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17/02/2020

La certitude des pierres de Jérôme Bonnetto

 

éditions Inculte, 8 janvier 2020

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192 pages, 16.90€.

 

Ségurian est un village isolé et perché dans la montagne, dont le saint patron est St Barthélémy, fêté comme il se doit tous les 24 août, avec la sortie du saint en procession et la traditionnelle préparation et dégustation bien arrosée de la soupe au pistou. Tout un symbole si on pense au massacre du même nom et nul doute que l’auteur ne l’a pas choisi par hasard.

Ségurian est un village de chasseurs et les chasseurs forment un clan avec un chef qui est aussi le chef, de père en fils, d’une entreprise familiale de construction qui a bâti une bonne partie du village : ce sont les Anfonsso. Joseph Anfonsso est donc un chef : chef de famille, chef d’entreprise, chef des chasseurs. Et plus tard, il passera la main à son propre fils Emmanuel. Tout est bien qui tourne bien, immuablement, dans ce village refermé sur lui-même.

« L’amour de Joseph pour la chasse n’était pas feint. Première carabine à six ans, la première grive à sept sous le fier regard du père, la main tendre qui décoiffe l’enfant. L’amour de la chasse, c’est avant tout l’amour du père. La rudesse de l’homme qui n’avait pas appris à faire de compliments se fendait devant les succès répétés de Joseph, qui repensait souvent au jour où son père lui avait dit, après avoir tiré un lièvre à plus de quatre-vingts mètres : “Tu es bien mon fils, tu es comme moi, mais en mieux. ” En économie comme dans les sentiments, c’est la rareté qui fait le prix. Joseph en avait eu les larmes aux yeux. »

Ségurian donc, village de chasseurs : « La société comptait cent membres pour quatre cents habitants. »

La vie du village et la propre vie de Joseph Anfonsso auraient pu ronronner ainsi durant des millénaires sans que rien ne change, sans que rien surtout ne doive changer, mais c’était sans compter l’arrivée de Guillaume, un 24 août en plus. La certitude des pierres est divisé en six chapitres allant de la première St Barthélémy à la sixième, la première étant celle où Guillaume donc est arrivé au village.

Les parents de Guillaume Levasseur s’étaient installés depuis quelques années à Ségurian, dans la maison d’un oncle décédé, un original dont ils ne savaient pas grand-chose. Les parents Levasseur après avoir travaillé toute leur vie en ville, avaient désiré s’éloigner des « fourmilières déshumanisées » et se rapprocher de la nature, d’autant plus que Guillaume était déjà parti depuis trois ans, pour l’Afrique sur un coup de tête. Mais donc la famille, avec un seul membre au cimetière, est « une pièce rapportée, des estrangers, des messieurs de la ville comme on dit. Va falloir qu’ils fassent leurs preuves, les Levasseur. Va falloir me remplir ce caveau avant d’élever la voix, avant de faire les fiers, avant de touiller la soupe au pistou. C’est comme ça, c’est l’ordre des choses. »

Et voici que Guillaume non seulement débarque dans le village, mais surtout, tombé amoureux de ce coin de montagne, il a un projet : y monter une bergerie. Et Guillaume, c’est une force de la nature, ce n’est pas juste un jeune illuminé malgré ses cheveux longs, c’est un rêveur certes, un intello qui grimpe dans les arbres pour y lire des livres, mais c’est un bosseur aussi, qui compte bien voir aboutir son rêve. Et il s’y met et le rêve peu à peu se concrétise, il y travaille comme un acharné, la bergerie voit le jour et même elle va s’agrandir d’année en année, des chèvres, des moutons, choisis avec soin, ça marche bien, sauf que cette bergerie elle se situe au-dessus de la maison de Joseph et que les moutons paissent sur des terrains habituellement dédiés à la chasse au sanglier et que dès le départ, ça pose problème. Pour Joseph, la montagne, c’est chez lui et « pas pratique de chasser au milieu de toute cette laine. »

« On était là avant, pensa-t-il. C’est une question de bon sens. »

La tension va monter crescendo jusqu’à la quatrième fête de St Barthélémy après l’arrivée de Guillaume : alors que ce dernier, sollicité pour sa force physique, porte comme Joseph, la statue du Saint Patron sur la procession, Joseph a une défaillance qui provoque la chute de la statue du Saint Patron qui en perd la tête. L’irritation envers le berger va basculer alors définitivement dans une véritable haine.

« Le berger avait jeté une mauvaise onction sur le village. C’était un gâcheur de fête, un empêcheur de tourner en rond, un perturbateur d’horizon, un branleur de situation. Il dérangeait l’ordre établi, il barbouillait les lignes, troublait l’air comme l’eau le pastis. Un mouton noir, c’était le mouton noir, un Boche, un Turc. (…) Avec le berger, brillait la lumière maléfique des sabbats. Un jour, les aiguilles de l’église se mettraient à trotter à l’envers et, ce jour là, on serait perdu, toutes les sources seraient taries, de la mousse pousserait au sud et l’ogre marcherait sur le village pour manger les enfants. »

La certitude des pierres, est un portrait précis, ironique, mordant, sans concession mais malheureusement réaliste cependant, d’une communauté qui n’accepte pas facilement ceux qui ne sont pas d’ici et c’est un drame quasi biblique qui y prend place — Joseph le chasseur et Guillaume le berger. L’écriture de Jérôme Bonnetto est belle, poétique, âpre et minérale comme la montagne et c’est avec un évident talent que l’auteur met en relief l’entêtement et la folie des hommes, leur lâcheté tout autant que leur courage, la bêtise et la mesquinerie quotidienne, les silences complices et ce refus d’analyser en soi les véritables racines de la rage en les affublant au contraire de tous les déguisements possibles de légitimité.

 « On est un bois, un bloc, une race.

On se comprend. On fait à notre idée. On a nos règles, les seules qui vaillent. Les autres peuvent passer, on les salue, de loin, comme ça. Du plus loin possible. »

La certitude des pierres est un roman dont on se régale, malgré l’amertume certaine qui reste en travers de la gorge, surtout si on a soi-même connu cet entre-soi qui entraine l’exclusion d’autrui et qui est une réalité certaine de la ruralité comme de bien d’autres communautarismes.

L’auteur ne porte pas directement de jugement mais décrit de l’intérieur même des personnages, le mécanisme de la violence, la loi du silence et le poids d’un orgueil écrasant qui transmis de père en fils et poussé jusqu’à son extrême, peut mener l’homme à sa propre perpétuelle impasse.

Cathy Garcia

 

 

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Jérôme Bonnetto est né à Nice en 1977, il vit désormais à Prague où il enseigne le français. La certitude des pierres est son troisième roman.

 

 

 

 

 

03/02/2020

Philippe Descola : « La nature, ça n’existe pas »

 

1er février 2020 / Propos recueillis par Hervé Kempf


Source : https://reporterre.net/Philippe-Descola-La-nature-ca-n-ex...



L’anthropologue Philippe Descola nous a fait reconsidérer l’idée de nature. Sa pensée a profondément influencé l’écologie, et dessine la voie d’une nouvelle relation entre les humains et le monde dans lequel ils sont plongés. Reporterre a conversé avec lui : voci son interview, à écouter en podcast et/ou à lire.

Philippe Descola est titulaire de la chaire d’Anthropologie de la nature au Collège de France et directeur du Laboratoire d’anthropologie sociale (ENS/EHESS). Il est l’auteur des Lances du crépuscules (Plon, 1993) et de Par delà nature et culture (Gallimard, 2005).


Ecoutez l’émission, enregistrée au Ground Control, à Paris

Lien du podcast ici


Reporterre – Philippe Descola, vous êtes un penseur ‘cardinal’ dans l’évolution de la pensée écologique depuis 20 à 30 ans. Jeune étudiant, dans les années 1970, vous êtes parti au fin fond de l’Amazonie, entre l’Equateur et le Pérou, à la découverte des Achuars. Vous y avez passé deux à trois ans en immersion et plus tard plusieurs séjours. Comment avez-vous vécu chez ce peuple, que s’est-il passé ?

Philippe Descola - Je suis parti parce que j’avais de l’intérêt pour la façon dont les sociétés entretiennent des liens de diverses sortes avec leur environnement. Il m’avait semblé que pour étudier cela d’une façon complète et minutieuse, il fallait : séjourner au sein d’une société qui avait eu peu de contacts avec le monde extérieur. Leurs premiers contacts pacifiques, les Achuars les ont entretenus avec quelques missionnaires à la périphérie de leurs territoires à la fin des années 60. Cela garantissait que je pouvais observer un système que j’appelais alors de ‘socialisation de la nature’ qui n’avait pas été trop affecté par l’économie de plantation, le capitalisme marchand et toutes les formes dévastatrices d’utilisation des forêts tropicales que l’on connaît.

Pourquoi l’Amazonie m’intéressait-elle ? Parce qu’il y a dans les descriptions que l’on donne des rapports que les Indiens des basses terres d’Amérique du Sud entretiennent avec la forêt, une constante qu’on dénote dès les premiers chroniqueurs du XVIe siècle : d’une part, ces gens là n’ont pas d’existence sociale, ils sont ‘sans foi, ni loi sans roi’ comme on disait à l’époque. C’est-à-dire ils n’ont pas de religion, pas de temple, pas de ville, pas même de village quelquefois. Et en même temps, disiait-on, ils sont suradaptés à la nature. J’emploie un terme moderne, mais l’idée est bien celle-là : ils seraient des sortes de prolongements de la nature. Buffon parlait au XVIIIe siècle « d’automates impuissants », d’« animaux du second rang », des termes dépréciatifs qui soulignaient cet aspect de suradaptation. Le naturaliste Humbold disait ainsi des Indiens Warao du delta de l’Orénoque qu’ils étaient comme des abeilles qui butinent le palmier – en l’occurrence, un palmier Morisia fructosa dont on extrait une fécule. Et donc ils vivraient de cela comme des insectes butineurs.

Donc, les récits occidentaux donnaient une vision d’êtres libres mais déterminés et qui n’avaient pas de conscience…

… qui n’avaient pas la conscience de transformer la nature et qui étaient suradaptés à la nature, des êtres véritablement primitifs parce qu’ils étaient naturalisés. C’étaient des « peuples naturels ». Cela pose des questions quand on s’intéresse au rapport que des sociétés entretiennent avec leur environnement. Où est le social, où est la médiation sociale dans un tel système ?

Donc aiguillonné par cette espèce de contradiction que les chroniqueurs, les proto-ethnographes puis les premiers ethnologues avaient mis en avant, j’ai été en Amazonie avec l‘idée que peut-être, s’ils n’avaient pas d’institutions sociales immédiatement visibles c’était parce qu’ils avaient étendu les limites de la société au-delà du monde des humains.

Et vous l’avez découvert ?

C’était un pressentiment. L’enquête ethnographique prend du temps, surtout dans une société de ce type dont on ne parle pas la langue au départ. Quand ma femme, Anne-Christine Taylor, et moi sommes arrivés, il y avait un jeune homme qui parlait quelques mots d’espagnol et c’est tout. C’est une langue qui n’est pas enseignée donc il faut l’apprendre sur le tas. Nous avons commencé à comprendre ce qui se passait lorsque nous avons discuté avec les gens de l’interprétation qu’ils donnaient à leurs rêves. C’est une société – on le retrouve dans bien des régions du monde – où, avant le lever du jour, les gens se réunissent autour du feu, il fait un peu frais, et où l’on discute des rêves de la nuit pour décider des choses que l’on va faire dans la journée. Une sorte d’oniromancie.

Oniromancie ?

L’oniromancie, c’est-à-dire l’interprétation des rêves. Il y avait des rêves étranges, dans lesquels des non-humains, des animaux, des plantes se présentaient sous forme humaine au rêveur pour déclarer des choses, des messages, des informations, se plaindre. Là, j’étais un peu perdu, parce qu’autant l’oniromancie est quelque chose de classique, autant l’idée qu’un singe ou qu’un plant de manioc va venir sous forme humaine pendant la nuit déclarer quelque chose au rêveur était inattendue.

Qu’est-ce que peut dire le manioc ?

C’était donc une femme qui racontait son rêve et disait qu’une jeune femme était venue la voir pendant la nuit. L’idée du rêve est simple et classique dans de nombreuses cultures : l’âme se débarrasse des contraintes corporelles, et entretient des rapports avec d’autres âmes qui sont également libérées des contraintes corporelles et s’expriment dans une langue universelle. Celle-ci permet donc de franchir les barrières de la communication qui rendent difficile pour une femme de parler à un plant de manioc.

Donc, la jeune femme venue la visiter lui avait dit : « Voilà, tu as cherché à m’empoisonner » « Comment ? Pourquoi ? » Et elle répondait : « Parce que tu m’as plantée très près d’une plante toxique ». Celle-ci est le barbasco, une plante utilisée dans la région pour modifier la tension superficielle de l’eau et priver les poissons d’oxygène. Elle n’a pas d’effet sur la rivière à long terme mais elle asphyxie les poissons, et c’est d’ailleurs une plante qu’on utilise pour se suicider. La jeune femme disait : « Tu m’as planté tout près de cette plante. Et, tu as cherché à m’empoisonner ». Pourquoi disait-elle cela ? Parce qu’elle apparaissait sous une forme humaine, parce que les plantes et les animaux se voient comme des humains. Et lorsqu’ils viennent nous parler, ils adoptent une forme humaine pour communiquer avec nous.

Cela veut-il dire que la femme savait qu’elle avait « mal agi » avec ce manioc ? Ou pensez-vous que le manioc - l’être manioc - est vraiment venu visiter sa soeur humaine ?

Je ne sais pas. On peut supposer qu’en effet, elle avait soupçonné qu’elle avait planté ses plants de manioc trop près de ses plants de barbasco. Et que c’est apparu sous la forme d’un rêve. En tout cas, ce genre de rêve met la puce à l’oreille puisque les non-humains y paraissent comme des sujets analogues aux humains, en mesure de communiquer avec eux.

« Nous avons compris que les non-humains étaient tout sauf la nature. »

Cette communication prend une autre forme : des incantations magiques qui sont chantées par les humains et adressées soit à d’autres humains, mais distants dans l’espace et l’on s’adresse directement à l’âme de ces humains ; soit à des non-humains. La difficulté pour un ethnologue est que ces incantations sont chantées mentalement. Donc, on ne voit pas quand les gens chantent. Nous nous sommes aperçus, Anne-Christine Taylor et moi, que les Achuars maintenaient en permanence une sorte de fil de communication avec des interlocuteurs humains et non-humains par l’intermédiaire de ces incantations magiques. Nous avons commencé à comprendre et à recueillir ces chants, nous les avons traduits et discutés avec les Achuars, et nous avons compris aussi que les non-humains étaient tout sauf la nature. C’étaient des partenaires sociaux qui n’étaient pas divinisés ni sacralisés puisqu’on les chassait, qu’on les mangeait, plantes comme animaux. Néanmoins, ils étaient dotés d’une dignité de sujets qui permettait une communication de sujet à sujet. Cela était quelque chose qui apparaissait en filigrane dans beaucoup de théories des religions dites primitives, depuis longtemps. Depuis Fraser, au début du XXe siècle.

L’auteur du Rameau d’or.

Oui. Il y avait d’autres livres, comme Totémisme et exogamie, de Salomon Reinach, et d’anthropologie religieuse par lesquels l’anthropologie s’est établi, il y a plus d’un siècle, avec aussi Les formes élémentaires de la vie religieuse, de Durkheim, etc. Mais cela n’avait pas la puissance et la force d’évidence que ces pratiques peuvent acquérir lorsqu’on les observe au quotidien. Je voyais au quotidien des gens faire cela. C’est-à-dire qu’au fond, ils étaient plongés dans un mode totalement différent du mien.

Est-ce qu’à la fin vous-même rêviez aussi ?

Oui, bien sûr.

Et vous rêviez que l’arbre venait vous voir, le tapir, le…

Non, on ne devient pas animiste comme çà. Il y a un rêve que je faisais de façon récurrente, c’était un rêve d’angoisse. C’est normal. On est très loin de chez soi, chez des gens qui en général nous ont très bien reçu, mais c’est un peuple guerrier, on était très loin de la civilisation. Et donc, cette angoisse se manifestait de façon récurrente par un rêve que je faisais dans lequel j’étais couché sur un bat-flanc. Les Achuars ne dorment pas dans des hamacs. Ils dorment sur des bats-flancs qui sont faits avec des tiges de palmiers ou des bambous. Dans mon rêve, au lieu d’être dans la maison commune, j’étais au milieu d’un marécage, la nuit, où j’entendais des bruits bizarres et puis des voix que je n’arrivais pas à distinguer et qui m’entouraient. Quand je racontais cela aux Achuars, ils me disaient : « Tu as été dans la maison des pecaris, c’est cela que tu as entendu. » Cela transformait au fond un contenu onirique singulier, qui était un rêve d’angoisse, en une interprétation marquée au sceau de ces interrelations entre humains et non-humains.

Après avoir vécu des expériences très fortes, pensez-vous que, puisque le rêve est le voyage de l’âme, ces âmes communiquent dans le rêve et se parlent les unes aux autres quelles que soient leurs formes corporelles ? Pensez-vous que le manioc, l’arbre, la rivière, le pecari ont des âmes et parlent vraiment ?

Je ne le dirais pas comme çà. Je dirais que l’attention que chaque être vivant requiert et le soin qui est nécessaire pour le maintenir en vie… C’est le cas dans un jardin. Les jardins des Achuars, c’est une cinquantaine d’espèces cultivées et à peu près autant d’espèces sylvestres transplantées, avec de très nombreuses variétés pour les espèces cultivées. Ce sont des écosystèmes d’une grande complexité, un petit monde. Et ce petit monde a des relations quasiment sociales. Il y a des espèces qui cohabitent bien, et d’autres comme le manioc et le barbasco qui cohabitent mal. Le fait que tous ces êtres soient installés dans un lieu qui a été choisi par les humains pour se substituer à la forêt permet de penser, non pas que le manioc a une âme, mais l’idée que les non-humains sont animés par une intention, des projets, des buts qui les font entrer en communication les uns avec les autres. Et qui permet la communication entre humains et non-humains. C’est-à-dire que ce sont des êtres qui ne diffèrent pas tant de nous par leurs capacités ou par leurs dispositions à établir des relations que par des atouts physiques qui leur sont particuliers.

C’est comme cela que j’ai développé l’idée de l’animisme : l’idée que les non-humains pour les Achuars mais aussi pour d’autres sociétés ont des dispositions physiques qui les font vivre dans un monde qui leur est propre.

Lorsque j’ai commencé à comprendre cela, cela m’avait amusé parce que cela correspond à l’idée que le grand éthologue Jacot von Uexkül avait développée. Que chaque espèce vit dans un monde singulier qui est fondé sur sa capacité à utiliser du fait de sa biologie propre, des éléments de sa niche écologique. Mais alors que chez Yacob von Uexkül, chaque espèce vit dans une bulle, chez les animistes, la communication est rendue possible par cette espèce de langue universelle qu’est le dialogue des âmes.

Nous avons interrogé des visiteurs du Ground control, le partenaire de Reporterre en leur demandant : La nature a t elle une conscience ? Ecoutons leurs réponses

- « Moi, j’imagine que la nature a une conscience. Parce que la nature respire, la nature vit, la nature grandit, la nature interagit avec ce qui l’entoure. »

-  « Cela ne se voit pas peut être autant que chez l’homme, mais les animaux font des erreurs et ils apprennent de leurs erreurs. Pour moi, çà c’est une conscience. »

-  « Les femelles ont un instinct maternel qui est assez développé, je pense que cela peut se rapprocher de la conscience. »

-  « On a un peu voyagé. On voit que la nature s’adapte en fonction des événements. Et là, elle est complètement perdue. »

-  « La nature est assez résiliente parce que quand on voit par exemple Tchernobyl maintenant c’est bourré de nature, il y a des arbres qui ont poussé dans des maisons, il y a des meutes de loups incroyables, il y a des chevaux sauvages. Je pense que la nature nous enterrera tous. »

Philippe Descola, que vous inspirent ces paroles ?

C’est très intéressant parce que la question au départ était un peu déséquilibrée. « La nature a une conscience ? » : cela renvoie à des interprétations romantiques parce que la nature est une abstraction. La nature, je n’ai cessé de le montrer au fil des trente dernières années : la nature, cela n’existe pas. La nature est un concept, une abstraction. C’est une façon d’établir une distance entre les humains et les non- humains qui est née par une série de processus, de décantations successives de la rencontre de la philosophie grecque et de la transcendance des monothéismes, et qui a pris sa forme définitive avec la révolution scientifique. La nature est un dispositif métaphysique, que l’Occident et les Européens ont inventé pour mettre en avant la distanciation des humains vis-à-vis du monde, un monde qui devenait alors un système de ressources, un domaine à explorer dont on essaye de comprendre les lois.

Là, ce qui est intéressant dans la façon dont les gens répondent, c’est qu’ils ne parlent pas de la nature, mais des arbres, des loups, des animaux. Ils sont complètement hors de cette idée de la nature comme étant une sorte d’abstraction.

Dans un autre micro-trottoir, on leur a demandé « C’est quoi la nature ? » .

« Elle est partout la nature. La nature de l’homme, la spontanéité. Tout est naturel. »

-  « Les grands espaces verts, les forêts. Pour moi, c’est tout cela la nature. Les prés, les champs, les animaux. »

-  « L’homme fait partie de la nature. »

-  « Au final on est des animaux. »

-  « On a fait partie de la nature, mais on l’a oublié. »

-  « Cela peut être la nature humaine. Cela peut être entre guillemets, la nature ‘végétale’, la nature ‘animale’, tout ce qui n’a pas été touché par l’Homme. »

-  « Tout ce qui fait partie de la création humaine, pour moi ce n’est pas de la nature. »

-  « C’est le vivant. C’est ce qui fait que la vie existe. C’est la vie. »

-  « C’est un endroit où l’on n’est pas, en fait. »

-  « C’est un chaos de feuilles, de branches, de lianes. C’est quelque chose dans lequel on ne peut pas passer. »

Là aussi c’est très intéressant. On voit que la nature n’est pas un domaine d’objets en tant que tel. C’est une construction qui permet de donner une saillance à tout ce à quoi le concept est opposé. Donc, on va parler de la nature et de la société, de la nature et de l’homme, de la nature et de l’art, de la nature et de la religion,… Heidegger avait bien mis en évidence que la nature est une sorte de boîte vide qui permet de donner une saillance à tous les concepts auxquels on va l’opposer. Moi, je m’en sers pour signifier la distance qui s’est établie entre les humains et les non-humains. Les rapports entre humains et non-humains, pour un anthropologue comme moi, sont caractérisés par des formes différentes de continuité et de discontinuité. Les Achuars mettent l’accent - et d’autres peuples dans le monde - sur une continuité des intériorités, sur le fait qu’on peut déceler des intentions chez des non-humains qui permettent de les ranger avec les humains sur le plan moral et cognitif.

Mais les européens ont inventé l’idée d’une nature, - ce n’est pas une invention d’ailleurs -,cela s’est fait petit à petit. C’est une attention à des détails du monde qui a été amplifiée. Et cette attention a pour résultat que les dimensions physiques caractérisent les continuités. Effectivement les humains sont des animaux. Tandis que les dimensions morales et cognitives caractérisent les discontinuités : les humains sont réputés être des êtres tout à fait différents du reste des êtres organisés, en particulier du fait qu’ils ont la réflexivité. C’est quelque chose qui a été très bien thématisé au XVIIe siècle, avec le cogito cartésien : « Je pense donc je suis. » Je suis capable réflexivement de m’appréhender comme un être pensant. Et, en cela je suis complètement différent des autres existants.

« Non seulement les Achuars n’ont pas de terme pour désigner la nature, mais c’est un terme quasiment introuvable ailleurs que dans les langues européennes, y compris dans les grandes civilisations japonaise et chinoise. »

Cela, c’est la philosophie européenne. Mais il y a énormément d’autres cultures où on ne pense pas du tout cette opposition. Vous écrivez que les Achuars n’ont pas de mot pour désigner ce que nous appelons la nature.

Non seulement les Achuars n’ont pas de terme pour désigner la nature, mais c’est un terme quasiment introuvable ailleurs que dans les langues européennes, y compris dans les grandes civilisations japonaise et chinoise.

Que pensez-vous de cette formule que, personnellement, j’emploie souvent quand j’interviens en public : « Ce que nous occidentaux appelons la nature »

Ce n’est pas une mauvaise formule.

Que diriez-vous ?

Je parle de non-humains. Ce n’est pas non plus une solution parfaitement satisfaisante parce que c’est aussi une définition anthropocentrique. Quand on parle de non-humains on les définit comme privés de la qualité d’humain. Mais je pense qu’il est préférable d’utiliser une expression comme celle là, que de parler de nature, parce qu’avec le mot de nature, on fait entrer dans notre univers métaphysique tous les autres, et on les dépossède de l’originalité par laquelle ils constituent le mobilier qui peuple leur monde.

Vous arrivez à ne pas utiliser le mot nature ?

J’essaye.

Mais c’est difficile

J’ai intitulé ma chaire au Collège de France : « Anthropologie de la Nature », justement pour mettre l’accent sur une contradiction évidente. Comment peut-il y avoir une anthropologie d’un monde où les humains ne sont pas présents ? [Le mot anthropologie signfie Etude de l’homme – NDLR.] Or non seulement que les humains sont présents partout dans la nature, mais la nature est le produit d’une anthropisation, y compris dans des régions qui ont l’air extrêmement peu touchées par l’action humaine. Je prends l’exemple de l’Amazonie. Mes collègues et moi en ethnobotanique, en ethno-agronomie et en archéologie, avons montré que cette forêt a été transformée par les pratiques culturales. L’Amazonie n’est pas une forêt vierge. La pratique de l’horticulture sur brûlis et la domestication des plantes par les Amérindiens depuis douze mille ans ont profondément transformé le matériel végétal et la composition floristique de la forêt. On y trouve une biodiversité très élevée, dont une biodiversité de plantes qui sont utiles à l’Homme. Donc, la nature comme espace vierge n’a aucun sens. Quelquefois cette artificialité de la forêt est reflétée d’une façon singulière : chez les Achuars, la forêt est vue comme une plantation. Mais c’est la plantation d’un esprit. Quand les Achuars coupent la forêt pour faire une clairière, ils brûlent les déchets végétaux, plantent une grande diversité de plantes domestiquées sylvestres, et substituent les plantations des humains aux plantations d’un esprit. Et quand au bout de quelques années, on abandonne la forêt, la plantation des esprits va regagner sur la plantation des humains.

Philippe Descola dessiné par Alessandro Pignocchi dans « Anet ».

Sont-ce les esprits qui plantent ? Ou les plantes elles-mêmes qui…

Ah non, ce sont les esprits. Le détail exact des opérations par les esprits n’est pas mentionné. Mais cela souligne le fait important que dans un cas pareil, l’opposition entre ‘sauvage et domestique’ n’a pas plus de sens que l’opposition entre ‘nature et société’. Pour les Achuars la forêt n’est pas sauvage. La forêt est une plantation, travaillée par des non-humains, elle n’est pas un endroit vierge.

Dans les interviews qu’on a écouté, la dernière personne citait l’exemple de Tchernobyl, et disait « Tchernobyl, c’est là que la nature est revenue, les loups, les plantes, la forêt… ». Que pensez-vous de ce paradoxe où l’extrême artificialité c’est-à-dire une construction humaine a conduit à un désastre mais aussi, même si c’est dans des conditions malsaines en termes de radioactivité, à un retour de... du mot que je ne prononcerai pas, au retour d’animaux, de plantes, d’insectes, d’oiseaux …

C’est très porteur d’espoir. Je suis toujours ravi quand je vois une plante folle entre des pavés ou de voir un renard en ville. Cela dit, les conditions que nous avons imposées par le réchauffement climatique, vont profondément transformer la capacité régénératrice des milieux. L’un des effets du réchauffement global sera un appauvrissement de la biodiversité considérable. L’anthropisation continue de la planète depuis que Homo sapiens exerce sa sapiens sur la Terre a franchi un point de bascule avec le développement des énergies fossiles et le réchauffement climatique qu’il engendre. On n’est plus du tout dans le même registre que l’anthropisation de la forêt amazonienne ou que la transformation de l’Australie centrale par les feux de brousse des aborigènes.

Comment ressentez-vous cette anthropisation, cette destruction peut-être irréversible ?

Entre l’anthropisation de la forêt amazonienne par les Amérindiens durant les derniers millénaires, qui n’est détectable que par des gens capables de faire la différence entre des parcelles qui n’ont jamais été utilisées et des parcelles anthropisées au cours des millénaires avec le même taux de diversité, peut-être une centaine d’arbres par hectare, entre cela et le défrichement systématique par les grands propriétaires terriens par le feu pour ouvrir des pâturages qui vont ensuite devenir des plantations de palmes à huile ou de cacao, ce n’est pas du tout le même degré d’anthropisation. C’est pour cela que le terme qui est devenu courant d’anthropocène, s’il est intéressant parce qu’il définit un changement profond dans le rapport entre les humains et la Terre, a comme inconvénient qu’il dilue la responsabilité d’un système économique et politique, qui est celui qu’on a mis sur pied en Europe à partir de la révolution industrielle, avec un effet destructeur que n’ont pas les autres formes d’anthropisation.

Ce système, est-ce le capitalisme ou autre chose ?

Oui, c’est le capitalisme. Moi, j’appelle cela le ‘naturalisme‘ parce que le capitalisme a besoin de ce sous-bassement que j’ai appelé le naturalisme ; c’est-à-dire cette distinction nette entre les humains et les non-humains, la position en surplomb des humains vis-à-vis de la nature. Alors là on peut parler de la nature comme une ressource à exploiter, comme un endroit animé par des phénomènes que l’on peut étudier, etc. Le capitalisme s’est greffé là dessus, le naturalisme est un bon terreau pour cela. Mais le capitalisme peut aussi se développer par transposition. C’est le cas en Chine, et même d’une certaine façon dans ce qu’a été l’expérience industrielle de l’Union Soviétique, fondée sur l’idée des humains démiurges transformant et s’appropriant la nature. Il y a là un sous-bassement singulier dans l’histoire humaine et dont le capitalisme est une des manifestations les plus exemplaires.

« Il faut inventer des formes alternatives d’habiter la Terre, des formes alternatives de s’organiser entre humains et d’entretenir des relations avec les non-humains. »

Si l’on veut arrêter la dégradation, la crise écologique sidérante qui se produit en ce début du XXIe siècle, que faut-il faire ?

Inventer des formes alternatives d’habiter la Terre, des formes alternatives de s’organiser entre humains et d’entretenir des relations avec les non-humains. Je reprends la formule de Gramsci, « le pessimisme de la lucidité et l’optimisme de la volonté ». Moi, je dirais « le pessimisme du scientifique et l’optimisme de la volonté » c’est-à-dire que je pense qu’on arrive toujours à changer les choses. Comment ? Et bien par la multiplication d’expériences que je trouve originales dans le monde européen. J’étais à Notre-Dame- des-Landes, il n’y a pas très longtemps, sur la Zad. Et, je trouve que c’est une expérience - ce n’est pas la seule, il y en a d’autres, y compris en France -, qui m’a particulièrement frappé par le degré de réflexivité qu’elle manifeste.

Réflexivité ?

La capacité à poursuivre un projet dont on va examiner toutes les composantes. Au départ il s’agissait d’empêcher un grand aménagement d’aéroport, inutile, couteux, destructeur du milieu. Mais,au-delà, qu’est-ce qu’on fait lorsqu’on pense qu’on a une identité profonde avec un certain milieu avec des non-humains ? Comment on se débrouille pour faire vivre cela en faisant un pas de côté par rapport aux contraintes politiques légales et administratives d’un État moderne capitaliste ou libéral ?

Effectivement, à la Zad, les personnes vont avoir des relations avec les non-humains.

Je crois que le caractère original de cette Zad et, peut être de certaines autres, c’est précisément l’identité qui s’est constituée peu à peu ou l’identification entre les humains et certains non-humains menacés, les tritons, les salamandres, les grenouilles, etc.. Ce qui m’a frappé par exemple, c’est l’attention des gens qui s’intéressent à la forêt. Il y a une petite forêt, qui est exploitée d’ailleurs, dans une attention à l’individualité des arbres.
Cette attention à la cohabitation tranche complètement avec la foresterie industrielle, de même que les techniques de maraîchage tranchent là avec l’agriculture industrielle. Cette attention profonde à la singularité des êtres vivants avec lesquels les zadistes entrent en contact me frappe parce que j’ai vu la même chose en Amazonie.

Ce qui est intéressant, c’est que ce sont des gens qui ne viennent la plupart du temps qui pas d’un milieu paysan et qui vivent une sorte d’Epiphanie. Ils essayent de travailler à l’intérieur d’un collectif où l’on partage à peu près tout, avec cette espèce d’identité profonde, d’identification profonde, qui est singulière.

Pouvons-nous tous devenir des Achuars ?

On ne peut pas devenir des Achuars. On peut devenir des humains différents de ce que nous avons été ou de ce que nous sommes. Découvrir des façons alternatives de vivre pour essayer de nous transformer nous-mêmes.


 

Les Reporterriens numéro 4

Les Reporterriens, c’est le podcast de l’écologie, réalisé par Reporterre en partenariat avec Ground Control. Retrouvez les autres épisodes à écouter ici : Les Reporterriens


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