14/04/2015
Aux États-Unis, une pédagogie "slow-tech" pour former les leaders de demain
Sur la côte Ouest des États-Unis, la pédagogie Steiner-Waldorf, qui repose sur une pédagogie humaniste, séduit les cadres de la Silicon Valley. Pourquoi ces leaders de l’innovation technologique préfèrent-ils scolariser leurs enfants dans une école sans écrans ? Enquête.
Bien que située au cœur de la Silicon Valley, la Waldorf School of the Peninsula n’a rien d’une école "high-tech". Tables en bois, tableaux noirs, pelotes de laine ornent les salles de cours. Des lycéens plantent des arbres dans le jardin, la grande section de maternelle apprend à compter en faisant du trampoline, des collégiens polissent des spatules en bois fabriquées à la main. En revanche, pas un ordinateur en vue. Et pour cause : les écrans sont bannis de l’école jusqu’à la 4e. Il est également recommandé aux parents de limiter l’accès aux ordinateurs et à la télévision à la maison. Un comble, pour une école de la Silicon Valley. Parmi les parents d’élèves, beaucoup occupent d’ailleurs des postes importants dans les entreprises technologiques qui font le succès la région : eBay, Google, Apple, HP, pour n’en citer que quelques-unes.
La Waldorf School of the Peninsula n’est pas un cas isolé. Mise au point au début du XXe siècle par l’anthropologue autrichien Rudolf Steiner, la pédagogie Waldorf a inspiré un mouvement global d’écoles indépendantes. Depuis l’ouverture du premier établissement Waldorf en 1919 à Stuttgart, on compte désormais plus de 1.000 écoles dans le monde.
Le développement de l'enfant d'abord, la technique après
La méthode de Steiner repose sur une philosophie humaniste et une approche holistique de l’éducation, prenant en compte l'enfant dans sa globalité. L’objectif affiché : former des individus libres et responsables, bien dans leur corps comme dans leur tête.
Le cursus original des écoles Waldorf fait appel à l’ensemble des sens pour intéresser et éduquer. On y apprend la menuiserie et le tricot au même titre que les mathématiques et l’histoire. À tout âge, on pratique l’eurythmie, expression artistique héritée de la Grèce antique, où les paroles de chansons sont mimées par des mouvements.
Dès le plus jeune âge, les élèves sont mis au contact de la nature dans ses différents états. On joue avec de la boue, sculpte la terre glaise et fabrique du pain. Les jouets sont en bois, les paniers en osier et les cahiers en papier ; des matériaux naturels uniquement.
Une place particulière est accordée au récit. Les contes de fées stimulent l’imagination des petits, tandis que l’étude de biographies permet aux plus âgés d’explorer la multiplicité des parcours et des individualités qui ont fait l’Histoire.
Bref, la Waldorf School of the Peninsula est tout sauf austère. Le refus d’intégrer l’ordinateur dans les petites classes n’est pas un rejet du progrès technique, mais plutôt une volonté de ne pas précipiter les choses et de laisser les enfants "être des enfants".
Nous accordons de l’importance à la technologie, mais elle doit être introduite au bon moment (M.Laurent, enseignante)
"Nous n’introduisons les outils du Web que lorsqu’ils deviennent utiles, c’est-à-dire vers la 4e, précise Pierre Laurent, vice-président et trésorier de la Waldorf School of the Peninsula. Avant cet âge, nous faisons tout pour que les enfants bougent, fassent de grands mouvements, utilisent leurs mains."
La règle d’or de Waldorf : un temps pour tout. C’est le développement de l’enfant qui rythme le cursus scolaire, et non l’inverse. "Nous accordons de l’importance à la technologie, mais elle doit être introduite au bon moment", souligne Monica Laurent, enseignante au collège de la Waldorf School of the Peninsula.
La pédagogie et les méthodes mises en œuvre sont censées accompagner le jeune dans les différentes phases qu’il traverse, du jardin d’enfants au lycée.
Jusqu’à sa 7e année, il apprend par mimétisme, et entretient un rapport au monde concret et immédiat. L’activité physique et les expériences sensorielles de l’environnement sont privilégiées afin d’éveiller son imagination et son goût d’apprendre.
Entre 7 et 14 ans, l’expression artistique et les travaux manuels permettent à l’enfant d’explorer ses sentiments, d’exprimer sa créativité. Les élèves gardent la même classe et le même enseignant tout au long de ce cycle secondaire. Cela crée un environnement rassurant et solide à l’approche de la puberté.
Après 14 ans, l’adolescent, capable d’abstraction, développe son jugement et son esprit critique grâce à une étude plus académique.
"Dans ma classe, j’introduis l’ordinateur vers 12 ans, par exemple pour faire des recherches si elles peuvent compléter les ressources disponibles en bibliothèque, explique Monica Laurent. Mais toujours avec la supervision des parents. Au lycée, les étudiants les utilisent pour rendre des devoirs écrits, ou étudier des œuvres cinématographiques."
Développer l'esprit d'innovation des jeunes
Collaboration, communauté et créativité constituent le socle de la mentalité Waldorf. Des valeurs qui ne sont pas sans rappeler la philosophie open source ou les mouvements makers qui investissent, par exemple, les fab labs, utilisant les outils numériques pour fabriquer leurs propres produits. Les travaux manuels occupent une place importante dans la scolarité Waldorf.
Un des objectifs, insiste Pierre Laurent, est de "donner aux enfants une culture de la résilience" : être capable de fabriquer ses propres objets soi-même, de s'adapter à des situations imprévues avec astuce. C'est précisément ce qu'offre l'impression 3D, qui permet à chacun d'imprimer à la maison une pièce de rechange pour son horloge ou une tringle à rideaux dans une couleur indisponible en magasin. Mais Pierre Laurent est peu convaincu : "Nous avons effectivement réfléchi à introduire l'impression 3D. Mais, globalement, cela reste trop abstrait, et ne permet pas le même développement physique que la fabrication manuelle."
Seulement, dans cette pédagogie qui valorise l’apprentissage empirique et l’expérience sensorielle, l’ordinateur est tout simplement vu comme un intermédiaire souvent superflu. "On ne peut pas comprendre le monde à partir d’un ordinateur ; ce n’est qu’un outil qui ne pourra jamais remplacer l’enseignant. Nous faisons également en sorte que les enfants apprennent à partir de sources primaires. Pour enseigner la science, nous ne montrons pas aux élèves la vidéo d’une expérience. Ils réalisent l’expérience eux-mêmes", continue Pierre Laurent.
On ne peut pas comprendre le monde à partir d’un ordinateur ; ce n’est qu’un outil (P.Laurent, vice-président de l'école)
L’approche Waldorf, haute en couleur, ne manque pas d’attrait. Mais prépare-t-elle les jeunes au monde de demain ? Pour Pierre Laurent, cela ne fait aucun doute : "Les chefs d’entreprise savent bien que la réussite ne repose pas sur la maîtrise de compétences techniques, soutient-il. Les gens qui réussissent sont ceux capables d’avoir une pensée créative et critique, ceux qui savent collaborer et communiquer."
La maîtrise des outils technologiques, quant à elle, s’acquiert facilement d’après Monica Laurent, qui ne craint pas le décalage entre les élèves Waldorf et les autres. "Les outils et les interfaces sont conçus pour être intuitifs, considère-t-elle. Les élèves n’ont aucune difficulté à apprendre à se servir d’un iPad à 14 ans. Par ailleurs, qui sait à quoi ressembleront les outils de demain ? Ils n’auront peut-être rien à voir avec les ordinateurs tels qu’on les connaît aujourd’hui", analyse-t-elle.
De manière apparemment paradoxale, cette pédagogie n’est pas désavouée par des technophiles comme ceux de la French American International School de San Francisco. Dans cette école fortement portée sur l’innovation, tous les élèves sont équipés d’un iPad, qui a remplacé les livres encombrants et les classeurs à feuilles volantes. Les petits doivent laisser leurs gadgets à l’école, les plus grands sont libres de les emporter à la maison. "Nous avons initialement testé l’introduction des iPad dans les classes de 5e. Les résultats se sont avérés positifs et toute l’école les utilise désormais", rapporte Mireille Rabaté, proviseur adjoint des Affaires françaises et principale du collège de la French American International School.
Si elle joue un rôle actif dans l’implémentation des nouvelles technologies au sein de son établissement, Mireille Rabaté jette néanmoins un regard favorable sur une éducation sans écrans, sur le modèle Waldorf. "On peut former des gens de mille façons, même en faisant du tricot ! lance-t-elle. L’important aujourd’hui est d’arriver à développer les talents individuels et la créativité de chacun. Ce serait d’ailleurs une mauvaise idée de vouloir uniformiser l’éducation. La multiplicité des méthodologies est une grande richesse.
Pour les cadres surconnectés de la Silicon Valley, le choix de Waldorf reflète donc avant tout la volonté de redonner à la technologie une place plus modeste : "Lorsque nos étudiants commencent à utiliser les ordinateurs, ils ont déjà tellement de centres d’intérêt que l’ordinateur ne devient qu’une activité parmi d’autres, constate avec satisfaction Monica Laurent. En somme, nous préparons surtout les enfants à une vie heureuse!"
• Dans le monde : 250.000 élèves inscrits dans 1.000 écoles et plus de 2.000 jardins d'enfants.
• En France : 2.500 élèves dans 22 écoles et jardins d'enfants.
• Frais de scolarité : ils diffèrent d'une école à l'autre. Concernant la Waldorf School of the Peninsula évoquée dans cet article, ils se montent à environ 14.000€ par an de la maternelle au collège, et environ 19.000€ par an pour le lycée.
12:34 Publié dans ALTERNATIVES | Lien permanent | Commentaires (0)
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