24/09/2010
L’impensé dont Arkoun est le nom
CHRONIQUE DES DEUX RIVES
Par ABDELMADJID KAOUAH
Algérie News j e u d i 2 3 s e p t e m b r e 2 0 1 0 - N ° 7 2 0
La disparition de Mohammed
Arkoun a mis en lumière l’importance
et l’originalité de son travail
de recherche et de critique islamologique.
L’éminent penseur d’un
Islam humaniste, formule qu’il
préférait à celle de«l’Islam des Lumières», en
vogue dans les médias français, qualifiait sa
démarche comme une «islamologie appliquée»
située entre l’anthropologie appliquée de Roger
Bastide et le rationalisme appliqué de Gaston
Bachelard .Nous n’aurons pas ici dans ces colonnes
la prétention de faire le tour de son oeuvre à
la fois abondante et profonde. Sa mort, tout en
soulignant son apport à une lecture dialectique
de l’Islam au regard de l’histoire, a été , semblet-
il, le déclic d’une vaste prise de parole (articles
de presse, communications, hommages, conférences
etc.) sur les enjeux et les défis qui interpellent
le musulman dans un univers à la fois
post-industriel; mais où ce dernier reste
confronté à de larges pans du féodalisme. Si ce
n’est sur le plan économique et social (il suffit de
voir le sort des populations musulmanes au
Bengladesh, en Afghanistan en guerre perpétuelle
contre des «envahisseurs» et contre luimême,
voir au Pakistan, le pays rêvé de la fraternité
musulmane par le grand poète Mohamed
Iqbal, aujourd’hui plutôt proche du cauchemar
national …), il suffit de faire un rapide inventaire
des rigidités intellectuelles et idéologiques,
des pratiques désuètes et intolérables qui sévissent
dans des pays qui croulent sous la consommation
octroyée par la manne pétrolière mais
régis culturellement par un rigorisme étouffant
où le cinéma n’a pas droit de cité, où la femme
est interdite de conduire un véhicule etc., voire
d’être lapidée, répudiée, n’héritant qu’à moitié…
Or, il est dit dans la Révélation coranique
que les Arabes sont «ahsène oumma oukhrijate li
nas»…Dans le monde arabe comme le fait
remarquer Yassin Temlali dans son texte :
«Arkoun, Abou Zeid et El Jabéri : incompris en
Occident comme dans leurs propres pays ( El-
Watan, 17 septembre 2010) : «En l’espace de
quatre mois, trois grands penseurs nous ont quittés.
S’ils ont formé quelques dignes disciples, ils
n’ont réussi ni à refonder la pensée musulmane»
ni à endiguer la vague d’intolérance qui déferle
sur leurs pays qui conclut : «Ces penseurs ont eu
moins de chance que leurs ancêtres de l’âge d’or
islamique, les moutazilites.» Verdict amer qui
reflète l’état dans lequel se débat le monde
arabo-musulman sommé de retourner à des
sources pour le moins troubles, sinon polluées
par la passion idéologique et politique. On sait,
singulièrement, en Algérie de quel prix se paie
de telles régressions qui n’ont fécondé que l’horreur.
Mais revenons à la modeste visée de cette
chronique. La disparition de Mohammed
Arkoun a eu, pour ainsi dire, le droit de donner
de la parole à une pensée riche, variée, contradictoire,
éclairante sur les enjeux de société dans
le monde arabo-musulman. D’habitude, (et le
ramadhan, mois sacré par excellence, qui vient
de s’achever en est le point d’orgue) fleurissent
dans les colonnes des journaux et sur le petit
écran une kyrielle de «causeries religieuses». Un
rituel où, il faut l’avouer, brille surtout l’esprit
de conformité et de redondance. Guère de place
aux interrogations vivifiantes, à des réparties
hardies sur les choses de la religion. C’est ainsi
depuis si longtemps que les causeurs et les
conférenciers semblent interchangeables. Si à la
mosquée, la doxa est de rigueur, on se serait
attendu dans les médias à plus d’originalité.
Mais il y a quand même l’exception qui
confirme la règle. Ne citons personne pour ne
heurter aucun. Restons dans la convenance
ambiante. Or, la mort de Mohammed Arkoun a
en quelque sorte chamboulé le paysage médiatique.
Avant même qu’il soit mis en terre qui a
donné lieu à moult commentaires et controverses
sur «l’ingratitude étatique», le lecteur intéressé
a eu droit à des contributions d’une
grande qualité qui montrent que pour peu que
l’on force l’habitude (ici dans la triste circonstance
du décès de M.Arkoun) au pays de Ben
Badis (ce dernier n’écrivit-il pas «wa ahzouz
noufous el djamidina , robama hayia el khacheb
que nous traduirons ainsi : «Secoue les âmes
gelées, il se peut que le bois se réveille»), les
esprits éclairés ne manquent, dans les profondeurs
et les marges - de notre société. Gratitude
de la société. Et le meilleur hommage à notre
humble avis, durable et fertile, serait de faire
connaître (par une publication et une traduction
à l’arabe à demeure ) le monument de travail
«Histoire de l’islam et des musulmans en
France du Moyen-âge à nos jours» sous la direction
scientifique de Mohammed Arkoun, préfacé
par l’historien Jacques Le Goff, édition
Albin Michel, 2006. Plus de soixante-dix spécialistes,
historiens et grands témoins retracent,
sous sa direction scientifique 13 siècles d’histoire,
au plan politique, social et culturel. Une
histoire tumultueuse et captivante portée par
des éclairages actualisés et décapants, notamment
de la bataille de Poitiers aux Croisades, en
passant par les penseurs du Moyen âge, l’orientalisme,
la colonisation, la guerre d’Algérie
jusqu’aux débats et enjeux actuels sur l’immigration.
Henry Laurens, professeur au Collège
de France et historien du monde arabe
moderne a qualifié l’ouvrage de «divine surprise.
Nous y reviendrons». Dans la foulée, pourquoi ne
pas réunir dans un ouvrage l’ensemble des textes
publiés à la suite de la disparition de
Mohammed Arkoun ? Dans les universités de
par le monde, il existe une sympathique tradition,
qui consiste à rendre hommage à un professeur,
à l’occasion de son anniversaire ou partant
en retraite, par la publication d’un livre
intitulé «Mélanges». A défaut de voir si tôt l’université
algérienne l’entreprendre, un éditeur
intrépide pourrait relever le défi. Nous nous
permettons de penser à Barzakh qui vient d’être,
à juste titre, honoré par un prix international
pour son travail, et qui a déjà publié un ouvrage
de M.Arkoun…Et nous terminerons notre
chronique par sa parole sur «l’effervescente
polarisation idéologique» : «Des prétextes insignifiants
en eux-mêmes sont instrumentalisés pour
enflammer les passions, multiplier les anathèmes,
accroître le bruit médiatique, consacrer le triomphe
de la pensée jetable; le tout alimentant un
dangereux désordre sémantique et l’effritement de
la conscience civique». Entre les deux protagonistes-
Islam/Occident, on oppose avec une égale
arrogance, sur la base d’ignorance et de préjugé,
des croyances-vérités garanties par la Parole de
Dieu aux certitudes scientistes, laïcistes et culturalistes
se réclamant de la modernité de bazar.
Les uns brandissent le respect de la liberté religieuse
sans reconnaître que la foi et les croyances
par eux invoquées sont soustraites à toute
investigation critique depuis le XIIe siècle, pour
des raisons internes à la gestion du fait islamique
dans l’histoire; les autres continuent de proclamer
les «valeurs émancipatrices» d’une modernité
dont les démissions intellectuelles, les dérives
mytho-idéologiques notamment depuis les débuts
de la colonisation, sont tout autant maintenues
dans l’impensé, rendant impossibles les nécessaires
débats clarificateurs sur les problèmes noués
depuis le Moyen âge»… On a parlé d’Arkoun
comme le «second Ibn Khaldoun». La comparaison
est d’envergure et sans doute méritée (quoique
une nuance s’impose. Arkoun n’était guère
en odeur de sainteté dans les cours). Espérons
seulement que son oeuvre, à l’instar du «père de
la sociologie», ne prendra pas autant de temps
pour être mieux connue, étudiée et prolongée,
dans le monde arabe et en premier lieu dans sa
terre d’origine. A. K.
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