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09/01/2007

Bolivie, Guaranis, paysans et captifs de père en fils

Bolivie
Guaranis, paysans et captifs de père en fils
Dans l’est de la Bolivie, 3 000 familles indigènes vivent sur des haciendas privées dans des conditions proches du servage. Des « communautés captives » emblématiques du gigantesque problème de la terre dont a hérité Evo Morales.

par Benito Pérez
3 janvier 2007

Une trentaine de cahutes émergent de la forêt. De bois et de paille, entre rivière et collines, Itakuatia a des airs de paradis originel. Pourtant, dans ce petit bout de Chaco [1], à cinq heures de Jeep de Camiri, la capitale pétrolière, guaranis et latifundiste [2] jouent et rejouent un drame ancestral. Comme des dizaines d’autres communautés indigènes de l’est bolivien, les habitants d’Itakuatia vivent sur les terres d’une hacienda. Spoliés de leur territoire, endettés de père en fils auprès de leur karay (seigneur), harcelés par ses sbires, oubliés des autorités, les villageois n’ont d’autre choix que de vendre à vil prix leur force de travail. « On dit que nous sommes une ’communauté captive’... Je n’aime pas. Mais c’est quand même un peu ça, non ? » Cornelio Jarillo ignore à quand remonte le funeste huis clos. « Mon père comme mon grand-père s’occupaient du bétail du karay, se souvient Don Cornelio. Jamais ils n’ont reçu un peso, jamais ils ne se sont plaints malgré les coups et les offenses. Ils avaient trop peur qu’on les jette dehors ! »

Du soja partout

Payés en nature, facilement grugés, les villageois sont tenus par de prétendues dettes. « Chaque année, à Carnaval, le patron de l’hacienda fait les comptes. Comme par hasard, ses paysans n’ont jamais assez travaillé pour rembourser la nourriture qui leur a été fournie », explique Vicki Miller. La coopérante de la Croix-Rouge suisse (CRS), qui soutient plusieurs communautés captives du Chaco, fait part de cas de ventes d’enfants à d’autres haciendas ou de fugitifs pourchassés dans tout le département.

Paradoxalement, la crainte de devoir abandonner leur terre natale est encore plus forte que l’envie de fuir. Jadis paradis des colons, le Département de Santa Cruz ne répertorie plus guère de terres inoccupées. Cinquante ans d’une « réforme agraire » dévoyée ont offert sur un plateau l’immense orient bolivien à une poignée de potentats locaux. Près de 80% de la surface distribuée l’a été à des exploitants possédant plus de 2 000 hectares. Aujourd’hui, ces latifundistes touchent le gros lot avec le boom du soja - 80% de la surface agricole cruceña - alors que les deux tiers des ruraux vivent sous le seuil de pauvreté.

« Les réunions m’ont réveillé »

A Itakuatia, les Chávez ( !) préfèrent consacrer leur 20 000 hectares à une autre juteuse agro-industrie : la cacahuète. Magnanime, la famille en a quand même confié quelques centaines à ses manants. De préférence, un lopin à défricher, qui leur sera repris quelques années plus tard.

Margarita vient de l’expérimenter à ses dépens. Sans cesser d’écosser des pois, de sa voix monocorde, elle raconte son malheur d’avoir perdu, coup sur coup, son mari et son précieux bout de terre. « J’ai quand même semé sur une partie de mon chaco, mais la récolte ne me suffira pas », soupire la jeune veuve, entourée d’une myriade de bambins curieux. Sans le soutien de proches ayant migré vers la ville, elle aurait suivi leurs pas et cherché fortune à Camiri.

Don Cornelio, lui, ne quittera jamais Itakuatia. « Où irais-je ? », interroge-t-il, en se tournant vers les collines avoisinantes. Mburuvicha (chef) du village depuis une dizaine d’années, il ne travaillera plus non plus pour son ancien patron. « Il a essayé de brûler ma maison parce que nous avions refusé qu’il détruise notre école », témoigne Cornelio Jarillo. C’était il y a à peine deux ans.

Des histoires comme celle-là, tout le village en bruisse. « Un jour, la femme du patron est venue me frapper chez moi : elle disait que je ne l’avais pas saluée », raconte Celso Mendieta. Mais, au dire du jeune maître d’école, la raison est tout autre : « Grâce à mes études, j’ai voyagé un peu, et je sais à quoi ressemble un titre de propriété. Un jour, j’ai demandé au patron de me montrer le sien... Je ne l’ai pas encore vu ! » sourit Celso Mendieta.

Une insolence nouvelle sur une terre de peine et de labeur. Cornelio Jarillo fixe le tournant à la fondation, il y a huit ans, d’une section locale de l’Assemblée du Peuple Guarani (APG). Jusqu’alors isolées, une vingtaine de communautés situées en amont du río Parapetí se sont fédérées en Capitania, faisant renaître la tradition guarani. Don Cornelio insiste : « Les réunions nous ont réveillés. Maintenant, nous connaissons nos droits et nous voulons récupérer notre terre. »

La peur enracinée

Sous le regard acquiesçant de son épouse, le mburuvicha d’Itakuatia parle sans crainte. Ils savent pourtant que le karay viendra bientôt enquêter sur les motifs de la visite. Nous le croisons - le regard noir - dès notre départ pour Guaraca, la communauté voisine de quelques kilomètres.

Ici, malgré l’annonce de notre arrivée, aucun des chefs du village n’est au rendez-vous. Du bout des lèvres, Ricardo [3] accepte de nous recevoir chez lui et nous invite à partager la chicha, la bière de maïs. Le village est en fête, c’est la San Pedro. Personne n’est allé travailler pour Don Mario, leur propriétaire, grand producteur de maïs et de cacahuètes. Un dur. Un jour, il a fait abattre toutes les bêtes d’une famille guarani récalcitrante. Tous ont quitté Guaraca, nous glisse Ricardo.

En contrebas du village, des enfants lancent des pétards, et s’enfuient en se moquant de leurs titubants aînés. La chicha coule à flots, mais elle ne délie pas les langues. Ricardo se ferme à son tour. Nous quittons le village avant de lui attirer des ennuis.

Dans son siège tout neuf - aménagé à Camiri grâce à l’appui d’amis genevois de Vicki Miller - le chef de la Capitania ne cache pas ces difficultés. « Notre organisation est encore très fragile. La peur demeure ancrée. Dans certaines communautés, les menaces des propriétaires nous obligent à nous cacher pour tenir les réunions », admet Marcelino Robles.

Système en crise

Pour les Guaranis du Alto Parapetí, pourtant, comme pour l’ensemble des 3 000 familles captives recensées, la vie n’est plus tout à fait la même. Sous la pression des mouvements indigènes et d’ONG, médias et gouvernement ont fini par admettre, début 2005, la survivance du travail forcé. Une effervescence peu goûtée par les patrons, et aggravée, cette année, par l’arrivée d’Evo Morales à la présidence du pays.

« Le système est entré en crise », confirme Vicki Miller. Pour la coopérante, les karays jouent profil bas, craignant que l’Etat ne vienne étudier de trop près leurs douteux titres de propriété. « Les mauvais traitements sont de plus en plus rares », souligne le « grand capitaine » Marcelino Robles, lui-même chassé naguère de son village.

Mais les latifundistes savent également qu’il leur sera difficile d’être rentables sans leurs travailleurs corvéables à merci. Du coup, certains essaient de vendre, d’autres « de se débarrasser de leur communauté pour qu’elle ne réclame pas ses terres », s’inquiète Mme Miller.

Revoir la propriété foncière

Un danger, semble-t-il, compris par le gouvernement qui entend s’opposer à toute transaction foncière dans la zone. Un paquet de projets de loi déposé en juillet par Evo Morales prévoit aussi de relancer la révision cadastrale et de distribuer les terres usurpées aux communautés paysannes.

Patients, les Guaranis savent qu’« on ne change pas un pays en six mois », selon Marcelino Robles. A Itakuatia, on préfère insister sur un progrès encore inespéré il y a peu : une journée de travail chez le karay est maintenant rétribuée. Dix bolivianos (près d’un euro) pour dix heures de labeur. Une révolution.

Ce reportage a été réalisé lors d’un voyage de presse organisé par la Croix-Rouge suisse.


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« La santé doit être gérée par les gens, pas par les médecins »

Ne lui dites surtout pas qu’il est un médecin de brousse ! L’image du french doctor se précipitant vers des villages reculés pour sauver la veuve et l’orphelin, très peu pour lui. « Heureusement, je n’ai jamais dû sortir mon stéthoscope ! Je ne suis qu’épidémiologiste... » sourit-il. Pourtant, depuis quatre ans qu’il travaille pour la Croix-Rouge suisse (CRS), Never Aguilera sillonne inlassablement les collines du Chaco bolivien au volant de son pick-up. « Ma deuxième demeure... si ce n’est la première », dit, sans acrimonie, ce père de quatre bambins. « J’adore mon boulot et j’ai besoin de donner autant que possible », s’excuse presque Aguilar, fervent catholique à la mission peu orthodoxe : « Mon idéal, c’est de développer un système de santé à la cubaine : proche des gens et capable de grandes choses malgré de petits moyens. »

Pourquoi la CRS - dont la vocation première est la promotion de la santé - aide-t-elle les communautés captives à se structurer politiquement ?

Never Aguilera : Notre stratégie consiste à renforcer l’organisation de chaque communauté, afin qu’elle soit en mesure de prendre en charge la santé de ses membres, par exemple en revendiquant des moyens aux autorités politiques. Et ça fonctionne : nombre de luxueux postes de santé construits naguère dans le Chaco mais inutilisés faute de médecins ont reçu depuis du personnel. Mais ces soignants ne connaissent souvent rien aux besoins spécifiques des habitants. S’estimant dépositaires du savoir médical, ils se montrent méfiants envers toute demande provenant d’en bas. Selon nous, il faut renverser la pyramide : la gestion de la santé doit partir des gens, les institutions médicales étant simplement à leur service. Une communauté organisée est mieux armée pour forcer médecins et infirmiers à collaborer avec elle. Il y a aussi une autre raison : les principaux problèmes sanitaires que nous rencontrons sont des diarrhées et des infections dues à l’eau, ainsi que des séquelles de la malnutrition, due, elle, au manque de terres. Il est donc logique que la priorité aille à la lutte pour la terre et à la recherche d’eau potable.

Comment s’organise la médecine communautaire ?

Elle a deux principes : la détection et la prévention. Qui, plus que les membres d’une famille, se préoccupe des siens ? Personne. Eh bien la santé communautaire s’inspire du même principe. Dans chaque communauté, nous formons des promoteurs de santé qui visitent régulièrement les villageois, les informent et, si nécessaire, les aiguillent vers les services appropriés. Beaucoup de malades n’osent pas se rendre dans les postes de santé, et n’y vont qu’en dernier recours. Les promoteurs sont nos meilleurs atouts pour éviter que des maux bénins ne deviennent des affections chroniques. Notamment parce qu’ils font remonter l’information jusqu’aux médecins qui ne peuvent se rendre régulièrement dans les communautés reculées. L’autre pilier de la santé communautaire est constitué de contrôles de santé simples et systématiques menés par les villageois eux-mêmes. Ainsi, chaque mois, ils pèsent tous les enfants de moins de cinq ans pour détecter d’éventuels problèmes de dénutrition.

Que faites-vous de la médecine indigène ?

Elle occupe pour moi une place centrale. D’abord parce que les gens ont confiance dans les guérisseurs, qu’ils connaissent et qui parlent le même langage qu’eux. Ensuite, parce qu’il y a dans la médecine indigène un réservoir extraordinaire de remèdes simples, locaux et efficaces. Mais cette médecine va au-delà. Elle parle au coeur des gens. Elle a une dimension psychologique, dirions-nous, par les rites notamment. Malheureusement, ce savoir demeure souterrain et tend à se perdre. Il est rejeté par les médecins classiques et combattu par les religions, en particulier les sectes évangéliques. De notre côté, nous essayons de convaincre médecins traditionnels et classiques de collaborer. La conservation et la diffusion de ce patrimoine nous préoccupe également. L’an dernier, nous avons pu réunir des guérisseurs de diverses régions pour qu’ils échangent leurs savoirs. Une expérience que j’aimerais renouveler.

Notes:

[1] Le Chaco ou Gran Chaco est une région partagée entre le Paraguay, le Brésil, l’Argentine et la Bolivie. Elle se caractérise par sa couverture forestière, ses températures élevées et sa sécheresse.

[2] Grand propriétaire terrien.

[3] Prénom fictif.

www.risal.collectifs.net/article.php3?id_article=1887...
Source : Le Courrier (www.lecourrier.ch), 19 août 2006.

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