09/10/2010
L’accaparement des terres en Amérique latine
L’Amérique latine a une longue histoire de conflits fonciers et de luttes des peuples indigènes pour défendre leurs terres ancestrales. C’est aujourd’hui un nouveau chapitre de cette histoire qui s’ouvre : Une nouvelle razzia sur les terres est en train de se produire en Amérique, mais cette fois, tout se passe à distance et sous un voile de “neutralité”.
En Amérique latine, comme partout ailleurs dans le monde, les communautés subissent actuellement une nouvelle forme d’invasion de leur territoire. Les envahisseurs ne sont pas les descendants des conquistadors européens qui s’approprièrent les terres, accumulèrent les esclaves et pillèrent les domaines coloniaux. Ce ne sont pas non plus les grands finqueros (propriétaires de grands domaines) des 19 et 20èmes siècles qui agrandirent leurs propriétés en taillant dans les territoires des peuples indigènes et en créant de vastes plantations destinées à produire et exporter des marchandises telles que la canne à sucre, le café, le cacao, la banane, le sisal, la résine, le caoutchouc et les bois tropicaux. Le système s’appuyait sur ce qu’on a appelé le « travail gagé », autrement dit un travail forcé, exercé dans des conditions dignes de l’esclavage. Les nouveaux propriétaires fonciers ne sont pas non plus ceux qui ont introduit l’agriculture industrielle en Amérique latine et exploité les savoir-faire ancestraux des populations locales afin d’adapter leurs méthodes au nouvel environnement et au climat.
Ces personnages s’étaient enracinés sur “leurs” terres et leurs domaines ; ils étaient physiquement présents et politiquement puissants dans la région. Ils se battaient sans cesse entre eux pour consolider leurs fiefs, provoquant de nombreuses victimes chez les soldats. Ils se faisaient des ennemis ou forgeaient des alliances pour étendre leur mainmise sur l’eau, la main d’œuvre, le commerce, les élections, les politiques publiques et l’accès aux terres, sans se préoccuper le moins du monde des droits et de la vie d’autrui. Toutefois, ces grands seigneurs vivaient sur leurs domaines ou du moins s’y rendaient fréquemment et ils étaient de ce fait obligés de faire face personnellement à la résistance et aux rébellions des populations qui avaient été envahies et dépossédées de leurs biens. Il ne viendrait à l’idée de personne de les regretter, mais les communautés qui leur résistaient pouvaient au moins le faire de façon directe ; elles savaient contre qui se battre, savaient aussi où et à quel moment il fallait se battre.
L’Amérique latine a une longue histoire de conflits fonciers et de luttes des peuples indigènes pour défendre leurs terres ancestrales. C’est aujourd’hui un nouveau chapitre de cette histoire qui s’ouvre : Une nouvelle razzia sur les terres est en train de se produire en Amérique, mais cette fois, tout se passe à distance et sous un voile de “neutralité”. Aujourd’hui, comme l’indiquent clairement les brochures gouvernementales, les accapareurs de terres avancent l’argument de l’insécurité alimentaire et prennent pour prétexte une crise alimentaire « qui nous oblige à faire pousser la nourriture là où nous le pouvons ; mais même si cela nécessite de délocaliser la production, c’est pour le bien de nos concitoyens que nous rapatrions cette nourriture. » Mais en creusant un peu, on se rend très bien compte que derrière tout cela se cache un monstre financier. Les accapareurs de terres sont en fait de grandes entreprises et des partenariats qui investissent de gigantesques sommes d’argent dans la terre, la production alimentaire, les exportations de marchandises et la spéculation sur les marchés de l’alimentation.
Au cours des dernières années, ces investisseurs étrangers se sont emparés de millions d’hectares cultivables en Amérique latine pour y produire des cultures vivrières et des agrocarburants destinés à l’exportation. Une grande partie de l’argent provient de fonds de pension américains et européens, de banques, de fonds de capital-risque et de riches individus comme George Soros. L’argent passe par des véhicules d’investissement agricole mis en place à la fois par des entreprises étrangères et par des entreprises locales. La plus grosse compagnie sucrière du Brésil, COSAN, possède un fond spécialisé dans les investissements agricoles : Le Radar Propiedades achète des terres brésiliennes de la part de clients comme le Teachers’ Insurance and Annuity Association - College Retirement Equities Fund of the US.[TIAA-CREF, l’un des plus grands fonds de pension privés des États-Unis].Louis Dreyfus, l’une des plus grosses multinationales céréalières du monde, propose un fonds similaire dans lequel American International Group [AIG, chef de file mondial de l’assurance et des services financiers] a investi au moins 65 millions de dollars US. Tandis que l’attention des médias se concentre sur les cessions de terres en Afrique, l’Amérique latine est l’enjeu d’au moins autant d’argent et la cible de projets encore plus nombreux : Les investisseurs prétendent que leurs investissements fonciers y sont plus sûrs et moins controversés, parce qu’ils choisissent de fermer les yeux sur les luttes incessantes qui se jouent dans presque tous les pays du continent pour assurer l’accès à la terre. Un nombre croissant d’investisseurs et de gouvernements d’Asie et des pays du Golfe concentrent leurs efforts sur l’Amérique latine qu’ils considèrent comme un endroit suffisamment sûr pour y délocaliser leur production alimentaire.
La plupart des gouvernements d’Amérique latine accueillent ces changements à bras ouverts et envoient même régulièrement des missions diplomatiques à l’étranger, pour y vanter les avantages des investissements fonciers dans leur pays. Le ministre brésilien du Développement, Miguel Jorge, a récemment déclaré à des journalistes : « Des princes saoudiens que nous avons rencontrés l’an dernier […] ont expliqué au président Lula qu’ils n’ont pas l’intention d’investir dans l’agriculture au Brésil pour vendre ici, au Brésil ; ce qu’ils veulent, ce sont des sources de production alimentaire. Ils ont besoin de nourriture. Ce serait ainsi beaucoup plus efficace qu’ils investissent dans l’agriculture brésilienne et que nous devenions les fournisseurs directs de ces pays ».[1]
Le Brésil n’est pas seulement une cible pour les nouveaux accapareurs de terres : il fait aussi partie des accapareurs. En effet des investisseurs brésiliens, soutenus par le gouvernement, achètent des terres dans un nombre croissant d’autres pays d’Amérique latine ou en Afrique pour y produire de la nourriture et des agrocarburants. Juste à côté, en Guyane par exemple, le gouvernement brésilien finance la construction de routes, de ponts et d’autres infrastructures pour ouvrir la savane de Rupununi, qui est d’une grande fragilité écologique, à des projets agricoles à grande échelle qui serviront à l’exportation vers le Brésil. La semencière multinationale Rice Tech a fait des démarches auprès du gouvernement guyanais pour obtenir quelque 2 000 hectares de terres dans la même région, un écosystème fragile et riche en biodiversité qui abrite plusieurs populations indigènes. Des producteurs de riz brésiliens, qui sont en train de négocier avec le gouvernement guyanais des baux de 99 ans sur de vastes zones de la savane de Rupununi, ont été récemment obligés par la Cour suprême du Brésil d’abandonner des terres prises illégalement à des communautés indigènes à Raposa Serra do Sol au nord du Brésil [dans l’État de Roraima, voisin de la Guyane].[2]
Cette façon de faire des affaires procure aux anciens envahisseurs et propriétaires terriens de nouveaux moyens d’acquérir des terres avec moins de risques économiques et politiques, et leur confère une nouvelle “respectabilité” d’“investisseurs étrangers”.
Comment se soustraire à ses responsabilités
Les enjeux de cette nouvelle vague d’accaparement à grande échelle sont considérables. Cette razzia porte une atteinte sévère à la souveraineté nationale. Tout pays qui vend ou loue de vastes surfaces de terres cultivables, par l’intermédiaire de contrats à long-terme, à un autre pays ou une entreprise étrangère, met en danger sa propre souveraineté nationale. Ce genre d’accord accélère encore le démantèlement global de l’État - de plus en plus de services sont supprimés, privatisés ou transformés, pour satisfaire les intérêts du monde des affaires – et favorise en même temps la dépossession territoriale de nombreuses populations et communautés. La main d’œuvre se trouve donc disloquée et la migration s’intensifie. Le fait que les gouvernements ou les investisseurs privés s’approprient les terres pour y faire des cultures vivrières destinées à l’exportation, provoque aussi un démembrement de la production alimentaire. Les investisseurs arrivent avec leurs tracteurs et leurs semences, voire même leurs ouvriers ; ils se servent de l’eau et extraient les fruits du sol du “pays-hôte”, pour les ramener dans leur propre pays ou les vendre sur les marchés mondiaux. Les pays-hôtes ne peuvent pas être considérés comme des “exportateurs” au sens habituel du mot, car ni le pays ni les populations locales ne sont vraiment impliqués dans les projets. Il s’agit juste de terres que les multinationales exploitent, sans restriction aucune, pour amasser leurs propres bénéfices.
Cependant, les terres ciblées ne sont jamais vides ou inutilisées ; on ne peut pas dire que les populations locales, qui n’ont déjà pas un accès suffisant à la terre, n’en aient pas besoin. La première question à poser est donc de savoir qui sont les propriétaires ou les gardiens de ces terres qu’on accapare ou qu’on contrôle à distance. Comment se fait-il que nos gouvernements puissent mettre de telles surfaces à la disposition d’entreprises ou de gouvernements étrangers ? Ces terres sont elles propriété privée ? Ou bien les gouvernements ont-ils décidé tout simplement d’exproprier, pour pouvoir signer des accords commerciaux comme cela les arrange ? Apparemment, les terres ne sont que louées, et non vendues, mais quelle différence cela fait-il d’être effectivement vendu ou d’être loué pour 50 ou 99 ans ? Les preneurs à bail rendront au pays-hôte une terre qui sera non seulement ruinée et vidée de toute substance, mais dont il devra en plus assumer les coûts de restauration. L’accaparement des terres favorise l’expansion d’un modèle d’agriculture industrielle extrêmement destructeur.
La nouvelle vague d’invasion des terres complique les choses pour les populations quand il s’agit de défendre leur territoire. L’envahisseur est plus difficile à identifier. Les mécanismes juridiques dont disposent les communautés pour se défendre contre la dépossession, la dévastation ou la pollution manquent de clarté. Même quand il est possible d’identifier les investisseurs, la distance et des structures juridiques complexes leur servent de protection contre les communautés. Les communautés ou les associations n’ont pas leur mot à dire quand il s’agit de définir le moment ou le lieu de la “bataille” contre un investisseur.
L’État, au lieu de protéger ses populations, protège les investissements des entreprises et des gouvernements étrangers, en criminalisant et en réprimant les communautés qui défendent leur territoire. Les frontières perdent ainsi leur signification. Les structures de l’État “hôte” servent les intérêts des nouveaux “patrons”, non pas sous forme de tribut comme dans l’ancien système colonial, mais à travers le nouveau système commercial néo-libéral, où lois et règles sont fixées par des accords de libre-échange et des traités d’investissement qui remplacent les constitutions nationales et même la législation internationale.
La plus grave des conséquences à long terme de cette nouvelle vague d’accaparement est sans aucun doute l’extension de la mainmise des multinationales sur la production alimentaire. Au cours des cinquante dernières années, les grandes entreprises ont monté les fondations et aujourd’hui elles s’apprêtent à récolter les bénéfices. L’accaparement des terres n’est pas simplement la dernière opportunité de se lancer dans des investissements spéculatifs qui permettent d’engranger rapidement des bénéfices énormes ; il fait partie d’un processus plus long qui va permettre aux entreprises de l’agrochimie, de la pharmacie, de l’alimentation et des transports de prendre le contrôle de l’agriculture.
C’est pourquoi les communautés autonomes prêtes à défendre leur territoire et leurs systèmes de gestion des terres communales représentent une véritable menace pour ce genre de projet. Les organisations qui insistent sur l’importance de la souveraineté alimentaire, sur des bases communautaires, comprennent que cela devient un exploit irréalisable dans des pays ou des régimes qui permettent et encouragent l’accaparement des terres. Les communautés indigènes d’Amérique latine savent que sans le contrôle de leurs propres terres, elles perdent le contrôle de la production alimentaire et que leur système agricole devient tout simplement une nouvelle forme de métayage. Un nombre croissant de communautés exigent donc d’avoir le contrôle de leurs terres pour y faire leurs propres cultures, en utilisant et en échangeant leurs semences indigènes et les savoir-faire locaux. Elles exigent d’avoir le contrôle de l’eau, des forêts, des sols, des villages et des chemins. Elles réclament aussi l’autonomie et que les décisions soient prises en assemblée.
Par opposition, les nouveaux accapareurs de terres veulent restreindre encore les biens communs. Ils veulent démanteler nos relations et nos liens. Ils n’ont même plus besoin d’envahir : ils n’ont qu’à signer des accords commerciaux. Ils n’ont plus besoin d’assurer l’entretien d’esclaves : ils savent qu’ils peuvent compter sur une abondante main d’œuvre à bon marché. Ce n’est plus à eux d’écraser les rébellions : les gouvernements-hôtes s’en chargent, ou au besoin, les hommes de main fournis par des entreprises spécialisées dans ce genre de service. Le néolibéralisme est l’invention sans cesse renouvelée de procédés permettant de s’exonérer de toute responsabilité. Si nous voulons renverser la situation, il nous faut fonder l’avenir sur le sens des responsabilités.
1 Alexandre Rocha, “Brazilian Minister : Arabs are great opportunity”, ANBA, 8 February 2010 : http://farmlandgrab.org/11020
2 “Expelled Brazil rice farmer looking to shift operations to Guyana”, Stabroek News, 14 May 2009 : http://www.stabroeknews.com/2009/stories/05/14/expelled-b...
Source : Grain http://www.grain.org/articles/?id=63
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