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13/11/2014

Au Testet, zadistes ou pas, « Voici pourquoi nous sommes là »

http://www.reporterre.net/spip.php?article6523

Isabelle Rimbert (Reporterre)

jeudi 13 novembre 2014

 

Le 25 octobre au Testet, Rémi Fraisse n’avait pas encore été tué par l’Etat. Parmi les milliers de personnes venues participer à ce qui s’annonçait comme un joyeux week-end de résistance contre le barrage de Sivens, voici huit rencontres : huit personnes venues exprimer leur soutien et apporter leur pierre à l’édifice de la lutte. Tout comme l’avait fait Rémi Fraisse.


Olivier, 38 ans : « Je préconise la lutte arborée »

« J’ai commencé à ressentir une forme criante d’injustice au moment de la conférence de Rio en 1992, avec le constat de la déforestation galopante. Ça m’a donné envie de reconquérir la Terre, de la replanter. Je me suis installé sur la ZAD de Notre-Dame-Des-Landes en mars 2011, car cela ressemblait à un lieu sur lequel il était possible de faire germer la vie, et qu’elle y prolifère. Avec l’idée d’arriver à avoir un impact positif sur l’environnement.

Dans le monde, il existe de nombreuses luttes contre la déforestation, et je pense qu’il est de notre devoir de s’interposer face aux puissances de destruction. Pour moi, le sens de la lutte au Testet, mais aussi sur la ZAD de Notre-Dame-Des-Landes, c’est d’arriver à sauver ce qui peut encore l’être. Vivre sur place et être sur le terrain, c’est une des façons de résister, parmi plein d’autres possibles.

Ici au Testet, je suis venu avec ces costumes d’arbres, créés il y a un an pour contrer la construction du barreau routier à Notre-Dame-Des-Landes. C’est un costume protecteur et symbolique, fait pour résister à la violence des CRS. Il est temps que chacun ouvre les yeux sur cette société dont la raison d’être est de faire du profit sur tout ce qui existe, le vivant en général et l’humanité en particulier.

Avec d’autres, je cherche les moyens d’arrêter ce processus, en faisant marcher notre intelligence collective. Au Testet, la violence d’Etat est encore montée d’un cran pour protéger des intérêts privés. Tant qu’on est dociles, ils continueront. Je préconise la lutte arborée !

Et même si je me considère comme quelqu’un de plutôt pacifiste, ça ne m’empêche pas de combattre physiquement sur le terrain, en trouvant des moyens créatifs de lutter. On ne se laissera pas abattre ! »


Solène 33 ans : « Quotidiennement, les copains se faisaient défoncer par les Gendarmes Mobiles »

« J’ai entendu parler de la lutte du Testet il y a un an, et j’ai commencé à venir fin août : je pensais rester deux jours, je suis restée une semaine. Pour construire des cabanes, aider, apporter mon soutien. J’en suis repartie avec les larmes aux yeux, car je savais que quotidiennement, les copains se faisaient défoncer par les Gendarmes Mobiles (GM) sur place.

Je suis revenue pour la manif du 25 octobre sur la zone. Et le choc a été rude : je n’ai pu que constater la désolation du lieu. Cette forêt de Sivens est pourtant un endroit magique. Je suis venue défendre ce qu’il en reste, et aider les opposants qui, après des mois de lutte, sont tous très éprouvés. Ici, j’ai été touchée par la solidarité dont les gens font preuve : il y a beaucoup de respect, de bienveillance et d’écoute.

Connaissant les enjeux qu’il y a derrière, on ne peut que réagir. On fait face à des intérêts économiques et politiques qui sont en train de bousiller la planète comme si les ressources étaient inépuisables. Notre société génère énormément de gaspillage et de surconsommation. Il faut se rendre à l’évidence : c’est un modèle qui n’est plus valable.

Ayant été sensibilisée très jeune à la protection de l’environnement et au respect du vivant, cette injustice m’insupporte. De même que la violence d’Etat et le déni de droit dont il fait preuve. Ce qui se passe ici est totalement anti-démocratique : ce sont de petits arrangements entre gens haut placés, qui entendent faire de l’argent au détriment de la nature. »


Kitoo, 55 ans : « Comme j’aime tricoter, j’ai décidé de fabriquer des cagoules et des bonnets pour les gens sur place »

« J’habite dans l’Hérault près de Pézenas. J’avais entendu parler du projet de barrage via Internet, et je suis venue début septembre. En arrivant, j’ai compris combien cette lutte est juste et légitime. J’ai vu cette portion de forêt ratiboisée, et le courage des zadistes sur place : cela m’a donné envie de m’investir à mon tour.

Depuis septembre, je reviens tous les week-ends. Je me suis demandée de quelle manière je pouvais être utile, et comme j’aime tricoter j’ai décidé de fabriquer des cagoules et des bonnets pour les gens sur place. J’ai lancé un appel sur le web afin de recueillir de la laine, et j’en ai reçu de partout, comme ces pelotes venues des Pays-Bas, filées et teintées à la main. Pour moi, symboliquement, c’est fort : c’est autre chose que d’envoyer de l’argent.

Ce que j’ai trouvé ici, c’est avant tout un concentré d’humanité, de conscience et de solidarité. Tout cela fait écho à mes convictions : je me revendique anarchiste depuis mes dix-sept ans. Et dans cette lutte, je retrouve les valeurs anarchistes : le respect de la liberté et du vivant, l’entraide, l’autogestion, le côté anti-autoritaire, ainsi qu’une réflexion constante sur ce qui nous concerne, qui tranche avec l’endoctrinement politique aveugle.

Beaucoup pensent que l’anarchisme, c’est la violence et le chaos alors que c’est juste l’inverse ! C’est, pour moi, un moyen d’arriver à l’harmonie. Quand on arrêtera d’élire des gens qui pensent à notre place, la société se portera mieux.

Je croise de nombreuses personnes qui se sentent nourris, grandis et équilibrés par la lutte et par cette vie de partage. Et je reste persuadée que le changement doit venir de l’action de chacun. »


Adeline, 32 ans : « Si mon action permet à vingt personnes d’ouvrir les yeux, c’est déjà ça »

« J’habite Gaillac. Cette forêt, je viens m’y promener depuis mes douze ans. Dans les environs, peu de gens sont au courant de ce projet de barrage. C’est en voyant des tags « non au barrage » que j’ai pris le temps de me renseigner, fin août. Depuis, je viens avec mes deux enfants, dès que possible, pour apporter mon soutien.

J’ai fait des actions devant le Conseil Général d’Albi : des chorégraphies avec d’autres filles. C’est une façon d’interpeller les gens : ils s’arrêtent et on peut alors leur faire passer des messages. Je suis aussi active sur Internet, c’est un autre bon moyen de diffuser des idées. Mais c’est un boulot énorme, car il y a beaucoup de désinformation, alors il faut systématiquement vérifier avant de diffuser.

Je me suis donné pour mission d’essayer d’ouvrir la lutte aux gens du coin. Car curieusement, on trouve beaucoup plus de personnes de l’extérieur dans ce combat. J’aimerais que les gens s’interrogent, s’intéressent et s’informent au-delà de ce qui est diffusé dans les médias dominants. Si mon action permet à vingt personnes d’ouvrir les yeux, ce sera déjà ça.

Il est capital de faire tomber les poncifs et les contre vérités du genre : « Les opposants sont une bande de hippies, ou de gens violents, etc. »

Ici, il y a toutes sortes de personnes : certains travaillent et posent des jours de congé pour être présents, il y a des étudiants, des chômeurs… Sur place ou ailleurs, il y a mille façons de s’investir et de prêter main forte. Car ici sur la Zad, c’est très isolé. Grâce aux pique-niques, à l’occupation du conseil général et des manifestations dans les lycées, la lutte s’est un peu désenclavée. Et ce n’est qu’un début ! »


Camille, 42 ans : « L’occupation reste le seul rempart contre la destruction des écosystèmes »

« Après avoir vécu à Notre-Dame-des-Landes, je suis à la Zad du Testet depuis un an. Je lutte contre les projets qui attaquent nos cadres de vie. Les recours judiciaires à notre disposition s’avèrent inefficaces. Dans des cas de force majeure comme aujourd’hui, l’occupation reste le seul rempart contre la destruction des écosystèmes.

Considérant les atteintes graves à la biodiversité, les multiples projets inutiles et imposés ainsi que la faillite du système concernant la préservation du vivant, beaucoup ici s’estiment en état de légitime défense pour la survie des générations. Comment peut-on rester sans rien faire face à un système sourd à toute requête et face aux violences policières ?

De plus, ici on est en plein conflit d’intérêts : la société qui a fait les études préalables est aussi maître d’ouvrage du projet, avec des appuis politiques derrière. C’est un système nuisible qui s’auto-alimente, j’appelle cela de l’économie endogène capitaliste.

Ici, on essaie de construire autre chose : un système résilient et respectueux de l’environnement qui profite à tous et pas à quelques-uns, et sa mise en pratique. Tout cela est possible grâce aux rencontres et à la convergence qui se crée petit à petit entre les différentes luttes qui ont les mêmes fondements. »


Yves, 65 ans : « C’est le combat entre le bien commun et des intérêts privés »

« Je suis retraité de l’Education nationale. Et aussi faucheur volontaire. Je me devais d’être présent ici, car on partage la même lutte. C’est un combat entre le bien commun et des intérêts privés. Ici, on se bat pour un modèle d’agriculture respectueux de l’environnement : assez de cette agriculture intensive destructrice !

Je pense que ceux qui acceptent l’inondation de cette zone humide pour un barrage inutile, ce ne sont pas des paysans, ce sont des financiers ! Et je ne vois pas ce qui les empêcherait d’accepter par la suite la plantation de maïs OGM, c’est strictement dans la même logique.

Je suis persuadé que cette mobilisation peut avoir un impact fort sur la suite du projet. Comme beaucoup, je suis sur place pour la première fois, mais avec l’idée que chacun ici pourra semer sa graine de prise de conscience auprès d’autres personnes.

Il est maintenant impératif que la mobilisation populaire s’intensifie, et que l’on parle de ces aménagements du territoire en dehors des milieux militants. Car au-delà de la question du barrage, il s’agit d’un choix de société, et cela concerne tout le monde. »


Henry, retraité : « L’imbrication entre élus et entrepreneurs fait froid dans le dos »

« Originaire du Sud Ouest, j’ai été chercheur en zoologie au Muséum d’Histoire Naturelle à Paris, avant de m’installer en tant qu’agriculteur. C’est là que j’ai été amené à m’occuper de questions d’eau et j’ai publié en 2007 un livre dont le titre est L’eau, un enjeu pour demain.

Le Sud Ouest est l’endroit où il y a le plus de barrages, pas moins de soixante-trois. Les promoteurs sont impliqués dans la culture du maïs et les politiques suivent docilement. L’imbrication entre élus et entrepreneurs fait froid dans le dos : certains élus sont aussi administrateurs dans les sociétés qui construisent les barrages. Et pas grand-chose n’est fait dans la légalité, comme ici dans le Tarn.

Moi, j’appelle ça une mafia, ni plus ni moins. Les chambres d’agricultures sont aux mains de syndicats productivistes, avec des liens étroits entre technologies d’agriculture intensives et intérêts financiers des constructeurs de barrage, ce que tout le monde a l’air de trouver normal.

Depuis une dizaine d’années, il y a un programme de construction de ces barrages. Et si Sivens passe, il y en aura une quinzaine d’autres. On est en train de foutre en l’air les hydro-systèmes, par la faute de gens incompétents.

Mais il y a moyen d’arrêter le processus. On est aujourd’hui à un tournant, un peu comme à Notre-Dame-des-Landes. Si ce rassemblement donne à réfléchir sur les vraies questions de fond, les choses peuvent changer. »


Laurent, 43 ans : « Nous refusons l’industrialisation de notre métier »

« Je suis éleveur dans le mont de Lacaune, dans le Tarn. Nous avons organisé une transhumance pour arriver ici sur la ZAD du Testet, avec l’idée d’envisager une réoccupation sur du long terme. Nous avons marché deux jours et demi, soit soixante kilomètres. Certains venaient du nord, d’autres du sud du département et on se retrouve ici avec cent-vingt brebis. En tant qu’éleveurs, nous sommes de plus en plus confrontés à l’industrialisation de notre métier.

La politique productiviste nous étrangle : pour développer le capital, il faut faire consommer les gens, et donc baisser les prix de l’alimentation. Il y a des subventions compensatrices, et pour obliger les agriculteurs à respecter des directives technocratiques, on conditionne les aides à des cahiers des charges. Par exemple, on nous oblige à mettre une puce électronique sous la peau des brebis.

Mais nous refusons l’industrialisation de notre métier. Ici, au Testet, on refuse l’industrialisation d’un paysage par des technocrates qui ne sont concernés en rien par ce qui se passe ici. Ecrasés par cette société industrielle, on doit s’entraider pour se défendre. Se défendre contre cette société dont le but n’est que de faire du profit au détriment du vivant.

Nous assistons à une perte d’autonomie dans nos professions agricoles, à une perte de sens dans notre quotidien aussi. C’est ce qui nous accable, et ce contre quoi on est décidés à se battre. »


Source et photos : Isabelle Rimbert pour Reporterre

Lire aussi : A Notre Dame des Landes, « Tous Camille »


Ce reportage a été réalisé par une journaliste professionnelle et a entrainé des frais. Merci de soutenir Reporterre :

Réponse de la jeunesse

http://blogs.mediapart.fr/blog/gilles-ivain/091114/repons...

|  Blog de Gilles Ivain

J'ai 25 ans. Je vis, comme beaucoup de jeunes de 25 ans, dans une société et un pays que je ne comprends pas. Comme beaucoup de jeunes de 25 ans, je suis très diplômé, toujours on nous a dit qu'il fallait continuer les études, s'étaler dans les études. Pourtant aujourd'hui, comme beaucoup de jeunes de 25 ans diplômés et non-diplômés je suis au chômage.

Ça ne m'abat pas, on fait autre chose, on vit autrement. On fait de l'associatif, on milite, on réfléchit, seul dans notre coin ou ensemble, avec des communautés. On fait ce qu'on peut. J'ai 25 ans, et je vis dans un pays dont la seule opportunité a été de m'offrir le RSA pour me récompenser d'un double Bac + 5 .

Mais ça n'est pas de cela que je veux parler. Ça c'est commun, c'est la situation commune.

J'ai 25 ans donc, et je vis dans une société et un pays que je ne comprends pas. Il y a maintenant plus de quinze jours, dans mon pays, celui que j'habite et dont j'ai la carte d'identité, l'État a tué un autre jeune homme de 21 ans. L'État l'a assassiné, bien sûr sans vouloir donner la mort, mais néanmoins, l'État l'a assassiné en allant jusqu'au bout de sa logique de répression, d'armement et de représentation de l'ordre. Il l'a tué peut-être pour que les autres rentrent chez eux, peut-être aussi pour rien. Il l'a tué pour rien. Aucune justification ne permet de comprendre ça.

Pour l'heure, aucune dignité de l'État, aucune démission, aucune mesure disciplinaire, l'État s'en lave les mains. Il nous parle des casseurs, des écolos terroristes. Il nous parle de gens qu'il ne connait pas et dont il est bien en peine de nommer l'engagement. Il nous parle de gens qui joignent les idées aux actes, ou les actes aux idées. L'État lui, depuis longtemps ne joint plus l'acte aux idées, il n'y a plus d'idées. Quant aux actes, ils sont micro, de la régulation, de l'application du droit européen, de la conservation et de la reproduction des privilèges de la domination. En France donc, l'État tue et nous, nous ne faisons rien, nous ne savons pas quoi faire. Il ne s'est rien passé, déjà, et de notre peine, de notre rage rien ne sort. Nous sommes silencieux. Il ne s'est rien passé.

Je ne vais pas tout mélanger mais je veux dresser un climat.

En octobre, il y a eu moins tragique et pourtant tout autant. Un groupe a dégonflé une oeuvre de Paul McCarthy place Vendôme, ne comprenant pas au fond qu'historiquement la place Vendôme est de toute façon un lieu d'érection. On a également agressé cet artiste en lui disant qu'il n'avait rien à faire là. De cet événement choquant, mais habituel, personne n'a rien fait. Paul McCarthy, lui, a peut-être compris, il n'a pas voulu remontrer l'oeuvre. Il n'a rien remonté. Il nous a laissé avec l'anéantissement d'une oeuvre d'Art. Là l'État a agi différemment, il n'a rien fait. Des protestations molles. Là les journalistes n'ont rien fait, des protestations molles. Ça n'était pas la première fois, il y a une longue histoire de ces saccages. Nous n'avons rien fait, il ne s'est rien passé.

Pendant un an, et encore aujourd'hui, en France, dans la première partie du XXIème siècle les homosexuels se font maltraiter, injurier, quotidiennement. Du fait d'une opposition archaïque à la société. Nous avons entendu des gens parler "d'un papa et d'une maman", un modèle de famille. Un modèle fantasmé et qui n'a jamais existé en tant que tel. Un papa et une maman donnant le droit de nier, d'injurier, de trainer dans la boue, tout ce qui n'est pas un papa et une maman. Quotidiennement les insultes donc, quotidiennement un climat intolérant. De cela qu'avons-nous fait? Un projet de loi est passé, maintenant tout le monde en France peut se marier. Et alors? Il ne s'est rien passé, seulement le nauséabond d'un discours. Un discours qui pourtant nous prouve que le mariage n'aura rien changé, qu'il fallait encore militer, ou peut-être même que c'était l'acte de naissance pour militer, pour dire la réalité, pour dire que tout cela, nos familles, nos amis, nous, ça n'était pas ce que l'on entendait. Pour dire combien ce que l'on entend encore maintenant est intolérable, immonde, dégueulasse. Nous n'avons rien fait, il ne s'est rien passé.

Je ne vais pas continuer à dresser ce climat. Je veux juste dire comment, au fond, j'ai 25 ans.

J'ai 25 ans , je suis donc allé à l'université, ou dans les grandes écoles, ça n'a pas d'importance. J'ai même milité dans une certaine radicalité pour préserver ces institutions ou tenter en tout cas. Nous n'avons rien endigué. Et comme beaucoup, ce que je conserve de ces années, c'est un grand décalage, un grand gâchis. L'école a sans doute tué ma créativité et mon cerveau, mais elle m'a intégré dans un discours de reproduction du dominant. Elle ne m'a pas appris à penser, elle m'a appris à reproduire. Ce qu'elle m'a appris à reproduire, c'est un modèle passé, elle m'a appris à reproduire la fin du XIXème siècle ou le début du XXème siècle. L'école a été un décalage. Alors, certes et oui j'ai appris l'autonomie, une grande autonomie et une grande liberté de fait, mais j'y ai surtout appris la contrainte de l'esprit. Les cases, les normes, d'une certaine manière une linguistique contraignante de la pensée. Je n'ai pas été en prise avec le réel ou l'hyper-réel. J'y ai simplement été triste et contraint. D'une grande tristesse même. Au fond, l'université, les grandes écoles, c'est une fin d'illusion, la fin d'un cycle d'illusion entretenu. Vous verrez là-bas vous pourrez enfin faire comme vous pensez disaient-ils tous et toujours, depuis le CP. Et ce que l'on y découvre c'est une simple linguistique de formes imposées, pas le fond. Il n'y a pas eu de fond, ou si peu. Si peu, parce que le fond nous l'oublions, il est là, mais en finalité, ce que l'on nous demande c'est de la forme. Le fond, la forme, à l'université et dans les grandes écoles, nous sommes au XIXème siècle. Il n'y a pas de pierre à jeter, le système veut ça. Il est comme ça.

J'ai 25 et j'ai aussi milité, de manière plus ou moins radicale, j'ai cherché du fond, alors je ne me suis pas contenté des manifestations syndicales ou des partis politiques, cela très vite, je l'ai abandonné, encore une fois comme beaucoup, et ici je pourrais dire nous. Nous avons tenté de militer, autrement, différemment, nous avons tenté de rendre audible autre chose, autre chose qui est notre fond. Mais nous avons vite compris que notre fond, encore une fois, n'avait aucune importance. Et que notre radicalité, ou notre pas de côté du militantisme traditionnel n'était au fond qu'une part importante de la justification du système lui-même. Non pas le bouc-émissaire, mais le modèle de marge, la marge qui permettait au système de se raconter et de se reproduire. Notre fond avait servi à la reproduction.

Tout ce monologue sur les « nous » de 25 ans a l'air désespéré. Il l'est. Nous sommes gris, absolument gris, car nous ne savons pas quoi faire.

Nous avons 25 ans, ça oui, c'est la chose certaine, nous sommes au RSA ou dans des Bullshit jobs, nous faisons aussi autre chose. Certains organisent des concerts, des expos, tentent de monter des revues ou des journaux, certains manifestent, militent, s'installent dans des lieux différents ou tentent de les construire, certains ne font plus rien et ne veulent rien faire.

J'ai 25 ans et nous vivons dans une société et un État qui nous tue, directement par des grenades d'assaut quand nous manifestons, ou indirectement quand nous allons à l'école, ou que nous tentons simplement de dire Nous. Nous vivons dans une société qui ne pense pas, une société molle où le système s'auto-génère. Pourtant nous ne sommes pas contre le système, nous ne le comprenons pas. Nous ne comprenons plus rien.

Nous vivons dans une absolue absence de sens, et un absolu immobilisme. Nous sommes tous des Oblomov, avachis dans notre lit ou sur nos canapés, nous rêvons tous de notre vie dans ces sociétés dont on a essayé d'être acteur.

La vérité, c'est que nous vivons dans une société médiocre qui s'auto-génère. Où nous laissons parler et "penser" des gens qui n'existent pas. Des gens qui miment la pensée, la polémique, le sens.

Nous vivons dans une société qui n'a plus ni passé, ni futur, qui vit dans l'immédiat mais qui en même temps n'a pas non plus de présent. Nous vivons là-dedans, dans une société grise. Nos soubresauts de résistance nous les réalisons pour nous, on sait qu'ils ne seront pas entendus, que personne ne veut les entendre. Nous sommes contraints au repli sur soi, un soi immobile. Nous n'avons jamais fait avancer une société avec des Soi, l'égo n'a aucun sens, nous le savons. Quand nous pensons au passé, on n'y pense encore, on voit l'ensemble de l'échec des luttes, la blague de la révolution française, la tentative de la commune réprimée dans la plus grande barbarie, l'esbroufe de 68 qui débouche sur une hausse du SMIC. De qui se moque-t-on encore quand on parle d'un passé glorieux?

Nous avons 25 ans et nous vivons sans passé, sans présent et sans futur et nous vivons pour rien. Depuis longtemps, le sens a été abandonné.

J'ai 25 ans, je suis un Oblomov, même pas un Bloom, un Oblomov, je vis immobile sur mon canapé, personne ne veut m'entendre, personne ne m'entend et personne ne m'entendra. J'ai 25 ans et nous sommes silencieux même dans nos actes.

J'ai 25 ans et nous sommes perdus, mais rassurez-vous nous ne savons pas quoi faire ni où le faire. Nous ne savons pas comment penser et où faire entendre notre pensée. Nous sommes simplement des désespérés immobiles sur nos canapés. Le déluge d'informations qui nous glace le sens nous rend immobile. Nous ne sommes même plus dans la fiction du réel mais dans une sur-fiction qui ne laisse plus le temps, ni à la hauteur, ni au recul. Qui ne laisse plus le temps à l'analyse mais simplement à l'immobilité que nous reproduisons docilement. Nous sommes d'une minute à l'autre amnésique. Peut-être qu'il n'y a rien de grave. Peut-être qu'il était temps enfin, qu'une génération entière soit absolument silencieuse, grise et immobile même dans ses gestes les plus radicaux.

Nous vous laissons vivre seuls, soyez sans inquiétude.

 

Texte anonyme