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01/04/2017

Sous les lunes de Jupiter d'Anuradha Roy

traduit de l'anglais par Myriam Bellehigue (Inde) - Actes Sud, février 2017

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320 pages, 22,50 €

 

Une très particulière ambiance dans ce roman, nimbé par une sorte de douceur, sans doute due à l’ambiance de bord d’océan dans le golfe du Bengale, dans la petite ville sainte de Jarmuli ; mais une douceur, une langueur même, qui contraste avec une vraie violence. Notamment celle d’un passé que Nomi, personnage central du roman, retourne chercher en Inde. Née là-bas, elle avait passé les dernières années de son enfance enfermées dans un ashram, alors que tous les siens avaient été avalés par la guerre.

Nomi est une jeune femme qui vit en Norvège où elle a été adoptée et c’est la première fois qu’elle retourne en Inde, officiellement pour y faire des repérages pour un documentaire. Sur place, elle est accompagnée par un assistant, Suraj, un homme un peu perdu qui fuit dans l’alcool. Dans le train pour Jarmuli, Nomi partage la cabine de trois femmes assez âgées, qui se font pour la première fois de leur vie une virée entre copines. L’une d’elle Gouri, commence à perdre la tête. Ces trois femmes, Nomi, Suraj et d’autres personnes encore, chacune aux prises avec ses espoirs, ses tourments ou un passé douloureux, vont pendant quelques jours se croiser et se recroiser à Jarmuli, leurs histoires individuelles tissant peu à peu une toile qui les relie.

Le lecteur à son tour se fait prendre dans cette toile et dans le va et vient entre le présent et le passé de Nomi, sombre passé qu’elle tente de faire ressurgir. L’ashram dirigé par Guruji, un gourou à la renommée internationale, dont les mœurs vis-à-vis de ses jeunes « élues » n’avaient pas grand-chose à voir avec la sainteté. Nomi était l’une d’elles.

L’écriture ici sous une apparence inoffensive est le miel qui nous englue dans la toile, et garde nos sens en éveil. Il y a une très grande sensualité dans ce roman et aussi une hypersensibilité, la blessure des corps et des âmes. La tête lit mais le corps tout entier éprouve ce que la tête lit, le désir qui se fait convoitise, la douleur, la lourde chaleur orageuse, l’humidité, le parfum et la saveur du chaï vendu sur la plage. Le lecteur se fait littéralement embarquer et la tête lui tourne un peu à lui aussi. Le roman baigne dans une sorte de flou, une brume de sons, de couleurs, d’odeurs, le tournis du foisonnement de ce vaste pays et des questionnements de chacun. Un danger rôde, omniprésent, telle la figure d’un grand homme debout dans l’océan, aux long cheveux blancs et au regard trop perçant. Et chacun vient chercher sans le savoir une forme de réconfort auprès du vieux Johnny Toppo, qui chante en préparant son chaï.

« – Si on trouve qu’une chanson est triste, c’est qu’on est soi-même triste. On ne pleure que lorsqu’on a déjà des larmes. Et pourquoi diable une fille comme vous serait-elle triste ? ».

Que vient-on fuir à Jarmuli, que vient-on chercher ? Sans doute le but principal de toute quête : vaincre sa peur.

 

Cathy Garcia

 

 

 

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Anuradha Roy est née en 1967. Après des études à Calcutta et à Cambridge, elle a travaillé comme journaliste pour plusieurs quotidiens et magazines indiens. Elle codirige actuellement la maison d’édition Permanent Black et réside à Ranikhet, petite ville nichée à 2 000 mètres dans l’Himalaya. Sous les lunes de Jupiter, son troisième roman, a remporté le prestigieux DSC Prize for Fiction 2016 et a concouru pour le Man Booker Prize 2016.

 

 

Note publiée sur http://www.lacauselitteraire.fr/

 

 

 

Turquie : le jour où commença la guerre civile pr Tieri Briet

Peut-être que ça commence comme ça, une guerre civile ? Celle que nous sommes si nombreux à redouter, celle dont tout le monde a tellement peur à Istanbul. Peut-être que ça commence sans prévenir, d’un coup de couteau à l’étranger, dans un bureau de vote à l’intérieur d’une ambassade.Là où les exilés de Turquie peuvent voter eux aussi lors du référendum portant sur une réforme de leur Constitution. Peut-être que ça commence par une série de coups de couteaux, par des insultes et par une femme âgée qui s’interpose, appelant au calme avant d’être poignardée à son tour ?

Alors hier, la guerre civile qui menace la Turquie a commencé en dehors de ses frontières, au cœur de la capitale européenne, dans un des beaux quartiers de Bruxelles. Le peu de détails qu’en rapportent les journaux belges n’apporte pas vraiment de précisions. Nous savons tous à quel degré de haine sont arrivés les Turcs à présent, chauffés à blanc par un gouvernement qui s’obstine à nier les droits humains des opposants et des minorités. Et je repense au texte de Simon Abkarian, le comédien, dans le Libé des écrivains du 22 mars  : «Mon père me disait que “les Turcs n’existent que par le glaive et pour le glaive. Quand ils auront tué tous les Non-Turcs, ils se mangeront eux-mêmes et se battront avec leurs ombres.” J’ai toujours cru que mon père se trompait, qu’aucun peuple ne porte en lui le gène de la violence. Pourtant, nous y sommes. Ces purges sont les prémices d’un massacre à venir. » Impossible d’oublier ses phrases qui m’avaient fait froid dans le dos.

La guerre civile des peuples de Turquie a donc commencé vers seize heures, jeudi 30 mars à Bruxelles. Devant l’ambassade de Turquie. Avec un couteau, des insultes et une barre de fer. Pourtant, nombreux sont ceux qui ont donné l’alarme ces derniers mois. A commencer par Garo Paylan, un député du HDP d’origine arménienne. C’était en mars 2016 qu’un journaliste français, Olivier Pascal-Mousselard, recueillait ses paroles : « Tout cela annonce peut-être le début d’une grande guerre intérieure. Car les Arméniens n’avaient pas de fusil et n’étaient pas organisés. C’est tout le contraire avec les Kurdes. »

Début septembre, c’était au tour de l’écrivain Ahmet Nesin, qui a fui la Turquie et demandé l’asile politique à la France en août 2016. Le 2 septembre, il déclarait à un journaliste suisse, pour Le Courrier  : « Je crains une guerre civile en Turquie. » Peut-être n’avons-nous pas fait suffisamment attention. C’était la fin de l’été et nous avions encore un peu la tête ailleurs.

Pourtant, le lendemain, le 3 septembre, c’était un autre écrivain, Nedim Gürsel, qui décidait d’enfoncer le clou dans Le Point : « Il y a un risque de guerre civile en Turquie », disait-il à Valérie Marin la Meslée. Peut-être que nous étions devenus sourds et aveugles. Anesthésiés depuis longtemps face à l’idée qu’une guerre civile devienne le seul destin de ce pays, puisqu’il était tombé aux mains des Musulmans.

Au même moment, le romancier Orhan Pamuk, prix Nobel de littérature en 2006, prenait le relais et donnait une tribune à La Repubblica, un journal italien : « Désormais la liberté de pensée n’existe plus. Nous sommes en train de nous éloigner à toute vitesse d’un État de droit vers un régime de terreur. »

En décembre, du fond de sa prison des femmes, c’était Aslı Erdoğan qui nous mettait en garde« Mon sentiment est que la crise récente en Europe, déclenchée par les réfugiés et les attaques terroristes, n’est pas seulement politique et économique. C’est une crise existentielle que l’Europe ne pourra résoudre qu’en ressaisissant les nations qui la composent. »

Difficile d’être plus clair : « De nombreux signes indiquent que les démocraties libérales européennes ne peuvent plus se sentir en sécurité alors que l’incendie se propage à proximité. La “crise démocratique” turque, qui a été pendant longtemps sous-estimée ou ignorée, pour des raisons pragmatiques, ce risque grandissant de dictature islamiste et militaire, aura de sérieuses conséquences. Personne ne peut se donner le luxe d’ignorer la situation, et surtout pas nous, journalistes, écrivains, académiciens, nous qui devons notre existence même à la liberté de pensée et d’expression. »

Peut-être n’avons-nous pas su lire ces écrivains turcs. Leur lucidité, leur vigilance les a poussés à nous donner l’alerte en publiant dans nos journaux, en nous ouvrant les yeux sur un cauchemar que nous faisons semblant de ne pas comprendre. Aslı Erdoğan pèse ses mots quand elle parle d’une « dictature islamiste et militaire » et de ce « luxe d’ignorer la situation » quand on est journaliste ou écrivain, « nous qui devons notre existence même à la liberté de pensée et d’expression. »

Et maintenant, à l’heure des premières étincelles d’une guerre civile qu’annoncent depuis des mois les grandes voix de la littérature en Turquie, qu’allons-nous faire pour empêcher la guerre civile de se propager, au moment du référendum qui aura lieu le dimanche 16 avril 2017 ? Les discours délirants du président Erdogan, les menaces et les appels à la haine de ses ministres, les incitations au meurtre que les imams profèrent dans les mosquées sont bien assez violents pour mettre le pays à feu et à sang. Alors qu’allons-nous faire ?

Hier, une guerre civile a commencé en Europe, appelée par une « dictature islamiste et militaire » qui n’a pas cessé d’envoyer ses journalistes et ses écrivains en prison. Alors qu’attendons-nous pour utiliser la presse et la littérature pour faire barrage, pour empêcher la guerre civile qui vient crier sa violence dans la capitale de l’Europe ? Pourquoi ne répondons-nous pas à Aslı Erdoğan, quand elle nous annonce que « les démocraties libérales européennes ne peuvent plus se sentir en sécurité alors que l’incendie se propage à proximité. » C’était en décembre. Nous sommes en mars. L’incendie a traversé les frontières. Il est grand temps de répondre à Aslı, si nous ne voulons pas seulement compter les morts.

Image à la une : Détail du tableau de Zehra Doğan “Cri”, “Hawar” en kurde, l’exposition intitulée “141” actuellement en place à Diyarbakır… - voir l'article sur le site source : http://www.kedistan.net/2017/03/31/le-jour-ou-commenca-la...

 


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Né en 1964 dans une cité de Savigny-sur-Orge où il grandit à l'ombre d'une piscine municipale, Tieri Briet vit aujourd'hui à Arles, au milieu d'une famille rom de Roumanie dont il partage la vie et le travail. Il a longtemps été peintre avant d'exercer divers métiers d'intermittent dans le cinéma et de fonder une petite maison d'édition de livres pour enfants. Devenu veilleur de nuit pour pouvoir écrire à plein temps, il est aussi l'auteur d'un récit sur les sans-papiers à travers les frontières, « Primitifs en position d'entraver », aux éditions de l'Amourier, de livres pour enfants et d'un roman où il raconte la vie de Musine Kokalari, une écrivaine incarcérée à vie dans l'Albanie communiste, aux éditions du Rouergue. Père de six enfants et amoureux d'une journaliste scientifique, il écrit pour la revue Ballast et Kedistan, et voyage comme un va-nu-pieds avec un cahier rouge à travers la Bosnie, le Kosovo et la Grèce pour rédiger son prochain livre, « En cherchant refuge nous n'avons traversé que l'exil ».
 


Blog perso : Un cahier rouge