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28/03/2016

Un extrait de "DIEU CROIT-IL EN DIEU?" rencontres au-delà des dogmes, de Patrick Lévyt

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préface d'Albert Jacquard, chez Albin Michel/Question de, 1993, 520 pages, 149 Fr, réédition, 1997.

 



CHAPITRE XXVI

CHEIKH ASSAM


NON AUCUN DIEU. QUE DIEU

Quand on vint solliciter sa direction spirituelle à Ibn Hûd, il interrogea: "Dans quelle voie? Celle de Moïse, celle de Jésus ou celle de Mahomet.

Le village, couleur ocre-beige, me donnait l'impression d'être tout entier construit en terre battue. La poussière recouvrait tout, telle une couche de peinture, uniformisant toutes formes visibles dont on eût pu croire qu'elles fussent sorties du sol comme des champignons de la pluie.

Les silhouettes des hommes et des femmes glissantes ou immobiles dans leurs robes blanches ou noires ne modifiaient pas cette impression de lune habitée. Le petit marché faisait une maigre mais salutaire exception colorée qui me semblait être une concession récréative à un univers uni et sévère. Le sang des boucs abattus à la boucherie coulait dans un sable qu'on recouvrait de sable.

Ce hameau, que les cartes géographiques ignorent, charmait la paix dans la solitude des contreforts des chaînes des Himalaya Pakistanaises. Il était relié au pays par une petite route rapiécée et un câble électrique qui acheminait le courant sporadique d'une modernité suspecte.

Deux conversations avec des inconnus m'y avaient conduit. L'une, à Dharamsala, avec un jeune étudiant occidental de l'école de rhétorique de Sa Sainteté le Dalaï Lama, m'avait amené à connaître l'existence d'un sage érudit dont il avait entendu parlé et la région où il habitait. L'autre, dans un autocar avec un voyageur pakistanais m'avait tracé l'itinéraire final. Il avait entendu parler de celui que je cherchais sans même savoir son nom mais dont la sagesse parmi les fidèles commençait à être proclamée. Je m'y suis rendu dans le petit camion qui ravitaillait, deux fois par semaine, cette population isolée.

Le vent par rafales poussait d'invisibles obstacles et soulevait un brouillard de poussière sous un soleil de fer rouge qui me cuisait les joues.

- Salam alekoum!

- Alekoum salam!

Ici, on se saluait en se croisant. Les passants lançaient sur moi des regards discrets mais curieux.

Je me promenais en quête d'une inspiration. Comment découvrirais-je l'homme que je cherchais? Comment demander? Irai-je à la mosquée interroger le muezzin? Je voulais éviter d'ébruiter la raison de ma présence. J'attendais un événement, une occasion.

- Salam alekoum! avais-je lancé alors que j'allais croiser un homme sur la route.

- Alekoum salam, répondit-il en traînant sur la dernière syllabe comme pour arrêter ma marche. Je m'étais arrêté. Nous demeurâmes face à face, immobile et silencieux. Sa longue Kurta encore assez blanche le couvrait jusqu'aux genoux. Un turban coiffait son crâne. Sa barbe noire cachait la plus grande partie de son visage gratté par le vent et le sable comme un rocher millénaire; de la terre s'accumulait dans ses rides. Je ne voyais vraiment que ses grands yeux noirs brillants, et leurs longs cils nonchalants qui m'assuraient qu'il était vivant.

- Que cherches-tu ici? me demanda-t-il dans un anglais de petite école.

Je ne me sentais ni l'envie, ni la force de répondre à l'interrogatoire dont on afflige les étrangers, ou d'entretenir une conversation qui me demanderait de sortir de mon univers et de l'impression d'irréel que m'offrait ce lieu.

- Je regarde les arbres, les hommes, les fourmis et le ciel, et j'écoute ce que je vois.

Il rit, je souris.

- Que te disent-ils?

- La patience... la paix, l'action... et le temps dis-je très lentement.

- La joie est sur toi! s'exclama-t-il.

- Quelle te caresse aussi.

- In cha Allâh (Qu'il plaise à Dieu) dit-il en traînant sur la dernière syllabe et en ouvrant les mains devant lui comme pour accueillir son souhait.

Il me dévisagea. J'acceptais cette interrogation muette. Puis il me posa quand même les "dix questions". D'où viens-tu? Où vas-tu? Restes-tu? Es-tu déjà venu? Que penses-tu de notre pays? Pourquoi voyages-tu? Avec qui? Pourquoi es-tu venu ici? Où es-tu allé déjà? Quand, pourquoi, où, combien de temps?

- Je suis toujours pour toujours où je suis, jusqu'à ce que j'aille ailleurs voir et faire la même chose, autrement. C'est partout le même monde, presque les mêmes hommes, les mêmes questions, les mêmes ignorances. C'est toujours avec moi que je suis, et c'est pour cette rencontre avec toi que je suis venu.

- Allalou Akbar! (Allâh est grand).

J'enchaînai, comme dans la prière:

- La ilâha illah-lâh. (Il n'y a de Dieu que Dieu)

Il écarquilla ses grands yeux.

- Es-tu musulman?

- S'il n'y a qu'un Dieu, je suis musulman aussi.

J'avais insisté sur aussi.

- Mais... connais-tu Mahomet, le prophète? insista-t-il.

- Je connais les prophètes, dis-je en feignant un ton de savant.

- Dans ce village habite un Cheikh, que Dieu le bénisse, qui enseigne la foi. Viens avec moi, je te conduirai chez lui.

La chance s'ouvrait-elle à mon dessein? Cet homme me conduirait-il chez celui que je cherchais? Je n'en doutais pas. J'acquiesçai. Il se présenta: Abdoul Azis.

Nous marchâmes en silence l'un derrière l'autre dans un dédale de ruelles pierreuses, étroites et quasi désertes. Nous foulions des éclats de pots et traversions des nuages de fumées montant autour de feux de détritus. Nous longions, en les rasant pour en prendre l'ombre, des murs de terre percées de portes basses et carrées. Mon guide s'arrêta devant la seule de la ville qui fût ouverte.

- C'est ici, dit-il avec respect, avant d'avancer dans une cours intérieure étonnamment paisible que quelques arbres baignaient d'une ombre protectrice. Au fond, je découvris une maison basse de briques brunes dont la porte était ouverte. Abdoul appela:

- Cheikh Assam! Cheikh Assam!

J'étais arrivé.

Il n'attendit pas de réponse pour entrer, il se déchaussa et m'invita à le suivre. Nous entrions dans une tanière. Nous fûmes immédiatement dans la nuit. Je ne voyais rien, pas même la kurta blanche de mon guide. Pendant un instant j'eus l'impression d'être seul, seul au monde. Mes yeux ne s'habituaient pas assez vite au changement de clarté. J'avançai d'abord à tâtons avant de me souvenir qu'avec un peu de confiance, si on se laisse porter par lui, le corps sent les choses lorsque les yeux ne voient pas. Au bout de la salle, un homme assis ranimait la braise d'un foyer creusé à même le sol en terre battue. Il portait un turban et une robe blanche. Une bougie était placée à coté de lui. Il l'allumait. Je me suis installé sur un tapis posé sur un autre tapis. Peu à peu je pus distinguer la longue barbe grise de celui que j'étais venu trouver, puis les contours de son visage, anguleux, sévère. Il n'avait pas de moustache. Ses yeux ne m'apparaissaient que dans des éclairs lorsqu'il tournait un peu la tête et que les petites flammes du feu s'y reflétaient. Pourquoi ce feu dans ce climat torride? Pourquoi ces volets clos en plein jour?

Abdoul et cheikh Assam se parlèrent d'abord très calmement en Ourdou, puis demeurèrent silencieux. Longtemps. Je savais qu'ils m'examinaient, autrement que par le regard. Consciemment, je rassemblai mes forces pour les dissoudre. Je fis l'effort de cesser de percevoir, de cesser d'analyser, de cesser de penser. Je me fis plus paisible, plus immobile intérieurement, moins attentif à moi-même, comme absent, pourtant lucide, vigilant; je réduisis ma présence.

Le Cheikh bougea et se racla la gorge comme pour me prévenir qu'il allait parler. Il me posa quelques-une des dix questions. Puis, il me demanda dans un chuchotement, dans un anglais parfait:

- Quelle est ta religion?

Il avait une voix douce, presque suave, pourtant plutôt aiguë, mais sans force, comme s'il se parlait à lui-même.

- En Inde je suis hindou, ici je suis musulman, ailleurs je suis parfois juif, chrétien ou bouddhiste. J'écoute, partout ce que l'on dit de Dieu.

- Allalou Akbar. Allâh, qu'Il soit exalté, est le seul Dieu. Cela veut dire le tout incluant est le plus grand.

- C'est une formule mathématique!

- Beaucoup plus que cela. Allâh est plus grand que l'addition de tout, et beaucoup plus petit que chaque fraction du tout. Car plus grand n'est pas une quantité mais une qualité. Quelle est la religion de ton père insista-t-il?

Je n'avais pas envie de répondre à cette question.

- Si la religion se transmettait avec la naissance, on n'aurait pas besoin de l'étudier, ni de se parfaire, et personne ne pourrait se convertir.

Il hochait la tête imperceptiblement, longtemps après que j'eus achevé ma remarque.

- Dieu comme héritage commence par être la langue de ton père, m'expliqua-t-il d'une voix douce et patiente, mais certainement, on peut changer de religion.

Il ne me demanda rien pendant quelque temps. Je questionnai:

- Ne faut-il pas dépasser la religion?

- Pour dépasser une chose, il faut d'abord la connaître. Nombreux sont les chemins de la vérité. Toutes les religions révèlent la vérité.

Il s'exprimait avec emphase dans des certitudes qu'il montrait solides mais qui me paraissaient suspectes, par principe.

- Mais où la cachent-elles, dis-je.

Il ne répondit pas tout de suite, il me regarda comme s'il allait trouver une réponse sur moi.

- Là où tu peux apprendre à la trouver.

Je ne compris pas qu'il parlait de la découvrir en soi. J'insistai, non tant pour démonter quelque chose, que pour essayer d'éviter d'établir entre nous un rapport de catéchisme.

- Lorsqu'on ne trouve pas la vérité, on ne reçoit que l'ordre d'obéir. C'est avilissant. Quel Dieu peut-on connaître dans l'obéissance aveugle? L'homme qui aime Dieu ne doit-il pas répandre la vérité que Dieu lui a montré, l'offrir, comme s'il l'offrait à Dieu.

Je citai un vers de din 'Attâr:

"Pour ton âme demande au Seigneur la connaissance afin que tu répandes pour Lui tout ce qu'il te donne.

Le cheikh goûta cette évocation.

- La connaissance est exigeante, on ne doit pas la donner, mais seulement en montrer la voie à ceux qui la cherchent. Certains ont besoin d'espoir et de devoir.

Il parlait anglais avec application, en roulant les r plus qu'il ne faut; sa voix, bien qu'aigrelette contenait une force de volonté puissante, de la patience et de la précision. Mais ses longs silences, nombreux, étaient plus forts encore que les mots qu'il prononçait. Je repris:

- Certains hommes ne savent pas même questionner, on leur suggère ou leur ordonne de croire; cela n'a pas de sens. On ne peut croire malgré soi; nul ne peut forcer la foi, et une religion est hypocrite qui se contenterait d'une foi d'apparence. Au nom d'un nécessaire ordre collectif, les docteurs des dogmes se sont appropriés Dieu et le Bien, et privent l'individu de la vérité ou de la connaissance qui sont essentielles à sa liberté.

- Que crois-tu que contiennent ces vérités?

- Au-delà de la loi, il y des directions qui mènent l'homme et son âme vers l'absolu.

Il approuva.

- Ici on ne s'occupe que de l'âme, ajouta-t-il. La seule guerre sainte est une guerre contre soi-même, personne d'autre. Que cherches-tu?

- Dieu, directement... La présence... Et la connaissance de la mort, dis-je en essayant de faire semblant de ne pas hésiter.

- Que sais-tu de la mort?

Je fus surpris par cette si simple question. On ne sait rien sur la mort que des théories; on la croit inconnaissable.

- Je ne connais la mort que par ce qui meure, dis-je enfin honnête.

- Tu ne connais donc que le temps, répondit-il sur le ton du médecin qui fait un examen du corps.

- La connaissez-vous?

La conversation se déroulait lentement. Quelques mots étaient jetés dans le silence et la ténèbres. Dans cette lenteur, tout était possible. Même changer. Je me sentais déjà un peu dépassé.

- Depuis des millénaires, les sages ont percé son secret, se contenta-t-il de répliquer tout en balançant sa tête.

- Puis-je le connaître, dis-je trop vite.

Il réfléchit longuement.

- Cela dépend de ce que signifie connaître, finit-il par avancer prudemment.

- Pourquoi la mort est-elle un secret? demandais-je pour éviter sa question.

- Parce que la vie ne veut pas la connaître. Les hommes en ont peur et la fuient; la mort est mystérieuse et injuste pour la vie qui ne se comprend pas. Telle est la nature du secret: la mort ne se cache pas, l'homme se dissimule.

"Cette connaissance n'est pas facile à porter. Si tu ignores que tu possèdes un trésor, tu ne crains pas les brigands. Mais si quelqu'un viens te dire que cet objet, auquel tu ne prêtais guère attention, est un trésor, alors tu le caches, tu t'inquiètes, ou bien, pour vaincre l'inquiétude, tu te détaches de lui, tu penses à lui comme s'il ne t'appartenait pas de toute façon... L'homme est son propre trésor, il prend la mort pour un brigand, et il est inquiet.

- Acceptez-vous de me parler de la mort?

- C'est un très simple secret, c'est un long chemin. Combien de temps comptes-tu rester ici?

- Le temps qu'il faudra... Le temps... de mon permis de séjour.

Je ne savais pas à quoi je m'engageais. Cet homme m'inspirait confiance. C'est pour cette rencontre, que j'avais entrepris ce long voyage. Il poursuivit:

- Qui t'a envoyé vers moi?

- Dieu sur toute chose n'est-il pas tout puissant.

Il ne dit rien pendant un long moment.

- Qui connaît la mort n'a plus peur de rien, sauf de lui-même... et de cela il ne peut pas se cacher, ni fuir.

"D'abord il te faudra du courage; du courage pour cesser de fuir, ensuite tu n'en auras plus besoin, Allâh t'aidera... s'il Lui plaît de t'aider. C'est Lui le chercheur. Dieu guide vers sa lumière qui Il veut . C'est Lui le Guide spirituel de l'univers.

Il m'annonça qu'il me recevrait tous les deux jours, un peu avant le coucher du soleil, et après la prière du soir, puis il me renvoya. C'est ainsi que je reçus la parole de ce pîr pendant plusieurs mois.

Je logeais chez un habitant dont on m'avait dit au marché, qu'il avait une chambre inoccupée. C'était une pièce aux murs bombés au bout d'une maison de pierres et de planche, dont le sol en terre durcie n'était pas plat non-plus. Elle s'ouvrait sur une cours intérieure protégée par des murets de cailloux liés par de la terre. Un palais de simplicité et de paix. Je prenais mes repas avec le propriétaire et ses enfants, en silence car nous n'avions aucune langue commune. Sa femme nous servait. Nous étions assis sur des tapis dans la plus grande pièce juste à côté de la cuisine. Elle officiait devant un four de boue dans lequel elle introduisait des morceaux de branches et de bouses sèches dont elle conservait la cendre qu'elle utilisait comme poudre à récurer la vaisselle. Des jarres gardaient l'eau et les réserves de grains tandis que des niches dans le mur servaient au rangement des ustensiles.

Une image en couleur de la Mecque vue du ciel présidait sur l'assemblée.

... Deux jours plus tard.

- Salam alekom Cheikh, dis-je en me penchant en avant, la main sur le coeur.

- Alekom salam, répondit Cheikh Assam gravement et calmement. Il me tendit la main, je lui donnais la mienne, il la garda longuement entre ses paumes.

Je m'assis à la même place que la première fois. Il me dit de m'approcher.

-Plus près, plus près.

J'étais à moins d'un mètre de lui.

Nous demeurâmes longuement silencieux. Puis il dit:

- Tu peux tout connaître par toi-même, en t'interrogeant longtemps, immobile à l'extérieur comme à l'intérieur, ou en interrogeant Dieu, ou en priant, ou en ne priant pas. Tu peux ainsi connaître toutes choses, et la mort aussi. Les sages nous ont transmis leurs méthodes de recherche et ils ont décrit pour nous les fruits que produisent ces méthodes. Lorsque nous lisons ce qu'ils ont écrit, ou ce que d'autres ont écrit sur eux, nous ne cueillons de leur méthode que la description d'un chemin et son but, mais nous ne connaissons pas le fruit. Nous chercherons le fruit.

Il parlait aussi lentement que lors de notre première rencontre, laissant de l'espace entre les mots et les phrases. Il se tut un moment. Je risquais une question:

- Y a-t-il vraiment un Dieu?

Il tiqua, comme si ma question était stupide ou plutôt grossière. En vérité j'avais voulu évaluer le maître à la qualité de sa réponse. J'étais satisfait par ce silence presque abrasif. Il poursuivit:

- Que nous apprennent les religions sur la nature de Dieu, sur l'Homme et la Création? Toutes donnent à ces questions presque les mêmes réponses, chacune grâce à ses prophètes, dans ses caractères, ses métaphores, son langage.

Il emprunta un ton plus personnel.

- On dit qu'un principe est créateur. Tout en est issue: la création et les créatures, le tangible et l'intangible, l'Homme et l'Ame. On dit d'abord de ce principe qu'on ne peut rien dire de lui. On peut le connaître, on ne peut pas le décrire, et l'on éprouve de la difficulté à parler de lui. On dit pourtant qu'il est le Potentiel, le Permanent, le tout, l'Un, l'Ineffable, le Seigneur. On dit Dieu, l'Esprit, l'âme. C'est le Pîr, le Guide spirituel de l'univers.

Il se tut longuement, puis ajouta:

- Va, regarde en toi ce que tu peux trouver qui ressemble à cela.

Et il me renvoya. Je m'étais attendu à un long discours, comme ceux de rabbi Isaac. Notre rencontre n'avait pas durée une demi-heure. Et j'avais maintenant deux jours à passer dans ce désert de montagne.

Je parcourais les rues du village en me répétant ce que le maître m'avait dit, cherchant Dieu en tout, le tout en chaque chose, traquant l'immuable, tâchant de sentir l'ineffable. Je ne trouvais pas grand chose, seulement ce que je souhaitais trouver, rien de permanent, quelques impressions vagues, évanescentes, désirées! je ne trouvais que moi. Fallait-il pratiquer les méditations que lama Shérab m'avait enseignées? Je rentrai dans ma chambre, et m'obligeai à ne rien faire, ni bouger, ni penser; je cherchai en moi un au-delà du dicible, éternellement potentiel, j'observai, autant que cela se peut, une sorte de vide mais qui était encore ma quête du vide.

...

J'étais assis à ma place devenue habituelle, j'avais fait les salutations d'usages. Cheikh Assam avait encore gardé ma main dans la sienne, puis pendant longtemps, nous n'avons pas échangé un seul mot. Par le silence, Cheikh Assam m'obligeait à l'imiter aussi impérativement que s'il m'en eût donné l'ordre. J'apprenais quelque chose sans pouvoir dire ce que ce pouvait être. Je crois que, en quelque sorte, il m'inspirait sa connaissance. Enfin, il dit:

- Ce n'est pas le créateur qu'il faut haïr, c'est la créature. Il faut aimer Dieu. Allalou Akbar, Dieu est plus grand, tout est inclus en Lui. Tout. Il est le tout-incluant, le plus grand. Va, cherche cela en toi.

Et il me fit signe de partir.

Le soir, la nuit, pendant la journée j'éprouvais le monde aux propositions du maître et m'observais en elles. Je regardais ce qui changeait du monde et en moi à travers elles. Aimer Dieu était aimer le plus grand, un plus grand inaccessible, impensable. Sans doute fallait-il le ressentir. Par la pensée, je faisais une poche et j'y plaçai tout ce que j'étais, puis je me plaçai à l'extérieur. Qu'était alors cette impression qui naissait en moi d'un au-delà du tout?... J'y demeurais.

...

Le feu était allumé; parfois avant un moment de silence, Cheikh Assam jouait à remuer les braises. On n'avait pas ici découvert la cheminée. Un trou entre le mur et le toit servait à évacuer la fumée, mais avant qu'elle n'en trouve le chemin, elle faisait, elle aussi, son détour initiatique et me suffoquait un peu.

- L'absolu est tout. Allâh est grand. Allâh est plus grand. Le tout de l'absolu est le plus grand, plus grand que l'addition de tout. Plus grand que la quantité, il y a la qualité; le plus d'Allâh est un plus qualitatif au-delà de toute qualité, qui appelle en chaque fidèle un changement qualitatif. Ce plus est la révélation elle-même, la révélation de la qualité ultime, au-delà de toute description, au-delà de toute qualité, au-delà du monde et de ce qui fait le monde. Tu dois chercher ce mode sans qualité.

"Le Dieu que tu peux connaître est aussi impeccable que toi dans l'instant où tu l'appelles, conclut-il. Il murmura ensuite quelques mots en ouvrant les mains devant lui.

Je cherchais un plus qualitatif dans la privation de toute qualité. La transcendance est une soustraction et non une aspiration. Le monde existe en moi avec mes propres limites. Lorsque je me définis, je me limite. L'infini est ce plus que soi sans qualité. Allâh est plus grand que la somme de tout. Infini, il est sans qualité.

Je cherchais un regard sans qualité, sans a priori sur le monde, ni jugement. Sans choix. Une indécision sans sujet ni objet, qui révélerait l'indéterminé qui précède toute qualité... toute qualification. Je tâchais de m'y suspendre.

...

- Lâ ilâha Illal-lâh. Il n'y a aucun de Dieu, que Dieu.

Il répéta la formule de nombreuses fois, très lentement. En arabe comme en anglais, il la brisait, en deux temps distincts.

"Lâ ilâha. Illal-lâh. Non, aucun Dieu. Que Dieu. Aucun Dieu. Que Dieu. Que Dieu.

Il ajouta:

"Il est vivant, immuable, unique, infini, transcendant toute limite.

Il demeura silencieux pendant longtemps avant de me renvoyer.

Immuable, quel mot vertigineux! Que pouvais-je trouver d'immuable en moi? Qu'est-ce qu'un je au-delà du temps, du contraste, de la conscience du partiel et du spécifique; de l'identité? Un plan général, au-delà de tout. Unique, donc central, unifiant. Infini, sans limite, sans mouvement. Illal-lâh, Que Dieu! avait répété Cheikh Assam en appuyant sur chacun des mots comme s'il souhaitait que j'entendisse quelque chose qu'il ne voulait pas dire autrement. Me suggérait-il d'abandonner tout autre rapport au monde et à moi-même que ceux que cette série d'adjectifs suggéraient et d'entrer dans le monde de Dieu avec lui; que Dieu! Il n'y a pas d'autre réalité que Dieu. Ou y en a-t-il? Non, Que Dieu!. Vivant et immuable offraient une contradiction insoluble, ou alors proposaient un mode de vie, un mode de relation: Que Dieu encore. Je tâchais de demeurer dans cette attitude, et même d'y agir. Qu'était ce Dieu? Une sacralisation intensive?

 

Le village était propice au mode d'existence contemplatif; austère comme un cloître, rien n'y était agressif. Ni les hommes ni le choses n'adhéraient. Les images qu'il offrait de lui-même semblaient brumeuses, comme un peu liquides dans le flou de l'air chaud. Ses habitants parlaient fort peu entre-eux et s'ils parlaient, ils chuchotaient. On se saluait en se croisant, on s'arrêtait rarement. Souvent les rues étaient désertes. Le silence privait la réalité de toute convention, ainsi elle était plus vide, moins solide. Le silence ici s'élevait comme une prière et il protégeait plus sûrement qu'une muraille.

C'est à ce moment que je décidai d'adopter le costume local. Dans ma nouvelle robe blanche, j'essayais de me dissoudre dans la poussière des chemins rocailleux et des maisons de glaise.

...

Je m'étais déchaussé puis assis tout proche. Ce jour-là c'est moi qui garda sa main. Nous demeurâmes longtemps sans rien dire.

- YHVH est l'être nécessaire et potentiel. Regarde en toi ce qui correspond à cela, me dit Cheikh Assam, il est à la fois vivant, immuable, nécessaire et potentiel.

Longuement, silencieusement, il considéra avec moi ce qu'il venait de dire, puis il me congédia.

Nécessaire, il n'y en a pas d'autre; potentiel, Il est toute chose; potentiel, Il est sans fin, l'infini des activités possibles; nécessaire Il est toute pensée; potentiel, Il rassemble tout en Lui; nécessaire, toute chose en émerge; potentiel, Il est avant, pendant et après tout ce qui se manifeste, donc au-delà du manifeste; nécessaire, Il existe en lui-même. Vivant et immuable, vivant mais immuable.

Cheikh Assam introduisait la religion racine de l'Islam dans son enseignement, cela n'avait pas manqué de me surprendre, mais aussi de me plaire. Rabbi Isaac n'était pas très loin...

Je n'avais personne à qui parler, mais je ne souffrais pas trop de la solitude. Grâce au silence, j'étais plus concentré sur les regards et les recherches que mon pîr me prescrivait de pratiquer. Peu à peu, ils m'habitèrent. La méthode et le silence étaient efficaces: j'avais l'impression continue de ne pas pénétrer le monde mais seulement de glisser dessus.

...

- Il n'y a qu'un seul être. Rien n'est en dehors de lui. Cet être est Brahman, disent les upanishads, Cela, le Soi sans qualité de chaque chose. Il est éternel et pur, incréé et absolu. Existant en soi.

Va, cherche en toi ce qui correspond à cela.

Je liais vivant et immuable à sans qualité et pur. C'est dans un rapport impersonnel avec la création que je cherchais Brahman. Ce qui n'a pas de qualité est infini. Ainsi qu'indescriptible. Le monde sans description s'ouvrait devant moi et m'échappait pourtant.

Le monde devenait beaucoup plus large, et moi beaucoup moins présent à mesure que je domptais le silence.

- Quel est la religion de ton père? m'avait demandé le cheikh lors de notre première conversation. J'avais refusé de lui répondre, je n'avais pas voulu choisir. Ne sachant pas dans quelle voie traiter ma question, le pîr n'avait sans doute pas choisi non plus, il m'enseignait l'hindouisme après l'islam et le judaïsme...

 

...

Tous responsables ?

Comment éviter le chaos climatique ?

L’exploitation des ressources fossiles a provoqué l’avènement d’une nouvelle ère géologique. Une prouesse des nations industrialisées et de leurs élites, qui ont bâti leur suprématie sur des échanges écologiques inégaux.

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Isaac Cordal. – « Résistance », 2013
cementeclipses.com — L’artiste expose à la galerie COA à Montréal jusqu’au 28 novembre.

Anthropocène : ce mot désigne une nouvelle époque de l’âge de la Terre, ouverte par une humanité devenue force tellurique (1). Le point de déclenchement de ce nouvel âge géohistorique reste sujet à controverse : la conquête et l’ethnocide de l’Amérique ? la naissance du capitalisme industriel, fondé sur les énergies fossiles ? la bombe atomique et la « grande accélération » d’après 1945 ? Mais il y a du moins un constat sur lequel les scientifiques s’accordent : bien plus qu’une crise environnementale, nous vivons un basculement géologique, dont les précédents — la cinquième crise d’extinction, il y a 65 millions d’années, ou l’optimum climatique du miocène, il y a 15 millions d’années — remontent à des temps antérieurs à l’apparition du genre humain. D’où une situation radicalement nouvelle : l’humanité va devoir faire face dans les prochaines décennies à des états du système Terre auxquels elle n’a jamais été confrontée.

L’anthropocène marque aussi l’échec d’une des promesses de la modernité, qui prétendait arracher l’histoire à la nature, libérer le devenir humain de tout déterminisme naturel. A cet égard, les dérèglements infligés à la Terre représentent un coup de tonnerre dans nos vies. Ils nous ramènent à la réalité des mille liens d’appartenance et de rétroaction attachant nos sociétés aux processus complexes d’une planète qui n’est ni stable, ni extérieure à nous, ni infinie (2). En violentant et en jetant sur les routes des dizaines de millions de réfugiés (22 millions aujourd’hui, 250 millions annoncés par l’Organisation des Nations unies en 2050), en attisant injustices et tensions géopolitiques (3), le dérèglement climatique obère toute perspective d’un monde plus juste et solidaire, d’une vie meilleure pour le plus grand nombre. Les fragiles conquêtes de la démocratie et des droits humains et sociaux pourraient ainsi être annihilées.

Cette logique d’accumulation a tiré toute la dynamique de transformation de la terre

Mais qui est cet anthropos à l’origine de l’anthropocène, ce véritable déraillement de la trajectoire géologique de la Terre ? Une « espèce humaine » indifférenciée, unifiée par la biologie et le carbone, et donc uniformément responsable de la crise ? Le prétendre reviendrait à effacer l’extrême différenciation des impacts, des pouvoirs et des responsabilités entre les peuples, les classes et les genres. Il y a eu des victimes et des dissidents de l’« anthropocénéisation » de la Terre, et c’est peut-être d’eux qu’il s’agit d’hériter.

A dire vrai, jusqu’à une période récente, l’anthropocène a été un occidentalocène ! En 1900, l’Amérique du Nord et l’Europe de l’Ouest avaient émis plus des quatre cinquièmes des gaz à effet de serre depuis 1750. Si la population humaine a grimpé d’un facteur 10 depuis trois siècles, que de disparités d’impact entre les différents groupes d’humains ! Les peuples de chasseurs-cueilleurs aujourd’hui menacés de disparition ne peuvent guère être tenus responsables du basculement. Un Américain du Nord aisé émet dans sa vie mille fois plus de gaz à effet de serre qu’un Africain pauvre (4).

Pendant que la population décuplait, le capital centuplait. En dépit de guerres destructrices, il a crû d’un facteur 134 entre 1700 et 2008 (5). N’est-ce pas cette logique d’accumulation qui a tiré toute la dynamique de transformation de la Terre ? L’anthropocène mériterait alors la qualification plus juste de « capitalocène ». C’est d’ailleurs la thèse des récents ouvrages du sociologue Jason W. Moore et de l’historien Andreas Malm (6).

Depuis deux siècles, un modèle de développement industriel fondé sur les ressources fossiles a dans le même temps dérouté la trajectoire géologique de notre planète et accentué les inégalités. Les 20 % les plus pauvres détenaient 4,7 % du revenu mondial en 1820, mais seulement 2,2 % en 1992 (7). Existe-t-il un lien entre l’histoire des inégalités et l’histoire des dégradations écologiques globales de l’anthropocène ? Non, répondent les tenants du « capitalisme vert », qui reprennent le vieux discours du « gagnant-gagnant » entre marché, croissance, équité sociale et environnement. Pourtant, de nombreux travaux récents, à la croisée de l’histoire et des sciences du système Terre, mettent en évidence un ressort commun aux dominations économiques et sociales, aux injustices environnementales et aux dérèglements écologiques désormais d’une ampleur géologique.

Si toute activité humaine transforme l’environnement, les impacts sont inégalement distribués. Quatre-vingt-dix entreprises sont ainsi responsables à elles seules de plus de 63 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre depuis 1850 (8). Les nations qui en ont émis le plus sont historiquement les pays du « centre », ceux qui dominent l’économie-monde (voir la carte « Pollueurs d’hier et d’aujourd’hui »). Ce fut d’abord le Royaume-Uni, qui, à l’époque victorienne, au XIXe siècle, produisait la moitié du CO2 total et colonisait le monde. Ce furent ensuite, au milieu du XXe siècle, les Etats-Unis, en concurrence frontale avec les pays sous influence soviétique, dont le système n’était pas moins destructeur. C’est de plus en plus la Chine, qui émet aujourd’hui plus de gaz à effet de serre que les Etats-Unis et l’Europe réunis. Pékin est engagé dans une compétition économique avec les Etats-Unis qui passe, à court terme, par une ruée sur les ressources fossiles et, à moyen terme, par le numérique, la finance et les technologies « vertes ». Au vu de cette réalité historique, peut-on limiter les dérèglements globaux sans remettre en question cette course à la puissance économique et militaire ?

Plus profondément, la conquête de l’hégémonie économique par les Etats-nations du centre (9) a permis la suprématie de son élite capitaliste, ainsi que l’achat de la paix sociale domestique grâce à l’entrée des classes dominées dans la société de consommation. Mais elle a été possible qu’au prix d’un endettement écologique, c’est-à-dire d’un échange écologique inégal avec les autres régions du monde. Tandis que la notion marxiste d’« échange inégal » désignait une dégradation des termes de l’échange (en substance, le montant des importations que financent les exportations) entre périphérie et centre mesurée en quantité de travail, on entend par « échange écologique inégal » l’asymétrie qui se crée lorsque des territoires périphériques ou dominés du système économique mondial exportent des produits à forte valeur d’usage écologique et reçoivent des produits d’une valeur moindre, voire générateurs de nuisances (déchets, gaz à effet de serre...). Cette valeur écologique peut se mesurer en hectares nécessaires à la production des biens et des services, au moyen de l’indicateur d’« empreinte écologique » (10), en quantité d’énergie de haute qualité ou de matière (biomasse, minerais, eau, etc.) incorporée dans les échanges internationaux, ou encore en déchets et nuisances inégalement distribués.

Ce mode d’analyse des échanges économiques mondiaux apporte depuis quelques années un regard nouveau sur les métabolismes de nos sociétés, et sur la succession historique d’autant d’« écologies-monde » (Jason W. Moore) que d’« économies-monde », selon la définition de l’historien Fernand Braudel. Chacune se caractérise, selon les périodes, par une certaine organisation (asymétrique) des flux de matière, d’énergie et de bienfaits ou méfaits écologiques.

La gloutonnerie énergétique des « trente glorieuses »

L’historien Kenneth Pomeranz a montré le rôle d’un échange écologique inégal lors de l’entrée du Royaume-Uni dans l’ère industrielle (11). La conquête de l’Amérique et le contrôle du commerce triangulaire permirent une accumulation primitive européenne ; accumulation dont les Britanniques profitaient au premier chef au XVIIIe siècle grâce à leur supériorité navale. Cela leur offrit un accès aux ressources du reste du monde indispensables à leur développement industriel : la main-d’œuvre esclave cultivant le sucre (4 % de l’apport énergétique alimentaire de leur population en 1800) ou le coton pour leurs manufactures, la laine, le bois, puis le guano, le blé et la viande. Au milieu du XIXe siècle, les hectares de la périphérie de l’empire mobilisés équivalaient à bien plus que la surface agricole utile britannique. L’échange était inégal puisque, en 1850, en échangeant 1 000 livres de textile manufacturé à Manchester contre 1 000 livres de coton brut américain, le Royaume-Uni était gagnant à 46 % en termes de travail incorporé (échange inégal) et à 6 000 % en termes d’hectares incorporés (échange écologiquement inégal) (12). Il libérait ainsi son espace domestique d’une charge environnementale, et cette appropriation des bras et des écosystèmes de la périphérie rendait possible son entrée dans une économie industrielle.

De même, au XXe siècle, la croissance forte des soi-disant « trente glorieuses » de l’après-guerre se caractérise par sa gloutonnerie énergétique et son empreinte carbone. Alors qu’il avait suffi de + 1,7 % par an de consommation d’énergie fossile pour une croissance mondiale de 2,1 % par an dans la première moitié du XXe siècle, il en faut + 4,5 % entre 1945 et 1973 pour une croissance annuelle de 4,18 %. Cette perte d’efficacité touche aussi les autres matières premières minérales : alors qu’entre 1950 et 1970 le produit intérieur brut (PIB) mondial est multiplié par 2,6, la consommation de minerais et de produits miniers pour l’industrie, elle, est multipliée par 3, et celle des matériaux de construction, quasiment par 3 aussi. C’est ainsi que l’empreinte écologique humaine globale bondit de l’équivalent de 63 % de la capacité bioproductive terrestre en 1961 à plus de 100 % à la fin des années 1970. Autrement dit, nous dépassons depuis cette époque la capacité de la planète à produire les ressources dont nous avons besoin et à absorber les déchets que nous laissons.

La course aux armements, à l’espace, à la production, mais aussi à la consommation, à laquelle se sont livrés le bloc de l’Ouest et le bloc de l’Est durant la guerre froide a nécessité une gigantesque exploitation des ressources naturelles et humaines. Mais avec une différence notable : le camp communiste exploitait et dégradait surtout son propre environnement (échanges de matières premières avec l’extérieur proches de l’équilibre et nombreux désastres écologiques domestiques), tandis que les pays industriels occidentaux construisaient leur croissance grâce à un drainage massif des ressources minérales et renouvelables (avec des importations de matières premières dépassant les exportations de 299 milliards de tonnes par an en 1950 à plus de 1 282 milliards en 1970 (13)). Ces ressources provenaient du reste du monde non communiste, qui, lui, se vidait de sa matière et de son énergie de haute qualité.

Ce drainage fut économiquement inégal, avec une dégradation des termes de l’échange de 20% pour les pays « en voie de développement » exportateurs de produits primaires entre 1950 à 1972. Mais il fut aussi écologiquement inégal. Vers 1973, tandis que la Chine et l’URSS atteignaient une empreinte écologique équivalant à 100 % de leur biocapacité domestique, l’empreinte américaine était déjà de 176 %, celle du Royaume-Uni de 377 %, celle de la France de 141 %, celle de l’Allemagne fédérale de 292 % et celle du Japon de 576 %, tandis que nombre de pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine restaient sous un ratio de 50 % (14).

On comprend que le moteur de « la grande accélération » de cette période fut le formidable endettement écologique des pays industriels occidentaux, qui l’emportent sur le système communiste et entrent dans un modèle de développement profondément insoutenable, tandis que leurs émissions massives de polluants et de gaz à effet de serre impliquent une appropriation des fonctionnements écosystémiques réparateurs du reste de la planète. Cette appropriation creuse un écart entre des économies nationales qui génèrent beaucoup de richesses sans soumettre leur territoire à des impacts excessifs et d’autres dont l’économie pèse lourdement sur le territoire.

Aujourd’hui, un échange écologique inégal se poursuit entre ceux — Etats et oligarchie des 5 % les plus riches de la planète — qui entendent asseoir leur puissance économique et leur paix sociale sur des émissions de gaz à effet de serre par personne nettement supérieures à la moyenne mondiale (voir la carte « Pollueurs d’hier et d’aujourd’hui ») et, d’autre part, les régions (insulaires, tropicales et côtières, principalement) et les populations (essentiellement les plus pauvres) qui seront les plus durement touchées par les dérèglements climatiques. Ces régions et populations sont aussi celles dont les écosystèmes — leurs forêts — sont les plus mis à contribution pour atténuer les émissions excessives de déchets des régions et populations riches ; et ce à titre gratuit — une dette écologique incommensurablement plus élevée que les dettes souveraines — ou contre une faible rémunération, via des mécanismes tels que Reducing Emissions from Deforestation and Forest Degradation (REDD) et autres marchés des biens et services environnementaux, qui constituent une nouvelle forme d’échange inégal.

Il incombe à notre génération, et il est de la responsabilité des dirigeants du monde, de rompre avec cette trajectoire destructrice et injuste. Il en va, à long terme, d’un basculement majeur de la géologie planétaire et, à court terme, de la vie et de la sécurité de centaines de millions de femmes et d’hommes, des zones côtières au Sahel, de l’Amazonie au Bangladesh. Que ces violences frappent déjà durement les populations les plus pauvres et les moins responsables des émissions passées est un héritage du capitalocène. Mais le choix d’ajouter ou non à ce bilan des dizaines de millions de déportés climatiques supplémentaires, de nouvelles violences, souffrances et injustices, relève de notre responsabilité.

Toute démarche qui retarderait le gel d’une partie des réserves fossiles et toute émission nous amenant à dépasser le seuil des + 2 °C (voire + 1,5 °C, selon certains climatologues — lire « Deux degrés de plus, deux degrés de trop »), doivent désormais être prises pour ce qu’elles sont : des actes qui attentent à la sûreté de notre planète, lourds de victimes et de souffrances humaines (15). Même si les causalités et les calculs sont complexes, on sait déjà qu’à chaque gigatonne de CO2 émise en sus du « budget + 2 ° » correspondront plusieurs millions de déplacés et de victimes supplémentaires. Comme Condorcet ou l’abbé Raynal surent le faire à propos de l’esclavage, osons donc l’affirmer : ces émissions incontrôlées de gaz à effet de serre méritent la qualification de « crimes ».

Après les crimes esclavagistes, coloniaux et totalitaires, voici donc l’idée de la valeur intangible de la vie humaine à nouveau menacée. Dès lors, comme le note l’archevêque sud-africain Desmond Tutu, autrefois engagé dans la lutte contre l’apartheid, réduire notre empreinte carbone n’est pas une simple nécessité environnementale ; c’est « le plus grand chantier de défense des droits de l’homme de notre époque (16) ». Il est désormais inacceptable que des individus et des entreprises s’enrichissent par des activités climatiquement criminelles. M. Tutu appelle à s’attaquer aux causes et aux fauteurs du réchauffement climatique comme on a combattu l’apartheid : par les armes de la réprobation morale, du boycott, de la désobéissance civile, du désinvestissement économique et de la répression par le droit international.

Mettre hors d’état de nuire les négriers du carbone

A-t-on vaincu l’esclavage, il y a deux siècles, en demandant aux dirigeants des colonies et territoires esclavagistes de proposer eux-mêmes une baisse du nombre d’êtres humains importés ? Aurait-on accordé aux négriers des quotas échangeables d’esclaves ? De même, aujourd’hui, peut-on espérer avancer en comptant sur des engagements purement volontaires d’Etats pris dans une guerre économique effrénée, ou en confiant l’avenir climatique à la main invisible d’un marché du carbone à travers une monétisation et une privatisation de l’atmosphère, des sols et des forêts ?

Ne faut-il pas rechercher plutôt les forces capables d’arrêter le dérèglement climatique dans l’insurrection des victimes du capitalisme fossile (Pacific climate warriors océaniens, militants anti-extractivistes, précaires énergétiques, réfugiés climatiques) et dans le sursaut moral de ceux qui, dans les pays riches, ne veulent plus être complices et le manifestent par diverses actions — solutions pour vivre autrement et mieux avec moins, campagnes pour contraindre les banques à se désinvestir des entreprises climaticides, pressions sur les gouvernements pour qu’ils passent des paroles aux actes en matière de réduction des émissions (17), résistance aux grands projets inutiles, etc. ?

Il faut également espérer un retour du courage politique. Nul doute que si Bartolomé de Las Casas, Condorcet, Jaurès, Gandhi ou Rosa Parks vivaient aujourd’hui, l’abolition des crimes climatiques, la mise hors d’état de nuire des quatre-vingt-dix négriers du carbone et la sortie du capitalocène seraient leur grand combat (18).

Christophe Bonneuil

Historien, coauteur de L’Evénement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Seuil, Paris, 2013, et de Crime climatique stop ! L’appel de la société civile, Seuil, 2015.

Source : « Le Monde diplomatique »

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(1) Paul J. Crutzen, « Geology of mankind », Nature, vol. 415, n° 23, Londres, 3 janvier 2002.

(2) Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’Evénement anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Seuil, Paris, 2013 ; Bruno Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, La Découverte, coll. « Les Empêcheurs de penser en rond », Paris, 2015.

(3) Lire Agnès Sinaï, « Aux origines climatiques des conflits », Le Monde diplomatique, août 2015.

(4) David Satterthwaite, « The implications of population growth and urbanization for climate change », Environment & Urbanization, vol. 21, n° 2, Thousand Oaks (Californie), octobre 2009.

(5) Calcul effectué en dollars 1990 constants à partir des données de Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Seuil, 2013.

(6) Jason W. Moore, Capitalism in the Web of Life : Ecology and the Accumulation of Capital, Verso, Londres, 2015 ; Andreas Malm, Fossil Capital. The Rise of Steam Power and the Roots of Global Warming, Verso, janvier 2016.

(7) François Bourguignon et Christian Morrisson, « Inequality among world citizens : 1820-1992 » (PDF), The American Economic Review, Nashville, vol. 92, n° 4, septembre 2002.

(8) Richard Heede, « Tracing anthropogenic carbon dioxide and methane emissions to fossil fuel and cement producers, 1854-2010 » (PDF), Climatic Change, vol. 122, n° 1, Berlin, janvier 2014.

(9) Immanuel Wallerstein, Comprendre le monde. Introduction à l’analyse des systèmes-monde, La Découverte, 2006.

(10) Pour la méthode et les résultats récents, cf. www.footprintnetwork.org

(11) Kenneth Pomeranz, Une grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, Albin Michel, coll. « L’évolution de l’humanité », Paris, 2010.

(12) Alf Hornborg, Global Ecology and Unequal Exchange. Fetishism in a Zero-Sum World, Routledge, Londres, 2011.

(13) Anke Schaffartzik et al., « The global metabolic transition : Regional patterns and trends of global material flows, 1950-2010 », Global Environmental Change, vol. 26, mai 2014.

(14) « National footprint accounts 1961-2010, 2012 edition », Global Footprint Network, 2014.

(15) Laurent Neyret (sous la dir. de), Des écocrimes à l’écocide. Le droit pénal au secours de l’environnement, Bruylant, coll. « Droit(s) et développement durable », Bruxelles, 2015 ; Valérie Cabanes, « Crime climatique et écocide : réformer le droit pénal international », dans Crime climatique stop ! L’appel de la société civile, Seuil, 2015.

(16) Desmond Tutu, « Nous avons combattu l’apartheid. Aujourd’hui, le changement climatique est notre ennemi à tous », dans Crime climatique stop !, op. cit.