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17/04/2007

Mars 2002, Caracas

Le 14  Aéroport d’Amsterdam à nouveau, 9 heures 15 du matin.
Nouveau voyage, pour Caracas cette fois. Une mégapole de plus avec ses cinq millions d’habitants et ses bidons-villes, les ranchos. Et nous, nous serons logés dans une annexe du Hilton : Anauco appart-hôtel… Sans commentaire.
Je suis tout de même contente de partir, contente de travailler, contente de retrouver la tribu. De quoi me nourrir… De quoi rêver ?
Je doute que Caracas soit propice au rêve mais sait-on jamais ?
Je suis en train de fumer à une terrasse de café, dans un hall de l’aéroport. Nous sommes en Hollande, y’a pas de raison ! Bientôt l’embarquement, faut que j’aille aux toilettes.
21h50…Une journée qui n’en finit pas puisque à la maison il est trois heures du matin. Me voici à Caracas, dans une chambre qui se trouve dans une sorte d’appartement au dixième étage, numéro 1005. Je le partage avec quatre co-locataires, moins bien lotis que moi car ils sont deux par chambre, des chambres plus petites que la mienne et sans salle de bain... Me voilà privilégiée d’entre les privilégiés…
Toujours dans le luxe donc même si ce n’est pas le Hilton tel qu’on a pu le connaître en d’autres endroits. Le plus incroyablement luxueux restant celui de Bangkok.
C’était une expérience et je n’aurais pas le mauvais goût de m’en plaindre même si bien des choses m’avaient dégoûtée. Un certain comportement de nanti occidental principalement…
Je suis fatiguée, ankylosée par les heures passées dans l’avion et j’ai un peu le blues. Mon portable ne fonctionne pas ici alors adieu petits messages d’amour… Le peu que j’ai entraperçu de Caracas me laisse…. Drôle d’impression en fait ! Celle d’être déjà venue.
C’est sans doute à cause du Brésil mais il y a autre chose… Toutes ces villes finissent pas se ressembler ! Pollution, saleté, la misère agrippée aux collines, moins agressive pour nos regards douillets qu’à Rio ou Manille mais elle est bien là.
Caracas sent mauvais, Caracas est moche. C’est ma première impression, bien que quelques quartiers traversés en venant de l’aéroport, m’aient semblé plus sympathiques avec leurs petites maisons très colorées, les ruelles sales mais vivantes, pas comme ce quartier où nous logeons.
Quartier culturel, musées, théâtres… Tout en béton, rien que du béton !
Et des tours immenses ! Je peux voir une de leur façade depuis ma chambre, toutes fenêtres illuminées. Mini-pièces de théâtre en boite.
Je peux voir les gens vivre…mais peut-on parler de vie ?
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La rumeur qui monte jusqu’à ce dixième étage est monstrueuse, cela doit être la circulation. On croirait le souffle enragé du vent, à s’y méprendre.
Entre l’immeuble et une autre tour, beaucoup plus clinquante (des bureaux certainement, à moins que ce ne soit un musée), je peux voir les ranchos grouillant de vie. Ils recouvrent la totalité d’une colline. Eux aussi sont tout illuminés, c’est joli… Electricité légitimement détournée.
Je n’aime pas cette tour où nous sommes hiltonisés. Lieu impersonnel dans cette ville que je ne connais pas. Je pense à chez moi.
Ici, je sais pourquoi je vis à dans un hameau perdu sur le causse du Quercy.
Difficile d’écrire. Je suis fatiguée, faudrait dormir. La semaine pourrait être rude.
Le peu de gens que j’ai croisés me laissent penser que les Vénézuéliens sont plutôt sympathiques. Souriants. Les filles, les femmes sont belles et il doit y avoir de beaux gars aussi.
Un peu partout dans le coin, il y a des types qui font la sécurité, matraque en main.
En ville, les policiers portent tous un gilet pare-balles.
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Le lieu où nous allons jouer est une sorte de longue et large avenue appartenant à l’armée. Elle sert pour les parades...
Je ne sais quoi en penser. Rien.
C’est un festival de théâtre comme il y en a un peu partout dans le monde. Il est trop tôt pour savoir réellement où nous sommes et pourquoi.
Je pense à S. Il est loin. Comme j’aimerais qu’il comprenne, qu’il comprenne tout ça ! Comment ça peut être déstabilisant, angoissant de se prendre en pleine poire, sans la protection d’un écran, la réalité du monde.
J’ai vu bien des villes où il ne faut pas aller et il y en a tant d’autres.
Je ne supporterais pas d’y vivre, je mesure encore plus cette chance dont on n’a pas conscience quand on a le nez dessus et qui s’appelle confort.
Je pense à Tito chaque fois que j’entrevois un gamin…
Tout à l’heure, alors que nous mangions dans une galerie commerciale qui jouxte la résidence - même pas besoin de sortir pour y aller et il y a des types de la sécurité partout - est-ce vraiment justifié ? Peut-être…
Je disais donc, une flopée de gamins, des filles en majorité, est venue quémander aux tables. Contrairement à d’habitude, je me suis fermée, je n’ai rien donné, même pas un regard.
J’ai fini par comprendre que ce n’était pas aussi simple que ça et que croyant bien faire, on ne fait qu’alimenter la plaie, creuser la fosse.
Voilà que je fais comme les autres, je me protège…
J’entends des pneus crisser au loin et toujours ce bruit infernal de circulation ou le vent. Je ne sais plus, mais je suis bien trop fatiguée pour que cela m’énerve.
Je serai contente de partir d’ici, c’est sûr !
Caracas... Jusqu’à aujourd’hui seulement un nom sur une carte. Maintenant des images, des sons, des goûts, des odeurs mais c’est trop tôt encore pour en parler.

15 mars  6h30 du mat
Voilà plus d’une heure que je ne dors plus vraiment alors j’ai fini par allumer la lumière.
Dehors, toujours ce vacarme sourd de circulation.
J’ai rêvé sans doute, je ne m’en souviens plus mais j’ai un drôle de sentiment. Triste.
Une angoisse venue de je ne sais où. Je tourne et retourne dans ma tête…
Envie d’amour, peur de m’aveugler. S. m’inquiète probablement autant qu’il me manque.
Je me roule une petite cigarette et après je me lève. La journée promet d’être pleine et longue, ça m’évitera de trop réfléchir. Autant faire une pause.
Et puis je suis avec mes amis. J’ai beaucoup discuté avec Marc dans l’avion. J’aime nos discussions. L’amour des mots…
Profondes affinités intellectuelles ? C’est important pour lui comme pour moi et ça nous manque à tous les deux… C’est un fait.
Il se met au journal de voyage lui aussi, il m’a expliqué un peu, une sorte de jeu, un journal de Caracas où on pourrait éventuellement mettre des choses en commun.
Genre d’idée qui me plait !
15h45
Montage toute la matinée sur l’imposante avenue à perte de vue, bordée de gradins en béton, de canons aussi, fabriqués en France dans la Creuse ! Deux grands piliers à l’entrée, des statues, monument aux héros de l’indépendance, Bolivar en tête. Le style est pompeux.
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Je suis allée faire des courses avec Margarita et Jorge, qui travaillent avec nous. J’ai pu discuter comme ça et poser des questions. La situation politique du pays m’intéresse énormément. J’essaye de lire les journaux. J’essaie de comprendre la figure de Chavez, je n’arrive pas à me faire une opinion sur lui mais le fait qu’il soit à ce point détesté m’intrigue.
Il y aurait les Etats-Unis encore là derrière que ça ne m’étonnerait pas. Histoire de pétrole… La famille de Margarita fait partie des classes moyennes, ces classes qui ont vu le jour pendant la première guerre du Golfe, quand le Venezuela est devenu le premier exportateur de pétrole aux Usa, ce sont justement ces classes qui en ont après Chavez. D’après Margarita, il manipulerait les populations défavorisées (celles qui le soutiennent) et les monterait contre les classes supérieures. De plus, d’après elle il ferait n’importe quoi en remplaçant tous les gens en place dans les secteurs clés par des militaires incompétents, lui-même étant un militaire gauchiste, ami de Castro et avec du sang Indien de surcroît… Un gêneur sans aucun doute. Le secteur de l’éducation par exemple en aurait beaucoup souffert. Margarita m’a dit qu’il y a quinze jours, c’était vraiment la crise, incertitude pour tout le monde. Ses amis sont partis à l’étranger, Etats-Unis, Canada, France ou Espagne…
C’est vrai qu’ils ont pris 30 pour cent d’inflation en une semaine…
Aujourd’hui la montée de la violence est toujours à craindre.
Margarita m’a aussi parlé de la situation en Colombie où vit son père. Il ne reste plus que lui là-bas, tous leurs amis sont morts…
Elle a été surprise quand je lui ai dit qu’en France, un macdo avait été démonté.
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Tout à l’heure, je suis allée faire un tour au supermarché. Les grosses marques que nous connaissons sévissent là comme partout. On trouve même de l’eau leaderprice !
J’ai acheté de l’eau, une autre…des bananes, une mangue et une crème… nivéa, y’avait pas le choix !
En vitrine, dans la boutique gift de la galerie marchande, on peut voir des figurines représentants des Yanomami (je suppose à cause du pagne rouge), des instruments de musique, maracas surtout et une toute petite guitare traditionnelle dont j’ai oublié le nom.  Artisanat pour touristes.
Dans une demi-heure, nous retournons sur le site pour une répétition générale.
Le quartier où nous logeons est vraiment très moche. Tu parles d’un quartier culturel !
En roulant à travers la ville, j’ai pu constater que le reste n’est pas mieux : urbanisme anarchique, méga-immeubles, méga-pub et toujours les mêmes : coca, nestlé, philips… qui prennent parfois toute une façade de vingt ou trente étages. Il y en a aussi une grande et rutilante pour le base-ball, sport national…. Ouais, coca, base-ball…Caracas made in usa !
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Les fast-foods fleurissent ici comme ailleurs et j’ai repéré quelques gamins dont la corpulence n’a rien de naturelle…l’obésité à l’assaut des bidons-villes… Un comble !
Les ordures partout, la circulation monstrueuse.
Il y a beaucoup de vieilles voitures (américaines encore), certaines bricolées en taxi, tellement délabrées qu’on se demande comment elles peuvent rouler.
Beaucoup de véhicules roulent sans plaque. 
Mon regard a capté quelques anciennes maisons typiques  aux couleurs vives qui laissent imaginer ce que c’était il n’y a peut-être pas si longtemps que ça. Une de ces maisons a été protégée comme monument, et elle tient debout solitaire, en bordure d’un quartier de gravats.
Partout, omniprésents, policiers et militaires.

23h30 Une très bonne journée en fin de compte ! J’étais contente de chanter un peu, contente de discuter avec les gens d’ici. Je les trouve très sympas, très beaux aussi.
Cet aprem, j’ai envoyé deux mails à S. via une adresse hot mail. Je me suis résignée pour le portable, hors d’usage ici. C’est comme ça !
Je m’inquiète un peu pour mes projets futurs. Le contraste entre la vie chez moi et ma vie au sein de la compagnie est tellement énorme…
Au sein du groupe, je ne me sens pas vieillir. Dans mon nouveau chez-moi, si !
Ce soir, il y avait un magnifique papillon de nuit accroché à la toile blanche du plafond de la régie. Un porte-bonheur, m’a dit Miguel-Angel, le comédien qui travaille avec nous. Buena suerte pour Don Quichotte ? Demain soir, 19 heures, la première.
C’est l’ouverture du festival avec les télés, le gratin et tout. Je suis certaine que ce sera une bonne malgré ce contexte pour le moins particulier. Nous ne jouons pas sur le Paseo de los Proceres par hasard, mais pour redonner confiance à la population vis à vis de l’armée, redorer son image en quelque sorte… Dans les journaux, c’est ce qui ressort en priorité, redorer l’image des militaires et autres groupes de sécurité. La priorité de qui ? Chavez j’imagine.
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Lundi, c’est jour de grève nationale contre lui. Je suis toujours perplexe vis à vis de sa position. J’aimerai discuter avec un de ses partisans afin d’entendre plusieurs discours et tenter de faire la part des choses avec ma modeste connaissance de la situation. Il me manque bien trop d’éléments pour savoir de quoi je parle.
Je pense à la Colombie aussi, toute proche. Les journaux en parlent, s’interrogent sur ce qui se passe réellement. Plan Colombie, déjà un moment que j’essaie de me tenir au courant mais en France, on parle peu de ces atrocités commises en toute impunité à l’encontre des communautés paysannes, sous prétexte de lutte anti-drogue et anti-guérilla. Toujours et encore oncle Sam qui tire les ficelles.
C’est l’heure d’éteindre les feux.  En France, il est bientôt 5 heures du matin.
Une pensée pour mon amour qui doit dormir bien profondément.
Je serai heureuse de le retrouver.


16 mars 14h15
Je me sens un peu bizarre aujourd’hui. C’est cette vision de bon matin alors qu’on se rendait sur le site en bus. Une femme égorgée sur la chaussée, il m’a semblé que c’était une femme, difficile de dire. Vision furtive mais percutante.
Je me suis retrouvée projetée à Rio quelques fractions de secondes.
J’ai eu mal au ventre pendant quelques temps. Ce corps ensanglanté, étendu en plein soleil, les voitures passent, il est dix heures. Impossible de ne pas le voir.
Hier matin, c’est Christian qui a aperçu un homme allongé sur le ventre qui lui a semblé mort. Un cadavre chaque matin, ça fait froid dans le dos, même à Caracas.
Plus tard dans la matinée, c’est un vol de perroquets bleus et or au-dessus du site qui m’a réconforté. Ici, mieux vaut être un oiseau !
C’est l’heure de la sieste. J’ai eu S. deux minutes au téléphone depuis le bar internet. Il devait me rappeler dans la chambre mais le temps passe et…rien. 
J’ai un doute sur le numéro que je lui ai donné. Une vraie galère ici le téléphone.
Toute la matinée j’ai tenté de le joindre, avec un portable qu’on m’a prêté et ça ne passait jamais. Si d’ici un moment, il n’a pas rappelé, je retournerais au bar internet, c’est moins cher qu’à l’hôtel. Trop tard, il est 15 heures 15, juste le temps de descendre pour partir.
Pour Don Quichotte ce soir : merde !
23h55 Merde ! Pour une première, c’est raté ! Une grosse pluie orageuse nous est tombée dessus juste avant le début du spectacle, première fois qu’il pleut depuis des mois et il a fallut que ça tombe sur nous ! Il y avait beaucoup de monde, des gens qui attendaient depuis l’après-midi et ils ont continué à attendre. Nous ne pouvions plus jouer, l’organisatrice ne voulait pas annuler, normal et ça a duré deux heures.
Nous commencions à nous faire à l’idée de jouer quand même, la pluie avait cessé mais il fallait le temps que ça sèche…De plus, montages-bricolages électriques locaux trempant dans l’eau, pas de mise à la terre…
L’organisatrice sans rien dire à personne a soudain annoncé l’annulation du spectacle…après avoir fait attendre le public deux heures de plus…mais au fond, valait quand même mieux, ça aurait été trop dangereux.
Bref, drôle de soirée. Un arrivage de denrées diverses l’a adoucie pour certains et rallongée pour d’autres. Je m’en tiens pour ma part à la version chlorophylle.
Bientôt dormir…Demain, on remet ça. Pour de bon j’espère, car rien n’est plus désagréable que de voir repartir un public,  le ventre vide.
Beau vol d’ibis rouge au-dessus du site dans l’après-midi. C’était peut-être un signe de pluie…
Ici, comme au Brésil, malgré le béton, malgré les immondices, la nature est omniprésente.  Il suffirait de pas grand chose pour qu’elle dévore la ville…
J’aime à le penser en tout cas !
Ce continent me fascine. Me voilà à nouveau gagnée par une irrépressible attirance, un mélange de crainte, de désir, de fascination.
Pure sensation, les mots sont impuissants à décrire ce que je ressens réellement. C’est charnel, doux et amer à la fois, attirant, terrifiant parfois à la limite du répugnant.
Mixture de mort et de vie extrême. Et puis les gens !
Métissage de sang indien, africain, latin… Mon sang semble cogner lui aussi à ce rythme.
Pendant le démontage, ce soir, j’ai inventé un bout de chanson, une mélodie sur laquelle sont venues se poser ces paroles :
Somos sobre la tierra de los Indios
Sobre la tierra de los parajos
Somos sobre la tierra de coca-cola
Somos en Venezuela….
C’est à eux que je rends hommage à défaut de pouvoir leur rendre leur terre : aux Indiens, à la forêt, aux montagnes noyées dans la brume qui dominent Caracas ! Continent violé.
De nos allers-retours au site, je tente de retenir le maximum d’images. Ressentir à défaut de savoir, à défaut de comprendre. La vision de ce matin me poursuit encore.
Je ne sais pas pourquoi j’amasse autant du regard. Je ne sais ce que ça m’apporte sinon une réflexion justement.
Monde miroir, montre-moi la misère, montre-moi notre véritable reflet, l’ombre avec laquelle nous pourrissons la terre !
Une femme en noir, vieille avant l’âge, la maigreur d’une junkie, descend un tertre d’un pas mal assuré. Tertre jonché de détritus. Elle se penche pour ramasser quelque chose.
La suite logique des leaderprice ! La suite logique - et la logique se fout des droits de l’homme - c’est qu’après les supermarchés mutants, c’est dans les ordures que les oubliés de la course font les leurs. Parfois, ils vivent dessus, comme des mouettes mais les mouettes elles, elles volent !
Manille et sa sinistrement célèbre montagne fumante… Elle n’existe plus aujourd’hui, mais des nécropoles fumantes, il y en a beaucoup d’autres.
Si je devais vivre à Caracas du jour au lendemain sans un bolivar en poche, je mourrais de trouille dans les heures qui suivent !
Voilà à quoi on devrait condamner les oppresseurs, super escrocs, dictateurs, abonimenteurs en tout genre ! Qu’ils aillent se frotter à leur création, au fruit de leur cynisme.
Une sorte de lynchage en quelque sorte, certes et c’est bien horrible mais quoi ?
Tout cela n’est-il pas horrible ?
N’est-ce pas un lynchage quotidien ?
Ces publicités arrogantes, ces immeubles-bureaux tout clinquants à côté des affreuses tours grises où s’entassent une partie de la population et pas la plus défavorisée !
De loin, je dis bien de loin, même les ranchos qui s’agrippent aux collines paraissent plus accueillants. C’est vrai qu’ils semblent plus « cossus » qu’à Rio ou Manille, des baraquements en dur, de la brique.
Et puis de la couleur aussi, certaines baraques sont peintes, violet, bleu, rose, jaune éclatant. Je me dis que ceux qui vivent là ont encore de l’espoir car j’ai vu des endroits où il n’y a plus rien à peindre. Seulement la boue, les rats, la tôle, des cartons ou des sacs de poubelle pleins en guise de murs…
Sur notre trajet quotidien, il y a une petite rivière très encaissée. Elle est dégueulasse bien-sûr, comme ses berges abruptes, mais elle coule vite.
Elle doit descendre des montagnes. La vivacité de son courant me trouble à chaque fois. A la fois un réconfort, parce que vivant mais aussi inquiétant, car dieu sait quelles horreurs, cette rivière charrie…
Il est temps de dormir et pourtant j’aurai tant de choses à écrire encore…
A propos d’ici, à propos de mes pensées pour mon homme, si loin parfois et en même temps dans mon cœur. Cette ville le déprimerait. Je ne crois pas qu’il puisse imaginer. Aurais-je pu imaginer avant de venir à Rio, la toute première fois en 1994 ?
Non, je ne crois pas. Je crois me souvenir que sur la route pour aller de l’aéroport à Rio même, j’ai eu un véritable choc et depuis je cherche toujours à comprendre.
La télé, les films nous anesthésient. Les horreurs du monde, les ravages d’un capitalisme sauvage et inculte, tous ces cons d’humains qui débarquent sur cette planète pour y mener une vie pire qu’en enfer !
Nous les plaignons, nous frémissons, compatissons, nous indignons, nous pétitionnons mais au fond, elle est tellement agréable la vie et nous avons bien d’autres préoccupations, nous autres privilégiés !
Je ne fais pas exprès, j’aimerais bien parfois être insensible mais je n’y arrive pas.
Pas complètement, pas naturellement, pas sereinement…
J’ai parfois de drôles de nausées, des remontées acides, des envies de pleurer… ça fait mal à l’ego peut-être, parce que dire « ça fait mal » c’est encore une insulte à ceux qui crèvent de vivre tous les jours.
Le site où nous jouons est « décoré » en rouge et blanc, tierra coca cola….
Stop ! Il faut que je dorme !
Don Quichotte retente son entrée demain soir à Caracas, bonnes gens, accueillez-le, applaudissez-le ! Un discours de liberté ? Pour nous, oui, certainement.
Ce soir, en rentrant à l’hôtel, à l’entrée et dans le hall, partout des uniformes. Policiers je suppose. Difficile de savoir parfois qui est qui, il y en a tant sans compter les militaires et les agents de sécurité en costard bleu marine, talkie en main !
Qui protège qui ? Qui fait quoi ? Qui travaille pour qui ? Pour quoi ?
La misère on la devine, on la surprend mais elle n’est pas aussi évidente que dans les grandes villes brésiliennes. Y aurait-il du nettoyage, des dissuasions musclées ?
En tout cas, il y a des uniformes partout et c’est stressant !
Je coupe sinon je vais écrire jusqu’à demain.

17 mars  23h04
Pas simple de me poser sur le papier. A cet instant, c’est la confusion. Le mental part dans toutes les directions et le corps s’agite, se chauffe à la limite de l’énervement.
Pas très malin tout ça surtout que demain, après-demain et encore et encore, faut être là, présent, les pieds sur terre vus les derniers évènements…
Nous avons joué ce soir, tout allait bien jusqu’à ce que le ballon-bibliothèque, pendant le gonflage de l’arche, se déchire et s’ouvre sous nos yeux ébahis, les miens en tout cas ! L’enveloppe intérieure s’est dégagée et s’est envolée avec le contenant de dix bouteilles d’hélium. Je ne voulais pas y croire. Jorge, le directeur technique qui travaille pour nous était près de moi à ce moment là, je n’avais pas les mots pour lui expliquer à quel point ce qui se passait était catastrophique !
Et puis le spectacle comme tout bon spectacle, a continué… Un bon spectacle ?
Et bien pas si mauvais que ça, vu les circonstances. Don Quichotte juché sur les épaules de ses acolytes manipulateurs, a combattu jusqu’au bout sous les encouragements de la foule enthousiaste ! Complètement fou !
Les gens semblaient vraiment adorer mais pour moi c’était comme un mauvais rêve.
J’ai enchaîné presque mécaniquement et du coup j’ai chanté l’Ay Carmela sans m’arrêter pendant le duo voix-trompette… Jean-Phi a suivi, un peu surpris quand même…
Des gens face à moi me regardaient en souriant et j’ai chanté pour eux.
C’était fort, presque intime et j’ai pensé aux montagnes aussi et comme dans l’après-midi, j’ai chanté pour elles.
Je n’oublierai pas cette image de la bibliothèque éventrée avec cette enveloppe qui pointait pour s’évader. C’était assez beau en fait, étrange…
J’ai suivi des yeux ce gros machin semblable à un gros matelas un peu translucide, jusqu’à ce qu’il disparaisse dans la nuit.
En fait, j’étais en l’état dans lequel on peut se retrouver après une grosse frayeur. Choquée, comme lorsque le ballon-Terre s’était envolé à Castres, juste après une véritable éclipse lunaire.  C’est que je commence à en avoir des souvenirs !
Innombrables souvenirs partagés qui deviennent si précieux avec le temps.
Histoire d’un groupe…
Me voilà donc dans la chambre, les autres étant aller manger, j’ai préféré rentrer.
Je n’avais pas envie d’aller pour la troisième fois de la journée dans cette galerie, même si les serveurs sont charmants et sympathiques. De plus, les conversations devenaient confuses…
Demain en tout cas, version inédite de Don Quichotte : sans la bibliothèque.
Le public est si chaleureux, peut-être que ça ne sera pas si mal que ça mais faut être en forme et là je m’y prends mal. Le cumul voyage, décalage horaire, travail et le reste quand vient la nuit…. Je vieillis !
J’ai écrit l’autre jour - il me semble que cela fait déjà longtemps que nous sommes ici - qu’au sein de la compagnie je ne me sentais pas vieillir. C’est inexact.
En fait, c’est parce que nous vieillissons tous ensembles que je ne me sens pas vieillir car les choses changent, évoluent, les gens changent, évoluent aussi.
Je préfère ma position d’aujourd’hui à celle que j’avais il y a quelques années mais je ne renie rien. J’ai pardonné des choses, ce qui signifie simplement que je m’en suis libérée. Je connais les limites de tout ça. Hors Plastoc, point de salut, ha ha ha !
Non, plus sérieusement, la plupart des liens, si on les isolait du groupe mourraient tels des poissons hors de l’eau… Le groupe c’est ce qui nous lie et c’est beau cette entité commune, à la fois un tout et chacun…Clin d’œil au Simurgh.
Je commence à appréhender un peu le retour, au rythme où vont les choses ici, l’atterrissage ne va pas se faire sans mal. Les contrastes sont parfois difficiles à supporter. Les gens d’ici vont me manquer. Juste une sensation, ce n’est pas réfléchi.
Ce continent exerce sur moi une très forte attraction qui remonte à très loin….
Du Mexique à la Patagonie, je pourrais…. Cette pensée me terrifie, je ne fais rien pour réaliser un tel rêve, bien au contraire. Eternel dilemme : s’enraciner ou errer ?
J’ai tant de choses à apprendre et ici j’ai la sensation d’apprendre plus vite, peut-être parce que le temps pour tous est compté.
En Amérique latine, la mort se vit au quotidien.
C’est peut-être ça qui curieusement me rassure. Peut-être un lien avec la mort de mon père, avec mon rapport à la mort. Il est sans doute étrange mais rien de morbide là-dedans bien au contraire. La vie, la vie !
Je n’ai jamais vu de morts ou de cadavres sereins, paisibles. Les seules images réelles que j’ai de la mort sont violentes : gamine c’était le chat dans une boite à chaussure, le chat rongé par les vers, premier grand choc ! L’horreur, la terreur, le dégoût.
Le refus que ce soit ça mon père : un tas de vers grouillant !
Et puis Rio, l’accident et l’autre matin ici-même, un cadavre égorgé. La mort qui frappe sans prévenir comme elle a enlevé mon père, si jeune….
Je suis plus vieille que lui maintenant. Je ne saurai jamais le visage qu’il avait en mourrant. Si j’avais pu le voir en paix alors peut-être que moi aussi je serais en paix.
Au fond, si je suis en guerre depuis si longtemps, n’est-ce pas contre la mort ?
L’injustice, la mort.
Il n’y a que la philosophie bouddhiste qui soit parvenue à me faire accepter, voire aimer la mort comme quelque chose de naturel, pas en dualité avec la vie, mais je me suis éloignée du bouddhisme, retrouvant le néant sans plus d’explication, ni de soulagement.
Qui dit néant, dit rites pour contrer la terreur du vide…
Le travail, la fête, la drogue, l’amour...
Il est minuit, je finis la cigarette et j’éteins la lumière. J’ai écrit des pages et des pages, écriture fleuve qui voyage dans mes méandres internes. Elle draine…. Elle se traîne parfois. L’écriture, drôle de maladie. Perversion peut-être.
Une forme de repli, d’incapacité à faire autre chose. Une masturbation de la cervelle, polir l’ego avec quelques mots bien agencés. Folie peut-être, thérapie en tout cas.
Revenons à Caracas. Il y a des moments où je voudrais ne plus être là, rayer tout ça de ma tête ! Que l’Amérique du sud redevienne virtuelle, des noms, un dessin sur une carte ! Oublier que mon corps, mon cœur prennent racine ici à la vitesse de la flore tropicale et….ce n’est pas possible, il y a un truc !
Je reconnais les traits, les visages indiens. Il y en a peu mais il y en a, métissés très probablement, mais je parviens à distinguer parfois les visages des premiers habitants des lieux. C’est eux que je cherche. Je sais que cette terre continue à être la leur.
C’est purement romantique, très naïf de ma part mais je le sais, je le sens !
J’aime ce continent.
J’ai peur d’avoir du mal avec la France à nouveau, même dans le Lot…
Va falloir que je colmate un peu la large brèche que ce continent ouvre dans ma tête sous peine de rêver douloureusement dans le vide.
Je n’aime pas cette ville, je n’aime pas les villes, mais j’aime ses habitants.
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Le 19 mars  0h25
Bonne fête Papa, bon anniversaire Tito !
Don Quichotte ce soir, c’était très bien, même sans ballon. Aucun incident et le public encore une fois était ravi. Je regrette de ne pas être venue à Valencia l’année dernière jouer Ezili. J’étais à ma nouvelle maison, en arrêt maladie… En arrêt tout court.
Ce soir, j’ai évité l’anesthésie poudreuse des cordes vocales et je suis allée manger dans la galerie, à notre « cantine » préférée avec quatre compères.
Le serveur était craquant. Je dois avouer que je commence à trépigner, il est temps de rentrer… et plus les jours passent et moins j’y pense !
Le Lot me semble si loin, si froid vu d’ici.
J’aime l’étranger, j’adore les étrangers et ce soir je les aime plus qu’il ne faudrait…
Et puis j’aime mes amis et j’aime ce spectacle !

Et j’aime, j’aime et nous sommes le 21 mars et il est 4 heures du matin, ici à Caracas, c’est notre dernière nuit.
Le soir du 19, après le spectacle, nous étions invités avec d’autres compagnies françaises à un cocktail chez l’ambassadeur. Toute une histoire pour y arriver, ce qui a permis d’entrapercevoir une autre face de Caracas, cossue et blindée celle-là, portails de sécurité, barbelés, clôtures électriques… Les ghettos de luxe.
Donc, après avoir tourné en bus au moins une heure, le chauffeur ne savait pas où habitait l’ambassadeur, nous y voilà, accueillis par deux gorilles en costard.
Une demeure luxueuse de très mauvais goût, petits fours excellents mais trop petits pour ma faim de louve, du vin, champagne et whisky, le tout agrémenté d’un discours de l’ambassadeur, chiant bien-sûr le discours. Enfin, c’est toujours intéressant de voir où passent nos impôts… Et j’ai bien profité du champagne !
A suivi mais je ne m’y étendrai pas, une soirée fort sympa et muy caliente aux différents bars du festival. Seule nuit où je suis sortie, couchée à 7 heures du matin, dormi une heure peut-être…
Le lendemain, la journée a été dure. J’ai dormi après avoir monter les artifices sur le bélier de fuego, écroulée sur une bâche dans un coin de la tente qui nous sert de loges. Je n’en pouvais plus, la chaleur n’arrangeait rien.
J’ai dormi encore à l’hôtel, de 13 à 15 heures, après avoir tenté de manger un très mauvais sandwich malencontreusement nommé falafel, acheté dans la boutique de productos naturales.
Jusqu’au spectacle, j’étais encore fatiguée.
Malgré un problème de son, la dernière des aventures de Don Quichotte à Caracas fut une belle représentation avec un public toujours aussi présent, chaleureux, tendre !
Une des filles qui travaillent avec nous, je n’arrive pas à mémoriser son prénom, m’a dit que les Français lui paraissaient très froids comparés aux Vénézueliens, qui eux sont très tendres. Elle a bien raison, surtout quand il s’agit de Français aussi individualistes que nous autres.
Demain, tout à l’heure, nous allons refaire le voyage dans l’autre sens mais rien ne s’effacera, ce qui est vécu est vécu. Il n’y a rien de mauvais. Trop d’émotions peut-être, vécues sur un laps de temps très court. Trop forte densité qui fait parfois sauter le couvercle. Nous sommes tous fluctuants, des êtres de chair et de sang.
11h30 Encore dans la chambre, pour les derniers instants.
J’ai bien dormi et j’ai du mal à me faire à l’idée du retour. Je l’appréhende. Ma maison là-bas en France me semble très loin, ma vie là-bas également. Impression d’être partie depuis longtemps.
Nous reviendrons peut-être au Venezuela, à Valencia comme en octobre dernier.
Pour un Simurgh ou un Don Quichotte ? Comme j’aimerai faire une grande tournée en Amérique latine, comme cet ancien projet à base de Gigantomachie qui n’a jamais abouti.
J’aimerai me plonger dans cette nature époustouflante, si incroyablement riche aux couleurs éclatantes.
Ici même à Caracas, il y a de grands arbres couverts de fleurs vives, rouges, oranges ou jaunes. C’est magnifique ! Sans parler des bandes de perroquets qui vivent près du Paseo de los Proceres et qui survolent le site de temps en temps.
Des images, j’en ai plein la tête ! Des sourires, des regards, cette chaleur des gens, toute cette sensualité. Je repense souvent à cette nuit de fête.
Tendresse, tendresse incestueuse et du désir aussi certainement, pas toujours facile à raisonner. Ce que nous vivons est trop fort, trop fou pour pouvoir appliquer les règles habituelles et peut-être que ce sera toujours comme ça.
Savoir respecter ça chez l’autre aussi, cette part de liberté, ce besoin de vivre le présent sans culpabilité. Le présent s’offre à nous, un présent, un cadeau.
Le droit d’aimer largement….
C’est terrible ce besoin d’exclusivité que personne au fond n’est capable d’offrir !
Il est midi. Je me roule une dernière cigarette, cru local, et puis je vais descendre dans le hall. Aller manger un dernier morceau à notre cantine et dire au revoir aux serveurs, au revoir aussi peut-être au patron de la panaderia, celui qui m’offrait des bananes et s’intéressait tant à notre spectacle. Il a dans son magasin une affiche de théâtre, une pièce jouée dans un festival italien et il m’a montré son nom marqué dessus, il était comédien. Sacré personnage en tout cas !
Puis on prendra le bus pour la dernière fois, musique latino dans les oreilles, nez collé à la vitre pour saisir encore quelques ultimes images. Les ranchos et leurs avalanches d’ordures. Les camions, les voitures américaines déglinguées, les vendeurs ambulants.
J’en ai vu certains en plein milieu de la route, tentant de vendre à la sauvette des casseroles ou des serviettes de toilettes et puis il y a ceux qui vendent les billets de loterie aussi. Toute la bruyante faune de Caracas.
Trop court le séjour ! C’est toujours difficile d’arracher mes pieds à ce continent…
Bientôt l’avion, les rituels du voyage, billets, passeport, bagages, trouver un coin pour fumer une clope. Les plateaux repas, les films déjà vus et le décalage de cinq heures dans l’autre sens. Caracas-Amsterdam, Amsterdam-Toulouse, Toulouse-Graulhet et après ?
Est-ce que je rentre de suite ? Je ne sais pas. Vraiment pas.
Je sais que je vais avoir un passage à vide. Chez moi, il n’y a personne et je ne suis pas sûre de pouvoir apprécier un changement aussi brusque.
En tous les cas, ce séjour ici m’a fait du bien, Dulcinée a bien chanté. Plus tard, quand je serai vraiment vieille, je me souviendrai de cette chance que j’ai eue d’avoir pu chanter pour des Vénézuéliens mais aussi pour des Brésiliens, des Cambodgiens, des Philippins, des Singapouriens, des Thaïlandais, des Taiwanais, des Polonais, des Espagnols, des Italiens, des Portugais, des  Finlandais, des Allemands, des Anglais, des Hollandais et bientôt peut-être des Russes !
Je suis la fiancée irréelle de Don Quichotte à travers le monde, juste le souffle et la voix. C’est beau ! Une histoire d’amour, partage d’émotion.
Les seuls mots que je prononce sont une question, « que veux-tu ? » et l’admirable phrase de Marcos… Somos una armada de soñadores y por este razon somos invicibles.
Une armée de rêveurs, invincible.
Inaccessible étoile… Au-delà de l’alcool, de la fête, le moteur de tout ça, c’est le rêve.
Un rêve éperdu de justice.
Un peu plus tard, dans le bus qui n’en finit pas de ne pas partir pour l’aéroport. Nous attendons apparemment des gens du Berliner Ensemble, ça chauffe entre une nana du groupe et Bourru …
Nous partons ! Pas évident d’écrire, ça bouge. Je vois sur ma droite le minaret de la mosquée moderne qui se trouve sur les grands boulevards près de l’hôtel.
Le compte à rebours va commencer….Trois deux un zéro…réveil !
Nous ouvrirons les yeux et nous serons à Toulouse, nous aurons regagné la réalité. Quelle réalité ?
Il n’y a que celle de l’instant et à ce propos…non trop tard ! L’instant est passé.
Fabrice fait le con, Bourru est énervé, Marc mon frère d’âme semble absent. Ceux qui ont des attaches sont contents de rentrer, les autres rêvent déjà de la prochaine fois et moi je suis un curieux mélange des deux.
Un homme vend des petits drapeaux nationaux sur le trottoir.
Les gens marchent dans les rues, tranquilles.
Malgré les misères, les saletés, les violences, Caracas paraît décontractée,  les couples amoureux jeunes ou moins jeunes, s’enlacent, se donnent la main.
Je repars avec une image bien différente de celle que j’avais imaginée en venant. Evidemment. Nous ne sommes pas à Rio, ni Sao Paolo,  ni Manille. Somos à Caracas !


Les ranchos grignotent les collines, les dévorent, si bien qu’il n’y a plus trace de collines, seulement les petites bicoques multicolores, agglutinées les unes aux autres, les unes sur les autres, défiant l’équilibre au-dessus des ravins où plus rien ne pousse que des immondices. Par temps de grosses pluies, je n’ose imaginer…
Au moindre glissement de terrain, c’est la catastrophe.  Il y en a eu de bien terribles déjà.
Le ciel bleu promène de gros nuages blancs. La pollution oppresse moins ici que dans d’autres capitales, peut-être à cause de l’altitude ou de toute la verdure.
Je viens de voir quelques baraquements à flanc de colline, coincés sous un pont de l’autopista. Hallucinant ! Je n’ose pas imaginer le bruit là-dessous et encore moins la pollution… J’imagine que par contre, là au moins, ils sont protégés des pluies meurtrières quand elles emportent tout sur leur passage.
La musique me met du baume au cœur, c’est comme à notre arrivée, la boucle est bouclée. Des chances que j’écoute encore du latino à la maison, histoire de jouer les prolongations.
Nous roulons à travers les montagnes, descendant vers la mer. Arbustes écarlates au bord de la route, on ne voit qu’eux, le reste de la végétation est plutôt desséché.
Bientôt la saison des pluies, mais on y a eu droit en avance...
Immense pub coca cola, agression du nerf optique, du nerf éthique.
Le ciel s’assombrit, couvercle lourd et bas, sous lequel voitures et 4x4 ultra neufs côtoient américaines rouillées, à croire que les Américains se débarrassent de leurs voitures au Venezuela…
Gros cierges cactus agrippés au flanc gris des montagnes.
L’une d’elle est balafrée par une piste de terre qui longe le parcours d’un pipe-line, de l’eau certainement.
Un grand lion de pierre noire garde l’entrée d’un tunnel, ses pattes avant appuyées sur une immense coquille St Jacques avec un glaive en son cœur…

Je vois la mer ! La mer des Caraïbes, juste pour les yeux… Je vois les pistes de l’aéroport. Une pub pour du whisky, une pub pour nestlé que je hais, quelques maisons anciennes et vivement colorées. Il y en a si peu à Caracas de la couleur, hormis celles des ranchos, des fleurs et des oiseaux... il n’y a que du gris béton.
Comme j’aurai aimé voir l’intérieur des terres, les petits villages…
En arrivant à l’aéroport, un immense panneau « Dile NO a las droguas ». Dans l’aéroport, au passage des douanes, un autre annonce « qui que tu sois, si tu as de la drogue, on t’arrête ».
Dernier regard sur le Venezuela. La musique me remplit les oreilles, le cœur, ça me chatouille dans le ventre et je saisis ces paroles au passage « Esta tierra tan querida ».

22 mars presque 16 heures
A Caracas, il est presque 11 heures…et moi je suis en France,  juste après Vaour.
Petite pause sur le dernier trajet du retour. Il fait beau, c’est le printemps mais moi je suis fatiguée, déboussolée. Je rentre chez moi avec la désagréable sensation de ne pas avoir de chez moi. Il n’y a personne là-bas, ce n’est pas plus mal, mais en même temps j’appréhende un peu la solitude.
Je me sens plus étrangère ici que lorsque j’étais à Caracas. Façon de parler mais il y a du vrai quand même. Je pensais rester un peu à l’atelier, à Graulhet mais je ne m’y sentais pas vraiment bien non plus. Envie de prolonger encore le voyage.
Difficile de se réveiller et puis il y a cette petite épine que je cherche à occulter par des raisonnements, mais elle est bien là et je me pose tellement de questions...
Il fait bon là et j’aime bien ce coin, tout près du dolmen qui trône au carrefour.
La campagne est belle, c’est beau la France. Presque trop beau, irréel…
Pourquoi ? Parce que la réalité du monde est autre ?
Parce que le monde ressemble plus à Caracas qu’à Vaour ?
Ce sont les gens ici qui me refroidissent, les gens en France, mes con-patriotes. Là-bas chez les Latins, je me sens plus proche de mon père, je suis fière de porter son nom, même si les Espagnols là-bas, les Garcia, à la base sont des colons et Cortes pire qu’un cochon. Pardon pour les cochons !
Bref, je ne sais pas. Etrangement, le peu que je connais de l’Espagne ne m’a pas fait cet effet là, pas aussi fortement que le Brésil ou maintenant le Venezuela. Sans parler des Argentins, Colombiens, Chiliens que j’ai pu rencontrer là-bas ou ailleurs.
Pourtant ce continent est un dramatique foutoir, mais si foutrement vivant, chaleureux, un si formidable élan... Je ne reviens jamais indemne de là-bas.
Touchée au cœur, et même si tout ça n’est que littérature, romantisme, c’est extrêmement difficile de s’y arracher et le seul moyen pour redescendre sur terre, c’est la terre justement. Le jardin.

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