles de méduse qui annonce le baptême sans cesse renouvelé des choses qui viennent de naître.