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06/04/2012

SUMAJ KAWSAY : LE BIEN-VIVRE

Source : http://magick-instinct.blogspot.fr/2012/01/sumaj-kawsay-l...

Grâce au blog de Cathy Garcia, je découvre le bel entretien qu'Edgar Morin accorde au site Terraeco.net sous le titre inquiétant de : Nous avançons comme des somnambules vers la catastrophe. Le thème de la vitesse et de l'accélération du temps, le passage progessif d'un temps qualitatif à un temps quantitatif n'est pas une nouveauté, puisque René Guénon, prophétique sur ce point, en avait déjà soulevé les tenants et aboutissants dés 1927 dans La crise du monde moderne, et en 1945 dans Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps.

 

Pour sa part, le monde indigène andin (1) repose sur une topologie quadrillant l'espace où se déploie le temps sacré de la 'splendide existence' Allin Kawsay et du 'bien vivre', Sumaj Kawsay. C'est donc une temporalité qualitative et épanouie, gorgée d'intemporalité (2). Mais le mode de vie occidental lui, dévore l'espace et contracte le temps : on se sent de plus en plus confiné et à l'étroit, pressé et opprimé par toutes sortes d'urgences quotidiennes. René Guénon déclare d'ailleurs que "la marche de l'humanité actuelle ressemble véritablement à celle d'un mobile lancé sur une pente et allant d'autant plus vite qu'il est plus près du bas". Tout va plus vite, tout s'accélère, tout le monde court.

 

Le monde de la Pachamama, mère de l'espace-temps, l'expérience andine du temps est bien différente. Le temps n'est pas quelque chose dont nous 'disposons' comme un compte en banque et que nous pouvons 'perdre', 'gaspiller' ou 'investir'. On ne peut pas 'manquer' de temps. 'L'être humain andin', le runa, vit dans le temps comme on vit dans un espace ouvert. Le temps est comme la respiration, le battement du coeur, le cycle du jour et de la nuit, totalement déployé. Il est une relationalité cosmique qui va toujours de pair avec l'espace, une expression de Pacha. Les catégories temporelles importantes ne sont donc pas 'en avance', 'en retard', 'passé' ou 'futur', mais 'avant' ñawpaj et 'après' qhepa. Le 'maintenant' andin, son 'présent', kunan, est un déploiement, comme une fleur qui s'ouvre au matin et qu'on respire lentement. Le temps est d'ordre qualitatif, relié à l'intemporel qu'il exprime. En aymara, il est même sexuellement qualifié ; il existe un temps féminin et un temps masculin. Les qualités du temps s'expriment selon la densité, le poids et l'importance des évènements.
 
Parfois, des faits sacrés ayant eu lieu une cinquantaine d'années auparavant finissent par rejoindre le temps mythique et millénaire des chullpas, le temps sacré des ancêtres de bien avant. Certains grands maîtres andins peuvent avoir parcouru la terre récemment, quelques siècles en arrière. Qu'importe, on assurera qu'ils vécurent aux époques les plus anciennes et on les projettera dans le temps des chullpas millénaires, sans tenir compte de la chronologie établie patiemment par l'historiographie. Cette manière de faire représente la qualité du temps, pas sa chronologie ou le temps linéaire.
 
Il n'y a pas de fin ni de début au cercle du temps. Les ancêtres sont toujours là, le futur est déjà ici. Il existe des 'temps intenses' et des 'temps mous' ; d'une certaine façon, la conception andine du temps reflète le kairos grec plutôt que le kronos. Un peu comme dans Cohelet (ec. III :1-8), il y a un temps pour semer et un temps pour récolter, un temps pour se taire et un temps pour parler. Il existe aussi un temps rituel pour célébrer telle ou telle cérémonie, mais dans tous les cas, on ne peut ni ne doit exercer de pression sur le temps et c'est pourquoi les supposés 'gains de temps' ne sont à long terme pour le runa que des 'pertes' et des 'dégradations'.

 

La manipulation andine du temps dans le quotidien apporte des exemples phénoménologiques de ce trait constitutif profond. L'un des premiers constats du voyageur occidental lorsqu'il parcourt les terres indigènes, c'est qu'il lui faut constamment faire face au manque généralisé de ponctualité. Nous n'avons pas la même lecture du temps, la même façon de le vivre. La fameuse 'heure péruvienne' ou 'bolivienne' n'est pas le reflet d'une paresse, d'un manque de parole ou de discipline. Elle exprime plutôt une posture différente au regard du temps de l'horloge, temps mesuré et donc, quantitatif. L'heure est 'bonne' quand c'est le moment approprié. Et l'heure exacte peut donc être, de ce point de vue, la 'mauvaise heure', s'il m'est permis de paraphraser le titre du roman de Gabriel Garcia Marquez, La mala hora.

Comme dimension unique, l'espace-temps n'est connu de nos scientifiques que depuis 1900 et ne fut mathématisé qu'en 1908. Il constitue pourtant le fond millénaire de la sagesse andine. Le terme quechua et aymara Pacha, signifie simultanément 'temps' et 'espace'. Les deux concepts sont inséparables et il n'existe pas de mot quechua ou aymara pour designer spécifiquement le temps, indépendamment de l'espace. Pour ce faire, on utilise d'ailleurs un terme occidental, un mot espagnol quechuisé et aymaraisé : timpu. C'est une information importante sur l'expérience andine de la temporalité, inséparable de l'espace. Le Cosmos, Pacha, c'est quatre dimensions et non trois, c'est un tissu interconnecté de rapports spatio-temporels. Le temps andin est étroitement relié aux phénomènes pachasophiques, au point de n'être concevable qu'en termes topologiques. C'est pourquoi le temps diffère, selon que l'on se trouve en France ou à Tiwanaku. L'espace affecte le temps.

 

Si l'on tient compte de cette leçon de la tradition andine, un recouvrement qualitatif du temps ne peut passer que par sa reterritorialisation. Cependant, "tout milite contre, la technologie, la communication… Le téléphone portable et toutes les technologies de ce genre, de façon très puissante, font que les gens ne sont jamais vraiment où ils sont. C’est une illusion d’ubiquité qui finalement veut dire que si tu es partout, tu n’es nulle part. C’est la création, pour moi, d’un homme vide, tout à fait déterritorialisé, anticipé par Robert Musil dans L’homme sans qualité. C’est un mec qui, en 1905, voit que le monde va devenir peuplé d’êtres déterritorialisés, déracinés, ballottés à droite à gauche, et qui vont identifier cette servitude totale avec la liberté. C’est une confusion dangereuse" (Miguel Benasayag in La Liberté, c'est déployer sa propre puissance dans chaque situation). A l'inverse de tout cela, on connait l'importance du territoire dans la pensée indigène. En France, tout mon travail s'enracine sur une terre du dragon. En Bolivie, il rayonne depuis mon lieu du feu, situé à 5000 mètres d'altitude en terre kallawaya. Le territoire pose le temps et freine les chronophagies. L'homme n'y devient pas une abstraction déterritotialisée et isolée de son environnement. Il est enraciné dans le Pacha. Il est terre qui marche, dit un proverbe Colla. Il est lui-même constitué de Pacha et n'en est pas séparé.

Un rituel de l'amauta Edmundo Pacheco, face à la montagne sacrée Illampu.
"Plus l'obscurité est intense, plus on a de chance d'y voir clair" (Magie Inconnue). S'il est possible de tirer avantage de la vitesse en profitant des failles qui apparaissent dans ce mouvement frénétique et troublé (3), il n'en demeure pas moins, selon Edgar Morin, que l'accélération du temps laisse présager de sombres catastrophes. Dans son article, Morin propose de décélérer là où c'est nécessaire : "Le vrai problème, c’est de réussir le ralentissement général de nos activités. Reprendre du temps, naturel, biologique, au temps artificiel, chronologique et réussir à résister."
 
La conclusion de l'article de Morin ne peut bien sûr que me toucher. Elle montre tout l'echo rencontré chez certains intellectuels occidentaux par le 'bien vivre' andin ou Sumaj Kawsay : "L’idéal de la société occidentale – « bien-être » – s’est dégradé en des choses purement matérielles, de confort et de propriété d’objet. Et bien que ce mot « bien-être » soit très beau, il fallait trouver autre chose. Et quand le président de l’Equateur Rafael Correa a trouvé cette formule de « bien-vivre », reprise ensuite par Evo Morales (le président bolivien, ndlr), elle signifiait un épanouissement humain, non seulement au sein de la société mais aussi de la nature. L’expression « bien vivir » est sans doute plus forte en espagnol qu’en français. Le terme est « actif » dans la langue de Cervantès et passif dans celle de Molière. Mais cette idée est ce qui se rapporte le mieux à la qualité de la vie, à ce que j’appelle la poésie de la vie, l’amour, l’affection, la communion et la joie et donc au qualitatif, que l’on doit opposer au primat du quantitatif et de l’accumulation. Le bien-vivre, la qualité et la poésie de la vie, y compris dans son rythme, sont des choses qui doivent – ensemble – nous guider. C’est pour l’humanité une si belle finalité. Cela implique aussi et simultanément de juguler des choses comme la spéculation internationale… Si l’on ne parvient pas à se sauver de ces pieuvres qui nous menacent et dont la force s’accentue, s’accélère, il n’y aura pas de bien-vivre."

 

Mais je me dois de nuancer. Le 'bien vivre' andin, Sumaj Kawsay ou la 'Splendide existence' Allin Kawsay, n'est pas du tout une création du président Correa, transmise par la suite à Evo Morales. D'une part il s'agit d'une conception andine très ancienne, et d'autre part, c'est bien Evo Morales qui le premier l'a introduite dans le champ politique, sur le conseil des yatiris et amautas indigènes. Il fut imité par la suite par le président équatorien, élu bien après Morales à la tête de son propre pays.

 

En équivalent français, le Sumaj Kawsay est connu des boliviens comme le "bien vivre" (vivir bien), tandis qu'en Equateur, on le qualifie plutôt de "bon vivre" (buen vivir).

 

En langue aymara ou jaqi aru, 'parole des hommes', le 'bien vivre' se dit Suma Qamaña. Suma signifie : plénitude, sublime, excellent, magnifique, élevé, beau. Qamaña signifie : vivre, vivre ensemble, être étant. La traduction par le terme "bien vivre" efface quelque peu le fait qu'il s'agit d'une "vie pleine", d'une vie épanouie et rayonnante très différente du 'mieux vivre' qui se fait souvent au dépend de l'autre, égoistement, en le dépouillant de ce qui lui revient, en s'emparant de ses richesses, en captant tout ce qui passe alentour et dans le plus complet déséquilibre de la loi du Ayni, qui harmonise l'acte de donner et celui de recevoir.

 

En langue quechua ou runa simi, 'langue des hommes', le 'bien vivre' se dit Sumaj Kawsay. Sumaj signifie : plénitude, élevé, supérieur, beau, splendide. Kawsay signifie : vie.

 

Le 'bien vivre' est par conséquent le processus de la vie en plénitude, la vie équilibrant le matériel et le spirituel, la splendeur d'une existence harmonieuse, de l'équilibre interne et externe de la 'communauté' ayllu, et de ceux qui y vivent. Toute forme d'existence est d'égale importance, nous existons tous dans un rapport de complémentarité et tout ce qui vit est précieux. En ce sens, l'homme n'est pas le 'roi du monde' ni son nombril narcissique. La critique laïciste fustige souvent cette position cosmocentrée, y distinguant un danger anti-humaniste. Mais c'est confondre humanisme et anthropocentrisme, au profit d'une dogmatique sans doute trop rigide. La Terre-Mère a ses cycles, ses jours et ses nuit. L'histoire des hommes connaît aussi ses hauts et ses bas. Les aymaras disent : suma qamañatakija, sumanqañaw. 'Pour vivre bien ou en plénitude, il faut tout d'abord être bien'. Savoir vivre implique tout d'abord d'être en bonne compagnie avec soi-même ou sumanqaña. Par suite, on sait comment entrer en bon rapport avec toutes les autres formes de vie. Il s'agit donc de vivre en harmonie avec soi-même, mais aussi avec les cycles de la Terre-Mère, du cosmos, de la vie et de l'histoire, en relation avec toutes les formes de vie. Il n'y a pas d'espèce reine quand la vie seule est reine.

Offrande à la Mama Cota, déesse du lac Titicaca
Aymara et quechua développent depuis des siècles ces savoirs liés au 'bien vivre'. Ainsi, les aymara distinguent treize principes et sciences du 'bien vivre'. 1/ Suma Manqaña : savoir manger 2/ Suma Umaña : savoir boire 3/ Suma Thokoña : savoir danser 4/ Suma Ikiña : savoir dormir 5/ Suma Irnakaña : savoir travailler 6/ Suma Iupiña : savoir méditer 7/ Suma Amuyaña : savoir penser 8/ Suma Munaña Munayasiña : savoir aimer et être aimé 9/ Suma Istaña : savoir écouter 10/ Suma Aruskipaña : savoir parler 11/ Suma Samkasiña : savoir rêver 12/ Suma Sarnaqaña : savoir marcher 13/ Suma Churaña, Suma Katukaña : savoir donner et savoir recevoir.

 

Bien entendu, les enseignements recouvrant ces treize points vont au-delà de ce que l'on entend ordinairement par boire, travailler, danser ou écouter. Le travail, par exemple, n'est pas cette corvée quotidienne que nous connaissons. Les aymara le définissent d'emblée comme une activité épanouissante, une joie et un plaisir plutôt que l'activité aliénante que nous impose la vie moderne. De même, la danse et le boire impliquent une activité tournée vers le sacré festif et célébratif. L'ivresse du temps sacré nous éloigne d'une vision hygiéniste et tristement austère du 'bien vivre'. L'utilisation chamanique de l'alcool n'est pas un héritage colonial. La Terre elle-même adore boire pour chuymat mantaña, chuymat apsuña, chuymat sartaña jawirjam sarantañataki ; 'entrer au coeur, faire sortir le coeur, émerger du coeur et devenir fluide comme le cours du fleuve'. L'écoute n'est pas non plus la seule perception des sons, mais une activité intégrale, beaucoup plus étendue et subtile... Il faut donc interpréter cette liste dans un sens à la fois littéral et symbolique et la situer dans la perspective d'un 'bien vivre' où verticalité et horizontalité communiquent pleinement sans s'opposer.
 
Dans une perspective plus vaste et macrocosmique, David Choquehuanca, ministre des affaires étrangères du gouvernement Morales, propose également 25 postulats pour comprendre le "Vivre Bien", adaptant les principes ancestraux indigènes au domaine politique.
 
En conclusion de ce bref aperçu, signalons que non seulement le "bien vivre" s'enracine dans les cultures aymara et quechua, mais qu'il est possible de le reconnaître également dans bien d'autres cultures indigènes. Le peuple mapuche le connaît sous le nom de Kyme Mogen, les peuples colombiens parlent de retourner à la Maloka, les guarani d'Amazonie enseignement la 'vie bonne' Teko Kavi, où se retrouvent des principes identiques. Chez les Mayas - qui n'ont prédit aucune fin du monde ni même l'élévation prochaine de la conscience en 2012 - ce concept est repris et repose sur deux postulats : Ronojerl kouchak upatan, 'tout a une fonction et une raison d'être' ; et Ronojerl jastaqki chaponkib, 'tous les éléments de l'univers sont connectés et reliés entre eux'.
 

NOTES :


(1) On aura remarqué que j'utilise plus facilement le terme 'indigène' que celui d''indien'. Dans les Andes, le mot 'indien', du fait de son utilisation péjorative pendant la période coloniale et aux temps de la république, est encore perçu comme une grave insulte par les indiens eux-mêmes, qui lui préfèrent l'expression 'indigène'. 'Indigène' sonne pourtant à nos oreilles occidentales de façon dépréciative, mais sur ce point je me plie à l'usage des premiers intéressés.
(2) Je ne compte pas développer ici le thème de l'éternité en milieu indigène, pas plus que commenter la différence entre la non-localité (cf. Magie Inconnue) et la déterritorialité propre au monde moderne, qui en est la dramatique parodie. Dans la cosmovision andine, l'intemporalité, la non localité et l'acausalité constituent une sorte de non-monde, parfois qualifié, comme c'est le cas chez les aymara, de 'quatrième monde' ou 'monde inconnu' kawki pacha. Il est clair qu'intemporalité et absence d'espace sont hors du champ de l'imagination et de la volonté. Nous pouvons concevoir l'infini - de façon très vague - comme un espace illimité, et l'éternité comme un temps illimité, les deux demeurant 'pour toujours', 'pour les siècles des siècles'. Mais nous sommes en revanche tout à fait incapables de concevoir l'absence de temps et d'espace, sans doute parce que nos dents ne peuvent se mordre elles-mêmes. L'intemporel désigne pourtant une absence de temps et d'espace que nous sommes dans l'impossibilité de concevoir, si bien que l'utilisation que nous faisons du terme 'éternité' s'inverse le plus souvent sous la forme d'un 'temps sans fin' et d'une infinité spatiale. De même pour la vacuité, que l'imagination transforme parfois en un espace vide, et donc en 'quelque chose', ce qui en est exactement l'inversion. C'est cependant l'impossibilité de concevoir et d'imaginer l'éternité qui engendre l'imaginale infinité du temps et de l'espace. Dans ce sens, temps et espace sont bien la phénoménalité même de l'intemporel, émanée de son impossible imagination, l'extériorisant en creux à la façon d'un négatif photographique, si l'on peut dire.
(3) Voir à ce sujet Magie Inconnue, p.145-147.

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