23/06/2012
La Fissure
Un webdocu d’Annabelle Lourenço et Cyprien Nozières sur le Japon de l’après-Fukushima
Article de Cathy Garcia paru dans le journal Le Lot en Action n°56
Un homme pêche près d’une maison renversée, presqu’ïle d’Oshika (Annabelle Lourenço)
Annabelle Lourenço est photographe et Cyprien Nozières* réalisateur-animateur. Ils sont partis tous les deux au Japon, dans un esprit de totale indépendance et par conséquent peu de moyens, pour récolter des témoignages et des photos de l’après Fukushima, neuf mois, chiffre on ne peut plus symbolique, après la tragique catastrophe du 11 mars. Accueillis à Tokyo par le frère de Cyprien et son épouse japonaise, ils sont restés au Japon trois semaines, pour rencontrer les gens et les lieux : la préfecture de Miyagi à la pointe de la presque île d’Oshika, lieu plus proche de l’épicentre du séisme, Fukushima dont nul aujourd’hui n’ignore, hélas, le nom, et Tokyo donc, la capitale, où l’inquiétude va grandissante.
« Nous avons réfléchi à un projet commun qui considérerait le problème dans son ensemble. Nous ne voulions pas nous contenter d’aborder uniquement la situation des victimes du tsunami, ni nous concentrer exclusivement sur le problème des radiations. »
Ainsi est né Fissure, un webdoc que vous pouvez voir ici sur le site d’Annabelle Lourenço : http://annabellelourenco.com/lafissure/
Le fil conducteur de ce très sensible webdoc, c’est l’eau, des gouttes d’eau qui semblent suinter de l’écran, chacun y verra ce qu’il veut, des larmes, des fuites d’eau contaminée et l’eau nous accompagne aussi parfois en fond sonore. Le webdoc se regarde, se lit et s’écoute. Après une présentation et un rappel des faits, il fait apparaître la carte du Japon où sont indiqués les trois lieux cités plus haut. Une grosse tache sombre s’étale sur la région en partant de Fukushima, la catastrophe après la catastrophe : la centrale, les réacteurs, les radiations. A l’internaute de cliquer ensuite sur la ville de son choix. Commençons par la préfecture de Miyagi. La vidéo présente Ishinomaki, à 90 km de la centrale, la ville a été dévastée par le séisme et le tsunami, 163 000 habitants, 6000 morts et disparus. Une photographie de Tadashi Okubo a immortalisée à jamais une jeune habitante au milieu des décombres, cette inconnue est alors devenue en quelque sorte, et bien malgré elle, l’icône du séisme japonais. Mais ici les images de la ville dévastée sont d’Annabelle Lourenço, la ville, une maison, une fenêtre, des portraits de disparus, des bruits de couverts, on est à table, la voix d’un pêcheur d’un petit village tout proche raconte. Comme tout le monde là-bas, il a perdu des parents, des amis : « Les gens devrait se réjouir d’être en vie. C’est si précieux la vie. ». Retour sur la ville fantôme, les travaux de reconstruction en cours… De ces traces de vie interrompue si brutalement, on ne peut qu’imaginer… Les photos d’Annabelle Lourenço sont très belles et le choix des sujets interpelle. Une espèce de grand silo renversé, rouge vif avec une publicité pour de la viande cuisinée, comme une immense boite de conserve absurde, renversée au milieu des ruines et gravats, des magazines ouverts sur des photos abîmées de jeunes filles nues, allongées, assises, souriantes, aguichantes… Éros contre Thanatos. La voix du pêcheur continue de parler : remercier, être courageux, positif, aller de l’avant, « Si on marche en se retournant, on tourne le dos à la lumière ».
Les photos disparaissent au profit d’une petite animation très simple mais efficace, pour raconter les secousses, puis le tsunami, la GROSSE goutte d’eau qui a tout balayé.
Puis des photos de la famille qui reçoit, le pêcheur, son épouse, les parents octogénaires, et l’homme raconte, la vie, maintenant, les problèmes de logement, de reconstruction, l’espoir. Ici point n’est question de radiations, on n’en est pas encore là, trop de choses à faire pour se remettre en selle et il y a déjà tant de morts à garder en mémoire, grâce aux photos que chaque famille a pu récupérer. Un travail de centaines de bénévoles venus d’un peu partout dans le Japon, le webdoc n’en parle pas car il reste centré sur ce témoignage en particulier, qui en dit tout aussi long mais c’est un détail qui me parait suffisamment important pour le mentionner. Et nous quittons la préfecture de Miyagi sur des photos de la grand-mère qui s’est déguisée, un chapeau, des lunettes rigolotes, un nez de clown, et qui chante, qui danse. Quelle belle leçon nous donne cette octogénaire qui a tout perdu mais peut être pas l’essentiel. Elle a eu cette chance, une partie de sa famille est vivante et il faut vivre, et vivre c’est se réjouir !
Pas de sensationnel morbide, d’apitoiement mais une volonté dans ce webdoc de rendre simplement hommage au courage et à la dignité des survivants, à leur capacité à continuer à vivre malgré tout.
Retour à la carte, un clic sur Fukushima. Fukushima, neuf mois après, des gens plus que légitimement inquiets et un gouvernement qui minimise, qui dissimule. Apparait Wataru Imata, un jeune homme originaire de Tokyo, membre du groupe Projet 47, un projet visant à fournir des outils de mesure aux habitants de Fukushima afin qu’ils puissent décider par eux-mêmes s’ils doivent évacuer ou pas. Projet 47 s’est associé avec le Réseau citoyen pour sauver les enfants de Fukushima pour créer le CRMS (Citizen’s Radioactivity Monitoring Station), un centre de mesure pour les contrôles citoyens, indépendant de TEPCO et des autorités japonaises.
Là encore des animations très simples, ludiques, faciles à comprendre pour les enfants, illustrent le propos. La politique de la préfecture de Fukushima pour les déjeuners des écoles, était de « produire local et manger local », quelle belle initiative, on en rêve tous, si seulement il n’y avait pas eu…. la catastrophe après la catastrophe. Le spectre peu appétissant du nucléaire. On peut apprendre ainsi que début mai 2011, soit moins de deux mois après le tsunami et ses terribles conséquences, si on allait dans un supermarché à Fukushima, tout ce qu’on y trouvait était des produits de Fukushima. C’est la CRIIRAD en déplacement sur place qui a fournit au CRMS les instruments nécessaires pour les mesures. Il faut savoir que la ville de Fukushima n’est pas dans le périmètre d’évacuation, donc si les gens voulaient partir, c’était selon leurs propres moyens, aucune aide à attendre de la part de TEPCO. Aujourd’hui on parle de décontamination, mais qu’en est-il vraiment ? On change les chiffres, on rehausse la limite de radiations annuelle de 1 micro sievert, elle est passé soudain à 20 mSv/ an, ceci pour les radiations externes, mais qu’en est-il de l’ingestion d’alimentation contaminée ? Le choix de partir ou de rester est difficile. Les radiations, les habitants ne peuvent pas les voir, ni les sentir, seulement les imaginer et se faire leur propre opinion, sachant que le temps joue contre eux. Wataru Imata est sur place depuis fin avril 2011, il sait que c’est son choix, il peut rester encore ou partir. En toute conscience et nous ne pouvons que saluer son courage.
Retour à Tokyo, situé à 250 km de la centrale, c’est l’angoisse, l’inquiétude, le doute. Le manque d’informations, c’est ce qui ressort de tous les témoignages, et nous savons bien ou devrions savoir que là-bas comme ici, la transparence en matière de nucléaire est une fiction, à fortiori en cas de catastrophe. Tchernobyl nous avait donné une bonne leçon à ce sujet, mais apparemment elle n’a pas servi à grand-chose. Les parents pensent à leurs enfants, et se regroupent en associations actives pour échanger des informations et se faire entendre des autorités. Sumiko Sasa et son mari, ont une fillette de 3 ans et Sumiko est très impliquée dans l’ « Association pour la défense des enfants du quartier de Kita contre les radiations ». Ce sont de simples citoyens, comme on dit, et surtout des mères de famille, qui font ce qu’ils peuvent pour prévenir autant que possible les risques, pour en informer les autres, pour faire pression sur les conseils municipaux. Ils s’encouragent, se soutiennent et sont de plus en plus nombreux. Les enfants ont des problèmes avérés de santé : thyroïde, saignement de nez, sang dans les urines… Sans doute qu’une véritable conscience anti-nucléaire est en train de grandir au Japon, un pays où les habitants n’avaient pourtant pas été habitués à prendre position contre l’autorité quelle qu’elle soit, mais ce qui ressort de ce webdoc c’est qu’il s’agit surtout de mères de famille, les maris se sentent apparemment moins concernés, ce qui créé des conflits dans les couples. Les hommes sont donc plus conditionnés que les femmes, histoire d’éducation, pour accepter l’inacceptable ? Ce n’est pas le cas de tous en tous cas, je pense entre autre à Laurent Mabesoone*, un français qui vit à Nagano, même distance de la centrale que Tokyo, depuis 19 ans, marié à une japonaise, père d’une fillette de 3 ans, et qui a choisi de rester là-bas. Il publie régulièrement des "chroniques anti-nucléaires" sur le site Netoyens* et participe activement au mouvement anti-nucléaire du Ruban Jaune (Yellow ribbon against nuclear power) au Japon. Ces regroupements de citoyens, comme les mères de famille du quartier de Kita, vont peut-être réussir à se faire entendre à force de persévérance mais tout de même, on ne peut s’empêcher de penser que ce monde marche sur la tête. Heureusement qu’il y a des personnes courageuses et suffisamment concernés par les autres, même à l’autre bout du monde, pour prendre des initiatives et réaliser des projets tel que ce webdoc. Je pense notamment au réalisateur Alain de Halleux et les Récits de Fukushima, visibles ici http://fukushima.arte.tv/#!/4883.
Nous ne devons pas oublier, car l’horreur de Fukushima n’est pas derrière nous, elle est en cours.
Cathy Garcia
*Voir les vidéos de Cyprien Nozières :http://vimeo.com/cypriennozieres/videos
*Le site Netoyens : http://www.netoyens.info/index.php/
* On peut lire des haïkus japonais écrits après Fukushima dans les deux derniers numéros de la revue Nouveaux Délits : des extraits d’Après Fukushima, haïkus du Cercle Seegan, présenté par Seegan (Laurent) Mabesoone dans le n°41 et Fukushima Renaissance de Taro Aizu dans le n°42 http://larevuenouveauxdelits.hautetfort.com/
Écouter une entrevue avec Laurent Mabesoone : http://www.youtube.com/watch?v=trgdE5KQeSw
Quelques liens pour savoir ce qui se passe aujourd’hui à Fukushima :
http://www.scoop.it/t/fukushima-informations/
http://fukushima.over-blog.fr/
http://www.acro.eu.org/chronoFukushima.html
On peut aussi écouter le slam du groupe japonais Frying Dutchman qui, les 10 et 11 Mars 2012, ont organisé une grande parade anti-nucléaire "humanERROR" du nom de leur album et morceau éponyme sorti en Aout 2011 : http://www.dailymotion.com/video/xoccwe_frying-dutchman-humanerror_music
14:48 Publié dans CG - NOTES DE LECTURE, NUCLEAIRE | Lien permanent | Commentaires (0)
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