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29/07/2014

Paris-Bamako aller­-retour : le kotéba

Extrait d’un entretien paru dans le numéro 98 de Cassandre/Horschamp

par Coline Merlo , Nicolas Romeas

                                               

Adama Bagayoko, je l’avais rencontré à Bamako, la première fois il y a une vingtaine d’années, à l’hôpital psychiatrique du Point G, où il a introduit le kotéba comme expérience thérapeutique collective. Et j’ai trouvé là la preuve vivante de l’application d’un outil efficace, qui se trouve être de l’art selon notre vocabulaire, dans le traitement de graves problèmes humains. Une expérience qui m’a marqué. Je l’ai retrouvé en France, lors d’une tournée de la troupe malienne BlonBa [1], en compagnie de Jean-Louis Sagot-Duvaroux, son co-fondateur.

Nicolas Roméas : Le kotéba est un rituel de village de cette région de l’ancien empire mandingue et vous avez, Adama, porté cette pratique à l’extérieur, sur le « parvis » d’un hôpital psychiatrique où le travail était rendu très difficile parce qu’il y avait trop de patients et pas assez de personnel. Par ailleurs, la méthode individuelle ne convenait pas à la culture africaine, il était préférable de travailler de façon collective. Là, d’un coup, on se rappelle que cet outil théâtral, qui a à voir avec la structure de la commedia dell’arte, permet de travailler sur la collectivité, d’un point de vue « politique » au sens grec, et aussi d’un point de vue thérapeutique… Et qu’il s’agit bien d’art.

Adama Bagayoko : Oui, je suis comédien et depuis 1992, j’ai initié une pratique théâtrale au sein d’un hôpital psychiatrique pour venir en aide aux patients. Cette démarche de théâtre thérapeutique résulte d’une première expérience menée avec Philippe Dauchez et l’association Tract [2]. Ça consistait à élaborer des messages ciblés sur des programmes de développement de santé pour éduquer, sensibiliser la population rurale, car dans notre pays beaucoup de gens n’ont pas accès aux médias.

C’est le « théâtre utile ».

Voilà. Forts de cette expérience, nous avons été approchés par le psychiatre Baba Koumaré qui venait de prendre les commandes de l’hôpital psychiatrique de Bamako et Jean-Pierre Coudray, un coopérant français qui travaillait là-bas. En 1981, ils ont pris contact avec mon professeur de l’Institut national des arts, Philippe Dauchez, pour savoir s’il pouvait leur fournir des artistes, musiciens, danseurs et chanteurs. Philippe leur a dit : « Je ne suis pas musicien, je suis professeur de théâtre, mais dans ma classe il y a des élèves qui ont une pratique du kotéba, qui engendre tout ça : la musique, la danse et le théâtre. » C’est comme ça que Philippe m’a approché et j’ai dit : « Pourquoi ne pas tenter l’expérience ? » Du coup, j’ai été autorisé par le personnel de l’hôpital à assister au groupe thérapeutique qu’ils animaient avec les patients et j’ai constitué une équipe de cinq personnes. Avec des collègues, nous sommes montés un après-midi au service psychiatrique de l’hôpital du Point G pour faire de « l’animation ». Je ne savais pas comment ça allait se passer, j’ai plongé dans le vide… Mais on a réussi. Quand on a eu fini nos danses et nos sketchs, les patients étaient si ravis qu’ils ont demandé aux chefs de service qu’on revienne le lendemain. Et ils ont voulu que ça se reproduise chaque semaine.
Et ça continue : tous les vendredis, nous partons au Point G où nous donnons des séances avec les patients. Nous n’avons pas changé beaucoup de choses par rapport à la forme du kotéba, qui est un théâtre traditionnel propre au milieu bamanan, fait de chants, de danses et de sketchs improvisés. Le but, c’est la régulation sociale. Nous avons pris l’hôpital comme un tournant, nous nous sommes dit : « Les patients ont des problèmes, des préoccupations à exprimer et il faut leur en donner l’opportunité. » Au départ, on préparait les thèmes, en essayant de faire participer les patients. Ça marchait jusqu’à un certain point, mais je me suis dit : « Il y a un manque, nous préparons les choses alors que les patients en ont d’autres à dire. Il ne faut rien préparer, il faut plonger dans le vide. » Donc, nous arrivons, nous faisons « l’appel », nous jouons le tam-tam pour avertir de notre arrivée et, au bout de trente minutes, les patients sont sortis de leurs chambres et commencent à créer une ambiance.
Les villageois viennent, parce que le Point G est contigu à un village. Au départ, beaucoup de préjugés entouraient la maladie mentale, les gens ne pouvaient pas s’aventurer dans un service de psychiatrie, ils se faisaient insulter ou agresser, c’était comme un parc fermé où les gens étaient aigris. Quand le professeur Koumaré est arrivé, il a voulu ouvrir les portes et le kotéba l’a aidé. Désormais les gens pouvaient venir car il y avait quelque chose d’autre à voir que les patients, il y avait des manifestations données par des comédiens, chacun avait son conte. Le kotéba est une tradition très connue au Mali. Quand on parle d’un kotéba, tout le monde a hâte de venir parce que c’est l’occasion de rire, et de connaître beaucoup de choses qui sont cachées dans la société puisque le kotéba ignore les tabous. Tout est permis.

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C’est un peu la même fonction que celle du carnaval en Europe. Et ça a tellement bien marché que vous êtes allés montrer cette pratique dans des pays lointains, au Canada, et à Lyon, à l’hôpital du Vinatier où un film sur vos activités à Bamako a été réalisé. Est-ce que ce que vous venez de nous raconter peut avoir lieu dans n’importe quel contexte ?

Nous avons donné la preuve que ce que nous faisons n’a pas de frontières, il suffit qu’on vienne et que quelqu’un se mette à chanter, nous entendons le rythme et ça commence à danser. À partir du moment où les gens commencent à se mélanger, à danser, ça crée la confiance et tout devient possible. Ces gens-là ont toujours envie de dire quelque chose, parce que, de tout temps, ils ont été rejetés… Nous donnons l’opportunité aux malades mentaux d’être entendus. Le désir de s’exprimer est universel et nous excitons ce désir, nous créons une atmosphère qui se prête à ça.

Coline Merlo : C’est complètement à contre-courant de la psychiatrie actuelle.

AB : Ce que je sais, c’est que donner l’opportunité à quelqu’un, qui est opprimé ou malade, de s’exprimer, c’est très important. À partir de l’instant où on accepte de l’écouter, on trouve une approche de solution à son problème, c’est ce qui nous permet d’aller partout. J’ai joué pendant trois années dans tous les centres de Maison Blanche, et quand je suis parti du Vinatier, j’ai entendu dire que ça marchait aussi bien qu’à Bamako. Il ne s’agit pas d’inventer quelque chose, il s’agit de donner l’opportunité aux gens de s’exprimer. C’est ça qui est capital !

CM : Ça signifie qu’on considère les malades comme des gens à part entière, et ce n’est pas une pensée dominante dans la psychiatrie en France sauf dans quelques endroits très rares, comme la clinique de La Borde qui fonctionne aussi sans grilles, un endroit ouvert, pas immédiatement contigu à la ville, où les malades peuvent sortir, se déplacer, faire des rencontres, être responsables et entendus. Mais cette pensée existe à peine. Tu dis que la compagnie avec laquelle tu travailles vient chaque semaine au Point G. Qui joue au départ ? Les thématiques sont proposées par les malades ? Ce sont des improvisations ?

Il y a des étapes. Après l’appel du tam-tam, on se regroupe sur la terrasse des femmes, une terrasse ouverte, et on commence à danser, cette danse dure de vingt à trente minutes, ça dépend de l’engouement des gens et ça permet de se faire une idée de la personnalité du patient, de l’envie qu’il a… On tient compte de tout ça et on propose à tout le monde de s’asseoir, malades, spectateurs, médecins, psychologues, et on choisit le premier personnage. J’appelle les premiers personnages « les personnalités de la séance », à savoir le chef du village, son adjoint, la représentante des femmes, son adjointe, et le représentant des jeunes. Généralement, ils sont choisis parmi les patients mais nous varions parfois pour ne pas donner l’impression qu’ils sont les seuls concernés… On prend aussi des visiteurs pour jouer. À partir de là, on demande aux « chefs du village » ce qu’ils ont à dire aux villageois. On leur dit : « Tout le monde a des préoccupations, qu’est-ce que vous voulez qu’on joue aujourd’hui ? » et on spécifie qu’on souhaite qu’ils parlent de ce qui est mauvais pour essayer de le jouer : les gens disent ce qui ne va pas à leur niveau, à celui de leur environnement, de leurs familles… Je fais la synthèse de tout ça et j’envoie les comédiens aider les patients à développer le thème. C’est totalement improvisé. Sinon, nous passerions à côté des préoccupations des patients, et leur participation active est indispensable.

NR : On comprend la nécessité de l’improvisation dans une pratique où des choses inattendues vont se dire, où des interactions imprévues vont avoir lieu afin que tout ça agisse sur la réalité des personnes et du groupe. Je dirais que c’est le noyau du théâtre. Mais en Occident, il y a quelques siècles, on s’est mis à écrire le théâtre. Et vous-même, vous vous êtes mis à travailler avec BlonBa sur des pièces écrites… On vient de vous voir au Grand Parquet dans ce beau spectacle, Ala tè sunogo, inspiré du kotéba mais qui est du théâtre écrit, une sorte de dénonciation, sur le mode de la comédie, de la corruption généralisée de l’État malien. Comment faites-vous le lien entre ces pratiques ?

AB : J’ai toujours voulu aider les exclus à s’exprimer, mais, eu égard aux maux qui gangrènent notre société, j’ai aussi des choses à dénoncer ! Et, au sein d’un hôpital psychiatrique, c’est très limité : s’il y a l’opportunité de le faire sur la grande scène, c’est mieux… BlonBa m’a donné cette opportunité. Ala tè sunogo s’inscrit dans cette droite ligne et c’est une fierté pour moi, parce que nos problèmes concrets sont dénoncés dans la pièce. Tous les Maliens sont aujourd’hui confrontés à la corruption. Le kotéba, c’est une satire, une mise en scène de tout ce qui donne mauvaise conscience, et c’est une opportunité de s’adresser à une échelle plus vaste. Ala tè sunogo, ça veut dire « Dieu ne dort pas ». Nous sommes fatigués de la corruption, et « Dieu ne dort pas », ça signifie que ça changera un jour, à condition que nous ne restions pas passifs. Jouer sur des scènes internationales, c’est ma façon de participer, pour pouvoir me dire : « Je ne suis pas passif, je lutte pour une bonne cause. »

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C’est ça, le sens de la pièce que vous avez écrite, Jean-Louis ?

Jean-Louis Sagot-Duvauroux : Ala tè sunogo est une expression qu’on emploie régulièrement quand on a des problèmes dont on a l’impression qu’on ne peut pas sortir. On s’en remet à Dieu mais, en exprimant l’idée que « Dieu ne dort pas », on se dit qu’il y a une solution, même invisible ! Même si je suis au fond du trou aujourd’hui, quelque chose va pouvoir se passer.

Vous avez écrit cette pièce dans l’idée que ça fasse débat dans la société ?

JLSD : Oui, le kotéba est une mise en forme des préoccupations des gens, qui joue sur l’effet comique et qui a pour objectif de parler de ce qui ne va pas, le mauvais, comme dit Adama. Les Maliens ne le mettraient pas dans la catégorie « culturelle », qui est une catégorie de l’histoire occidentale des formes et du champ symbolique… C’est considéré comme un moment de libre expression. Ça a bien sûr des ressemblances avec Molière, la comédie classique, qui veut corriger en divertissant, mais dans la représentation que les gens en ont, c’est différent. Ça n’entre pas immédiatement dans les catégories artistiques. Quand Adama explique : « On fait s’exprimer les gens et moi aussi j’ai quelque chose à dire », les deux choses se diront différemment, l’une sera écrite et l’autre sera improvisée.
Il y a une première longue étape avec le kotéba originel des villages, très proche de ce dont parlait Adama à l’hôpital du Point G, ensuite dans les années 1980, pendant la dictature militaire, des comédiens courageux ont mis cet esprit du kotéba sur la scène et ça a pris une forme théâtrale. C’était en langue bamanan, le Mali se parlait à lui-même. Ça a eu une fonction importante : le kotéba se fait devant le roi, devant les chefs qui ont fait les mauvaises choses et le Président de la République, qui était un dictateur militaire, Moussa Traoré, est venu voir la pièce. Pour la première fois, les Maliens ont entendu la vérité exprimée à la télévision, devant le dictateur, et lui, pris par la nature du kotéba, s’est mis à rire jusqu’à perdre sa babouche ! Les gens l’ont vu, et à partir de ce moment, ils se sont dit : « On peut parler ! » C’est un moment important de ce qui a amené la révolution en 1991. Nous sommes arrivés plus tard, avec Alioune Ifra Ndiaye qui avait 27 ans et démarrait l’aventure de BlonBa. Nous voulions continuer à faire du kotéba en bamanan mais aussi en français, parce que ça fait partie de la voix du Mali, de dire : « Mon problème est un problème du monde. » Ça a très bien marché, les gens se réunissaient autour de ces histoires, même sans en avoir tous les codes… Même si des choses échappent, quelque chose se passe qui est à l’image de notre monde planétaire, et d’une jeunesse qui est reliée à différentes sources de civilisations. De plus, le fait d’échapper aux catégories « culture », « œuvre », « artiste » rend la chose moins intimidante. Nos acteurs ne donnent pas l’impression d’exercer un sacerdoce, ils remplissent une fonction qui n’existe que dans le rapport au public, un public beaucoup plus réactif au Mali, mais ça se passe aussi ici. On s’est rendu compte, notamment devant des jeunes, que les gens s’appropriaient cette forme. Que le Mali, avec une autre configuration des arts de la représentation, de la production du champ symbolique, etc., vienne en France, c’est très salutaire et thérapeutique, ça rappelle que l’histoire n’est pas finie avec les grands paradigmes, aujourd’hui épuisés, issus de la modernité occidentale.

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Est-ce que ça ne nécessiterait pas, en France, un échange et un apport de connaissances pour qu’un vrai débat puisse avoir lieu, avec un rappel de l’histoire et de la situation politique du Mali ?

JLSD : Oui, quand on présente ces pièces en France, les gens n’ont pas toutes les clés, ce qui fait qu’ils prennent ça au simple niveau de la comédie… Au Mali, ça a vraiment une importance, comme c’était le cas avec les spectacles faits au temps de la dictature. Aujourd’hui, certains spectacles sont des événements politiques, des milliers de gens les voient, il y a des ministres, on fait des tournées dans les villages avec des débats qui durent tard dans la nuit. Ici, l’Afrique est restée très périphérique dans l’esprit des gens, y compris des programmateurs, et un spectacle africain qui parle d’une urgence africaine ou qui est d’abord fait pour le public africain a plus de mal à entrer dans l’institution qu’un spectacle où un Français imagine l’Afrique.

Cette action politique a-t-elle un effet ?

JLSD : La plupart de nos spectacles sont très critiques par rapport à l’administration, à l’État et à la société, on dit des choses que les gens aiment beaucoup entendre, mais par-derrière ce n’est pas évident. Quand on refuse d’entrer dans le système de corruption, tout devient compliqué. Dans la pièce, on montre un inspecteur des impôts qui fait vraiment n’importe quoi et ça nous est arrivé ! Ça aurait pu se régler en donnant 300 000 francs au gars, mais Alioune n’a pas voulu et notre salle a été fermée trois fois en 2011 ! L’administration a perdu cinq fois le dossier parce qu’on avait fait les recours légaux et la chose n’a pu être réglée qu’au niveau du Président. Dans ce qu’Alioune a mis en place avec BlonBa, il y a un travail exigeant, avec des gens qui travaillent, qui imaginent, et il y a une exigence intellectuelle et morale. 80 % de notre énergie est utilisée à éviter les pièges et tous ceux qui construisent de manière innovatrice en Afrique rencontrent ce problème.

CM : Dans Dieu ne dort pas, Adama interprète tous les personnages corrompus, et j’ai impression qu’il s’agit d’une déclinaison du même personnage, du même vice. Cette secrétaire administrative avec sa perruque qui essaye d’empêcher Cheikna de faire aboutir son dossier, cet inspecteur des impôts ou ce juge, c’est la même personne…

AB : Je suis comédien et je dois m’adapter à tous les rôles. Ce n’est pas moi qui les choisis, ils m’ont été attribués par le metteur en scène ou l’auteur. Le monologue de Cheikna répond à une tradition théâtrale du Mali, des personnages idiots, ou fous, dont la parole consiste à dire le contraire de ce qu’ils pensent, généralement des personnes âgées… Je ne sais pas si l’auteur l’a pensé dans ce sens, mais, en ayant vécu cette tradition, je crois que c’est la meilleure manière de faire passer le message. C’est aussi la rencontre de deux générations, Cheikna dit : « J’ai 100 ans et tout ce que je voulais apprendre, je l’ai appris » et la jeune Goundo dit : « Moi, je n’ai pas 100 ans mais tout ce que tu dis, ça pèse sur nous », c’est un dialogue entre générations.

JLSD : Dans la pièce, il y a une chose en rapport avec le kotéba et qui en est en même temps éloignée, c’est l’utilisation de la danse contemporaine. On a le personnage du jeune muet qui ne s’exprime qu’en dansant et ce personnage, avec Goundo, met une espèce de vibration poétique de vie, d’énergie, sans mots, et ça ressemble beaucoup au Mali d’aujourd’hui : il y a le couvercle, les choses qui écrasent le pays, l’abaissent, l’avilissent, et il y a une tonicité de la jeunesse, une énergie latente formidable, encore déboussolée : la question culturelle, pour prendre l’expression française, est centrale. Apprendre à être libre, construire une image de soi habitable pour pouvoir se lever et faire sauter le couvercle. Le spectacle est un moment politique au Mali : jouer Wari devant le dictateur militaire a été un moment de l’histoire du pays et le parcours de BlonBa depuis quinze ans est un moment de l’histoire malienne. Une compagnie dirigée par des jeunes et qui a donné un espoir énorme à la jeunesse.

Sur le rôle central de ce qu’on nomme « culture », vous nous avez rapporté, Jean-Louis, une représentation extraordinaire de Tête d’or…

JLSD : On a mené en janvier et février dernier une expérience étonnante. Jean-Claude Fall, metteur en scène qui a dirigé des CDN et a fondé le théâtre de la Bastille, a proposé de monter Tête d’or de Paul Claudel à Bamako. Il était convaincant, mais c’était aussi une période où il n’y avait plus de travail pour les artistes, il en employait quinze, et des techniciens… Avec Alioune, nous avons décidé de le faire. Ça ne nous paraissait pas absurde et c’était une opportunité de donner du boulot aux artistes. Ça s’est très bien passé et ces partis pris fonctionnaient. Le beau langage fait partie de la vie des Africains. La rhétorique est dans la vie des gens et il y a une qualité de langue vraiment forte dans les discussions : l’ironie, l’astuce, la bonne formulation. La langue de Claudel était en faveur d’une adhésion du public malien. Tête d’or est un conte initiatique, ça raconte le débat intérieur du jeune homme orgueilleux, « rimbaldien », « satanique », qui est convaincu par sa vision dans Notre-Dame-de-Paris d’aller vers la religion qui dit que Dieu aime les faibles et les affamés. Il y a ce débat très fort qui se sent dans le récit, et le public malien est disponible pour ce genre d’histoires à double fond. En outre, ça raconte l’histoire des Seleka [3] ! Un royaume délabré avec un roi impuissant et, soudain, un homme orgueilleux, fascinant et démoniaque se lève et entraîne les gens derrière lui. Il y a l’incapacité à avoir une institution qui tienne et l’émergence de personnalités charismatiques qui ne se sentent plus liées à la société, c’est ce qui se passe aujourd’hui en Afrique. Les gens ont même mis sur le roi de Tête d’or le nom de l’ancien président Amadou Toumani Touré.
Nous avons travaillé avec une équipe de jeunes gens, entre 20 et 25 ans, c’est la jeunesse malienne d’aujourd’hui qui vit avec le monde : ils ont fait un vrai travail de construction du public. On a eu la surprise et l’émerveillement de voir 1000 Bamakois enthousiastes de cette pièce de Claudel astucieusement ancrée dans un terreau où le public malien se retrouvait. Mais le directeur de l’Institut français n’est pas venu le voir. Il n’est jamais venu nous serrer la main, ni saluer Jean-Claude Fall ! Ça nous a étonnés.

Propos recueillis par Coline Merlo et Nicolas Roméas

Photos David Merle.

• Compagnie BlonBa – www.blonbablog.com



Post-scriptum :

Retrouvez l’intégralité de cet article dans le numéro 98 de Cassandre/Horschamp.



[1J’avais tout d’abord écrit « franco-malienne », mais voici le commentaire que m’a fait Jean-Louis : « tu étonneras beaucoup de Maliens quand tu écris que BlonBa est une compagnie "franco-malienne". C’est une compagnie malienne où des Français ont leur place. Comme tant d’étrangers ont leur place dans des compagnies françaises. »

[2Troupe de recherche, d’animation et de communication théâtrale, l’une des trois équipes crées et animées par Philippe Dauchez, professeur à l’Institut National des Arts de Bamako.

[3Coalition constituée en août 2012 de partis politiques et de forces rebelles opposés au président centrafricain François Bozizé.

 

 

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