12/07/2010
J'ai lu Les deux fins d’Orimita Karabegović de Janine Matillon
(Maurice Nadeau 1996)
Alors qu’on exhume, quinze ans après, des corps de musulmans bosniaques d’un charnier près de Srebrenica, et que plus de 700 victimes identifiées provenant d’une centaine de fosses communes ont été enterrées hier, le 11 juillet au centre mémorial de Potocari, à l'occasion du quinzième « anniversaire » du massacre de Srebrenica, j’avais déjà depuis quelques jours entamé ce livre de Janine Matillon, sachant que ce n’est pas exactement ce qu’on appelle dans les magazines féminins et autres, un roman d’été… Troublante coïncidence en tout cas, car je ne m’attendais pas à ce qu’on reparle tout à coup dans les médias de ces atroces massacres si vite tombés dans l’oubli, sans parler de la lamentable passivité pour ne pas dire complicité, des autres pays d’Europe et d’ailleurs.
Dans Les deux fins d’Orimita Karabegović, paru à peine un an après la fin de cette guerre, Janine Matillon nous plonge directement dans le ventre de la bête. Son héroïne Orimita, est une jeune étudiante bosniaque et musulmane, qui parle plusieurs langues et qui préparait à l’université de Zagreb une thèse sur Mallarmé et la logique négative, espérant devenir professeur de littérature française. Le premier jour où la guerre a frappé, elle assistait à un mariage à Vukovar, et le plafond de la salle s’écroule sur la table de noces et sur les convives. Pendant quelques mois, elle survit avec les survivants dans une cave avant de se retrouver emportée dans les flots de réfugiés. Elle finit par se faire arrêter et elle est embarquée brutalement avec beaucoup d’autres femmes, dont certaines meurent en route, dans d’immenses poulaillers transformés en camp. Mais Orimita, et onze autres jeunes femmes de sa condition, sont ensuite choisies pour subir un sort privilégié. Mises à part dans un autre bâtiment, une ancienne école, elles sont nourries et bien traitées, sous l’égide d’un professeur attentionné, qui leur administre journellement des cours, c'est-à-dire un lavage de cerveau idéologique. Ces douze jeunes femmes apprennent très vite qu’elles sont destinées à être purifiées, non pas par la déportation et la mort, mais par l’ensemencement quotidien de valeureuse et orthodoxe sève serbe, jusqu’à ce qu’elles en portent le fruit, ce qui leur offrira l’incroyable chance d’être accueillies au sein du seul et grand peuple légitime, du peule astral des Balkans et d’être lavée à jamais de leurs souillures d’origine.
Ce roman nous embarque donc dans le pire, avec pourtant une force poétique incroyable. C’est un roman viscéral, l’héroïne toujours au bord de basculer dans la folie, certaines de ses compagnes y sombreront totalement, et disparaitront de nuit, le fameux camion de minuit, et seront remplacées par d’autres comme si de rien n’était, car l’horreur est là, d’autant plus atroce qu’elle est pour un temps étouffée, déguisée, camouflée, mais Orimita hantée par Mallarmé y puise sa force, se protège par des couches de glace, de neige, combat le feu des obus, des massacres, de la violence et du sang, par le froid intense, la nudité de paysages à jamais glacés, tout son être se congele de l'intérieur. La poésie la sauve pour un temps mais la rage monte, insidieusement, la rage envers les épurateurs mais aussi, et peut-être encore plus fortement, pour le pays tant aimé, le pays de littérature, la France, dont elle ne peut croire la trahison, l’abandon, la langue de bois des technocrates « laissons le temps au temps » dit le président de France, pendant que le temps avance à coup d’obus, de chars et de tanks, dans ses grosses bottes de crapules saoules, et les têtes tombent sur les omoplates, et les membres se mélangent, détachés de leurs corps, et massacres, viols, pillages, incendies, se succèdent à la barbe de l’ONU et toute l’inexprimable horreur de cette démence qu’on appelle la guerre, et il faut laisser le temps au temps, pendant que tous les ministres, présidents, diplomates, militaires de France, d’’Europe et d’ailleurs ont « le sentiment d’avoir établi une bonne base pour la solution négociée », et d’ailleurs vient le temps où les réfugiés doivent rentrer chez eux, chez eux c'est-à-dire chez les conquérants, qui les renvoient sur les terrains truffés de mines, mais si les réfugiés rentrent chez eux, directive de l’Europe, il n’y a plus de réfugiés, effacés les réfugiés, disparus et enterrés les massacrés, les membres, les têtes, les corps, oubliés les massacres… Et chez Orimita, la rage monte insidieusement, une rage folle et froide, et quand elle se retrouve avec un groupe armé bosniaque, les siens donc, c’est un autre Islam qui monte, le sang appelle le sang, et un Moudjahidine lui impose un foulard sur la tête sous pene de l'égorger, et même ceux qui se sentaient plutôt athée sentent monter en eux la rage d’être autre, différent, et donc de l’être jusqu’au bout, intégralement, la haine appelle la haine et tout vole en éclat…Et chacun voit sa vision de plus en plus obstruée, étroite, l’autre est l’ennemi, l’autre est le tueur et doit être tué, "la Croatie aux Croates" lui lanceront les nouveaux ocupants de son appartement, et il devient impossible de retourner à la normalité, impossible ne serait-ce que de la supporter, quand on est allé aussi loin en enfer, même la littérature et la poésie n’y survivent pas. Deux fins seulement sont possible pour Orimita Karabegović, mourir ou tuer.
Janine Matillon, épouse de l’écrivain ex-yougoslave Stanko Lasic, a enseigné et vécu 15 ans à Zagreb, enseigne le croate, le bosniaque et le serbe à l'école des langues orientales à Paris.
Cathy Garcia, le 12 juillet 2010
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