Serge Carfantan enseigne à l'Université de Bayonne et au lycée Victor Duruy à Mont de Marsan, il tient depuis 2000 le site Web Philosophie et Spiritualité qui propose une vision renouvelée de l'enseignement philosophique. Il intervient dans des conférences et il est l'auteur d'une centaine de publications.
Nous sommes en permanence bombardés de nouvelles économiques toutes suspendues au seul indice sensé provoquer en nous un sentiment de réjouissance ou d’affliction, celui de la croissance. Si la croissance est là alors tout va bien, si elle n’y est pas, alors tout va mal. C’est aussi simpliste que la pensée duelle peut l’être. De même qu’il est simpliste de croire que l’on peut tout résoudre en opposant le camp de ceux qui auraient « raison » et celui de ceux qui ont « tort », il est tout aussi naïf de croire que là où on peut coller l’étiquette « croissance » se trouve un bien et, inversement, là où la croissance faiblit réside un mal. Sortons des dualismes et voyons le monde tel qu’il est dans sa complexité.
Ce que nous ne voyons pas, c’est que les raisons de notre attachement à la notion de croissance n’ont rien à voir avec l’économie et ses processus objectifs, mais ont un rapport très intime avec la vie, telle que nous la découvrons autour de nous et telle que nous l’éprouvons en nous. Si l’idée de croissance nous affecte, c’est parce qu’il est dans la nature même de la vie de se donner à elle-même et de s’épanouir. L’expansion de soi dans un sentiment plus large et intensément vivant est ce que la joie contient et ce qu’elle exprime. Aussi, quand nous entendons parler de « limitations de la croissance », quelque part, les mots ont une résonance affective, nous ne pouvons pas nous empêcher de nous sentir intérieurement réduits, menacés, oppressés par avance à l’idée que le futur va sévèrement nous limiter. Inutile de tricher avec la vérité, soyons honnêtes : en deçà des catalogues de chiffres, du barda objectif et des commentaires savants, il y a de l’affectif dans le mot croissance. Incontestablement, nous voulons être davantage, ce n’est pas quelque chose qui puisse ni doive être renié.
Petit rappel d’Aristote. En grec, le mot nature, fusei, est construit sur le verbe fuo, croître. Mais attention. La nature ne connaît pas l’idée de "croissance linéaire", qui est une invention de l’intellect humain, en elle règne une temporalité circulaire. Et cela change tout. Le chêne laisse tomber ses fruits en automne, pour chaque gland qui s’enfonce dans la terre, il y a la potentialité d’un arbre… qui va pousser donner une tige, engendrer des fruits etc. Comme le dit Giono, dans la Nature, les jours ne sont pas « longs », ils sont « ronds », les saisons passent dans un "roulement cyclique ou l’expansion du vivant est globale". Au niveau de la biosphère, le mot croissance a un sens très original : épanouissement du vivant, expansion de la diversité, renforcement des équilibres, conquête sur l’inerte etc. Rien à voir avec l’idée d’un but linéaire qu’il faudrait atteindre dans le futur. Croître ici, c’est s’épanouir comme les fleurs sauvages libérées au printemps. Ainsi, étrangement, quand Aristote pense le mouvement, il n’a pas seulement comme nous l’idée d’un "déplacement" d’un point à un autre. Il pense aussi le mouvement comme "croissance globale du vivant", puis dégénérescence, renouvellement et ainsi de suite. « Mouvement selon l’accroissement » est une expression qui dans notre culture du temps et de la causalité linaire n’a aucun sens. Elle n’a aucun rapport avec l’idée abstraite et réductrice de « croissance » des économistes et pourtant elle est d’une extraordinaire pertinence.
Elle a un sens riche et profond qui a été retrouvé par l’écologie. L’idée qui en émerge est celle-ci : dans la Nature, il ne peut exister de croissance réelle que globale, capable de nourrir la totalité des vivants, tout le reste, toutes ces idées limitées de croissance dans tel ou tel domaine ne sont que des spéculations myopes.
Si nous mettons ensemble les deux points précédents cela donne : les meilleures conditions de vie sont celles qui permettent à chacun de faire l’expérience de la "joie de vivre", qui est en quelque sorte le pur sentiment de la croissance intérieure qui s’étend en direction de l’univers. Et nous voyons aussi qu’il est "absurde" de penser qu’il peut y avoir croissance des uns au mépris des autres, ou même que le mot croissance garde un sens si on l’emploie seulement dans un domaine restreint.
Autrefois on employait le mot « prospère » pour dire qui est globalement bien développé : un arbre devient « prospère » dans son terreau, devient fort et s’élève haut. La nourriture qui circule dans la sève sert chacune des parties. Chacune des cellules d’un corps « prospère » si elle est convenablement nourrie. Si le cœur se mettait à stocker tout le sang au lieu de le faire circuler dans l’organisme, cette « croissance » serait démentielle et destructive du tout. Si une cellule s’isole du corps et décide de se faire sa petite croissance exponentielle à elle toute seule contre l’intégrité du tout, cela donne… une tumeur. Un cancer. De même, si l’argent est siphonné depuis le réseau de l’échange pour tourner en boucle dans la spéculation, les soi-disant « performances de croissance » dans le domaine financier seront extrêmement dangereuses et toxiques pour le corps social tout entier. Si la croissance est définie par la productivité cancéreuse d’objets inutiles, voués à remplir des décharges d’immondices sitôt produits, elle vampirise les ressources naturelles et au final appauvrit tout le monde. Pire, elle laisse traîner dans les esprits l’idée fausse que c’est en accumulant, en cherchant à « avoir plus » que nous trouverons l’épanouissement de notre vie. Ce qui est complètement illusoire. Le seul fait de le laisser croire, de le faire croire, sous des formes variées dans le marketing, la publicité et les modèles sociaux démontre que nous sommes dans une totale confusion sur ce qu’est la croissance au sens vrai. Cette totale confusion est appelée matérialisme ambiant.
Aussi, quand nous entendons le mot « croissance » prononcé à tout va, comme une sorte de mot magique qui va tout expliquer et tout résoudre, il faut tout de suite sortir le revolver de l’intellect critique pour savoir exactement ce que l’on veut dire. Assez de salades autour de la notion de « croissance », il faut d’urgence s’ôter de l’esprit qu’elle serait une solution miracle. Lorsqu’une action est en forte « croissance » en bourse, cela peut vouloir dire qu’il y a eu des gains de productivité et donc que l’on a par exemple viré 15 000 personnes, ou bien que les dirigeants s’en mettent plein les poches mais que les employés eux ne voient aucun changement positif de leurs conditions de vie, ou encore, ce peut être un pur effet spéculatif de trading – y compris de machines automatisées – sans aucun rapport avec la vie réelle. La « croissance » du secteur tertiaire peut être le signe patent qu’il n’y a plus de productivité, parce que toutes les usines ont été délocalisées ailleurs, de sorte que si nous étions un tant soit peu lucides nous verrions que c’est un signe d’appauvrissement collectif etc. Il existe d’innombrables exemples dans lesquels il y a une ambiguïté phénoménale dans l’emploi de ce mot « croissance ». Cela va de l’argument de l’ignorance journalistique dans les médias publics à l’argument de charlatan en politique, en passant par toutes sortes de degrés de méli-mélo dans le verbiage ordinaire.
Il faut reconnaître un immense mérite aux tenants de la décroissance. Ils ont apporté – enfin – dans le débat de la croissance des exigences de clarification, su distinguer, comme il se doit, la saine expansion de la joie de vivre, la dimension qualitative de la croissance, de l’obsession des chiffres et du quantitatif de la croissance sans rapport avec la vie réelle. Il faut mettre les points sur les i : dans un monde par essence limité de toutes parts, il est absurde et insensé de raisonner avec une idée de croissance à l’infini. Nous le savons depuis le Club de Rome. Il nous faut apprendre à vivre ensemble et à partager dans un modèle qui n’aura dans le futur plus rien à voir avec la consommation de masse du standard américain. Nous allons devoir réapprendre des leçons que la Nature a toujours mis en œuvre et jeter à la poubelle des idées fausses. La notion courante de « croissance » en premier lieu. Elle repose sur des illusions.
Serge Carfantan
Docteur agrégé de philosophie
Source : http://www.cge-news.com/
Voir aussi du même auteur : http://www.philosophie-spiritualite.com/cours/sagesse_revolte.htm