07/05/2011
Retour sur la rébellion zapatiste et le commandant Marcos
Par Bernard Duterme
Interview de Bernard Duterme (CETRI - Centre tricontinental) par Renaud Duterme pour A Voix Autre .
Pourriez-vous nous rappeler brièvement ce qu’est, ce qu’a été la rébellion zapatiste du Chiapas, ses origines et ses principales revendications ?
Le 1er janvier 1994, des milliers d’Indiens mayas, faiblement armés et le visage souvent recouvert d’un passe-montagne, se sont emparés de quatre localités importantes de l’État du Chiapas, dans le sud du Mexique, à la frontière avec le Guatemala. Les insurgés se sont fait appeler « zapatistes », du nom d’Emiliano Zapata, l’une des grandes figures de la Révolution mexicaine du début du 20e siècle. Leurs revendications ? La justice, le respect et la dignité ; la fin de 500 ans de discrimination culturelle, économique et politique à l’égard des indigènes mexicains ; mais aussi, la démocratisation du Mexique et la lutte pour une autre mondialisation. Les communiqués du porte-parole de la rébellion, le « sous-commandant » Marcos – l’un des rares membres non indigènes de la rébellion –, ont bien vite fait le tour du monde.
Universitaire urbain, Marcos a émigré au Chiapas dix ans plus tôt, en 1984, avec la ferme intention, à la mode de Che Guevara, d’y « allumer » la révolution. Lui et ses camarades ne seront toutefois pas les seuls à « travailler » aux côtés des Mayas tzotziles, tzeltales, tojolabales, choles de la région. Les animateurs sociaux de l’Eglise catholique de l’évêque de San Cristobal de Las Casas, Samuel Ruiz (décédé cet hiver 2011), sont aussi à l’œuvre dans les villages indigènes, depuis de nombreuses années.
Forts de ces influences multiples mais contrecarrés dans leurs projets d’émancipation par l’autoritarisme de l’élite locale et par les conséquences de la libéralisation du système économique mexicain, la chute du prix du café, la réforme constitutionnelle de 1992 qui casse tout espoir de réforme agraire, etc., d’importants secteurs de la population indigène du Chiapas vont entrer en rébellion, le jour même de l’entrée en vigueur des Accords de libre-échange nord-américain (Alena) qui ouvrent les frontières du Mexique aux États-Unis et au Canada...
Mais le coup d’éclat de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) du 1er janvier 1994 fera long feu. Lourdement réprimés, les Indiens insurgés vont rapidement se replier et réintégrer leurs villages. Commencera alors un long processus de militarisation de la région par les autorités, de mobilisation pacifique des zapatistes et de négociation erratique...
Quelle est la situation actuelle de la rébellion zapatiste ?
D’une certaine façon, on peut dire que le statu quo prévaut toujours. Statu quo dans le rapport de force avec les autorités gouvernementales depuis que les zapatistes se sont sentis trahis (dès 1996 et plus encore en 2001 au terme de leur marche sur Mexico) par la non-application des « accords de San Andres », les seuls accords signés à ce jour entre le gouvernement mexicain et les commandants rebelles et qui portaient sur la reconnaissance des « droits et cultures indigènes ». Les autres thèmes prévus par les négociations n’ont même jamais pu être entamés. Ils étaient censés porter sur les dimensions plus politiques (démocratisation) et socioéconomiques (redistribution) des revendications zapatistes...
Sur le terrain, la stratégie de pourrissement de la situation, privilégiée par les gouvernements successifs depuis près de quinze ans, a peu varié. En marge d’une certaine indifférence, d’un laisser faire apparent à l’égard des expériences d’« autonomie de fait » dans lesquelles les bases d’appui de l’EZLN – des centaines de communautés, des dizaines de milliers d’indigènes répartis sur des fragments plus ou moins importants d’un territoire de la taille de la Belgique – se sont résolument engagées (surtout depuis 2003 et la création des cinq « Conseils de bon gouvernement » rebelles)..., en marge donc d’une acceptation passive de façade du « fait » zapatiste par les autorités, la militarisation de la région est toujours une réalité (une centaine de postes de l’armée fédérale quadrillent les zones rebelles), ainsi d’ailleurs que sa paramilitarisation (« parrainage » de groupes indigènes anti-zapatistes) qui, ajoutée au harcèlement, à l’exacerbation des tensions et des divisions au sein des villages par un traitement public clairement différencié, tend à miner et à saper la très difficile construction de l’émancipation zapatiste.
A la vulnérabilité sociale et militaire des rebelles, est intimement liée bien sûr leur vulnérabilité économique (refus de toute « aide » de l’Etat, dépendance à l’égard de la solidarité internationale, faiblesses des alternatives hors marché…), ainsi que le relatif isolement politique dont l’EZLN souffre au sein des gauches mexicaines... Isolement consécutif, entre autres, à certaines postures politiques prises par le sous-commandant Marcos sur la scène nationale, perçues comme « intransigeantes » ou « inconséquentes » aux yeux de ses alliés d’hier (1).
Bref, statu quo, pourrissement, vulnérabilité... la situation concrète n’invite pas à l’optimisme. Pour autant, cette rébellion recèle aussi d’importants atouts qu’on ne peut oublier ou sous-estimer. Son bilan positif reste considérable.
Justement, quels sont les points forts de l’EZLN, quelle est aujourd’hui la portée politique, historique de ce mouvement ?
Les zapatistes gardent le mérite d’avoir donné vie, à partir de leur ancrage local, à un idéal éthique et politique désormais universel : l’articulation de l’agenda de la redistribution à celui de la reconnaissance. En prenant les armes d’abord, pacifiquement ensuite, au gré des circonstances, des rapports de force et de l’adaptation de leurs propres stratégies. « Nous voulons être égaux parce que différents », répètent ses commandants sous leur cagoule devenue le symbole incongru d’une affirmation identitaire.
Insurgés pour « la démocratie, la liberté et la justice », ils ne seront certes pas parvenus à refonder la Constitution, à décoloniser les institutions, à démocratiser véritablement le pays, mais ils auront doté les luttes paysannes et indigènes pour la dignité d’une visibilité et d’une portée inédites. Et ils entendent continuer à peser sur les choix de société, dans un Mexique bloqué politiquement et grand ouvert aux vents dominants de l’économie globalisée.
Le zapatisme participe ainsi pleinement de ces mouvements indiens qui, en Amérique latine, en Bolivie et ailleurs, de la base au sommet, font la preuve – fragile – que la mobilisation pour la reconnaissance des diversités n’implique pas nécessairement crispation identitaire ou « clash des civilisations » et qu’elle peut aller de pair avec la lutte pour la justice sociale et l’Etat de droit.
Ces dernières années, du fin fond du Chiapas, la rébellion zapatiste s’est inscrite plus clairement qu’auparavant dans l’anticapitalisme (et plus seulement dans la dénonciation du néolibéralisme) et a désormais donné rendez-vous à ses « zapatisants », « en bas à gauche »...
Certains auteurs ont comparé la rébellion zapatiste à diverses expériences libertaires (de la révolution espagnole ou russe notamment) entrées elles aussi dans l’histoire des luttes ? Cette comparaison est-elle pertinente ?
C’est un fait qu’on retrouve dans le « cocktail » zapatiste – qui est aussi un « mix » actualisé d’influences idéologiques parfois concurrentes – une certaine « saveur » libertaire... parmi d’autres donc... et plus ou moins accentuée selon les circonstances. C’est dans la pratique politique expérimentée dans les communautés autonomes et argumentée dans les textes du sous-commandant Marcos qu’elle est la plus apparente. Elle est rejet de toute forme de dogmatisme et d’avant-gardisme, d’imposition ou de confiscation du pouvoir, d’abandon de souveraineté dans des structures partisanes en surplomb. Elle s’organise dans la rotation incessante et la révocabilité immédiate de tous les mandats, de toutes les « charges » qu’à tour de rôle les délégués indigènes – hommes et femmes – acceptent d’assumer bénévolement au sein des cinq « Conseils de bon gouvernement », des cinq « Caracoles », où l’on gère l’autonomie éducative, sanitaire, juridique et, autant que faire se peut, productive et commerciale (café, artisanat...) des communautés.
Pour Marcos, c’est le même refus de l’aliénation, de la hiérarchisation, de la distanciation, de la séparation des registres... qui se joue dans la radicalité démocratique de l’expérience zapatiste et qui irrigue ses écrits poético-humoristico-politiques (2).
Cela étant, l’originalité du zapatisme réside, me semble-t-il, moins dans l’actualisation d’un quelconque logiciel libertaire épuré (les Indiens zapatistes assument par exemple leur fort patriotisme mexicain !), que dans l’articulation de registres divers, puisés dans l’histoire des luttes, ancienne ou plus récente. Car si la rébellion du Chiapas s’est effectivement fait connaître par le « renouveau » de ses formes d’organisation (démocratiques, horizontales, réticulaires…), de son répertoire d’actions (symboliques, médiatiques, expressives…), de ses valeurs (dignité, diversité…), de ses revendications (autonomie, reconnaissance…), de son rapport au politique (contre-pouvoir civil…) et des identités mobilisées (culturelles, sexuelles…), un examen attentif de l’épaisseur du réel, au-delà du discours de Marcos, suffit à mesurer combien les conduites « verticalistes » et autoritaires, les modes d’expression classiques, les aspirations égalitaires à la redistribution des richesses, les revendications strictement socioéconomiques, l’obsession du pouvoir de l’Etat et les identités de classe sont demeurées prégnantes dans le mouvement, avec plus ou moins d’intensité, il est vrai, selon les périodes (3).
Quel rôle joue exactement le sous-commandant Marcos dans cette dynamique plurielle ?
Officiellement, Marcos est chef de l’EZLN (en tant qu’armée...) et porte-parole de la rébellion, donc « sous-commandant » répondant aux ordres et orientations des « commandants » exclusivement indigènes qui composent le CCRI (Comité clandestin révolutionnaire indigène), l’instance de direction de l’EZLN...
Dans les faits, son rôle aura été sans doute bien moins central que ne l’ont établi les autorités mexicaines et une certaine couverture médiatique, mais probablement nettement plus déterminant que ce que lui-même a essayé de nous dire à de multiples reprises, avec plus ou moins de mauvaise foi. Il n’aura été ni le grand manipulateur des indigènes ni leur simple porte-parole. « A l’insu de son plein gré », oserait-on dire, son personnage de « médiateur » génial, tantôt grave tantôt ironique, entre le monde indigène maya et l’extérieur a joué à plein dans l’écho, dans le retentissement international du zapatisme et, au-delà, dans cette idée d’« indéfinition » politique du mouvement (« le chemin se fait en marchant, en questionnant ») qu’il a su cultiver et qui lui a valu tant de sympathie dans sa quête d’« un monde où il y aurait de la place pour de nombreux mondes ».
C’est, du reste, ces leitmotivs qui ont encore servi de toile de fond aux nouveaux textes fleuves écrits par le sous-commandant à l’occasion de la dernière (en date) grande rencontre internationale organisée par les zapatistes en 2009 dans le Chiapas, le « Festival de la Digne Rage ».
Notes :
(1) Lire B. Duterme, « Passés de mode, les zapatistes... », Le Monde diplomatique, octobre 2009.
(2) Lire Sous-commandant Marcos et Jérôme Baschet, Saisons de la Digne Rage, Paris, Flammarion, 2009.
(3) Lire Marc Saint-Upéry et Bernard Duterme, « El zapatismo como movimiento social », Entre Voces, n°5 – 2006 (http://bibliotecavirtual.clacso.org...).
Source : CETRI
Photographies : images prises dans une communauté autonome zapatiste du Chiapas par Cédric Rutter (2004)
12:47 Publié dans RÉSONANCES | Lien permanent | Commentaires (0)
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