31/07/2015
Mauvaise Grèce
Source : http://linsatiable.org/spip.php?article1169
(de notre envoyé spécial à Berlin)
28 juillet 2015, par
« Europe ou Nation ? » C’est le choix qui semble nous être posé de manière un peu plus aigüe chaque jour, assorti d’épithètes adaptés à l’opinion qu’on s’en fait. « Europe de la finance », « égoïsmes nationaux », c’est selon. Cette dichotomie devient plus floue dès lors qu’on vit dans un pays d’Europe qui n’est pas son pays de naissance. Peu importe au fond que cette émigration soit choisie ou subie, la question n’est en tous cas plus posée dans les mêmes termes.
Quelqu’un a inventé ce jeu / Terrible, cruel, captivant
La faiblesse des tout-puissants / Comme un légo avec du sang
La force décuplée des perdants / Comme un légo avec des dents
(Gérard Manset, Comme un légo)
Pour l’auteur de ces lignes, qui vit une « émigration choisie », cela soulève en ces temps troublés de multiples questions, dont celle-ci : à quelle condition (au-delà de l’acquisition de la nationalité) devient-on pleinement, intimement, citoyen d’un pays qu’on a choisi ? Il me semble aujourd’hui que ça tient à la capacité à critiquer son pays d’accueil, à dépasser le caractère affectif éventuellement lié à ce choix.
Critiquer, non de l’extérieur, du haut de l’extériorité de sa terre natale : critiquer de l’intérieur. La différence est importante, parce qu’alors on souffre soi-même de la critique qu’on formule au lieu d’en jouir. C’est vrai pour mes amis qui se sont expatriés en Grèce et doivent aujourd’hui formuler la critique d’un gouvernement qui a porté les espoirs les plus fous. C’est vrai aussi pour moi, qui ai choisi ce qui constitue, à mon corps défendant et à mon grand dam, l’envahisseur. Et même si l’on a coutume de dire que Berlin n’est pas l’Allemagne, je suis peut-être devenu, en ce 13 juillet, pleinement allemand, à travers la honte ressentie en lisant les nouvelles. On parlait d’un « accord » : j’ai beau être habitué à ce hiatus médiatico-politique désormais courant entre le sens classique des mots et l’utilisation qu’on en fait, mais tout de même. Entendre parler d’accord quand il s’agit de reprendre la politique d’austérité interrompue par l’arrivée de Syriza, m’a fait le même effet que si on m’avait parlé d’un modus vivendi entre un assassin et sa victime. J’ai pris sur moi cette honte de voir le pays que j’ai choisi être le maître d’œuvre d’une politique de destruction à l’échelle d’un continent ; la honte que m’inspire trop souvent mon pays natal m’a paru cette fois n’être qu’un écho lointain, sans importance réelle [1]. Cette honte, je l’ai partagée avec de nombreux amis allemands, révoltés eux aussi.
Bien sûr, à défaut de voir le combat de David contre Goliath se solder par la victoire du premier, on peut se réjouir que les masques soient tombés et qu’on puisse enfin appeler les choses par leur nom. Les assassins agissent maintenant à visage découvert, ce qui n’est pas confortable quand on a pris l’habitude d’habiller ses crimes d’un idéal européen permettant d’exiger l’assentiment des peuples sans autre explication [2]. Au vu des souffrances et injustices infligées, on pourrait considérer comme un détail le fait que les choses soient nommées : mais en considérant ce qui pourrait advenir dans les prochains mois, ça peut être un point fondamental.
Comme un légo mais sans mémoire
Parce que le projet de « sauvetage » de la Grèce - qui évoque d’emblée une curée étrangère sur les biens d’un pays -, est modélisé sur un précédent qu’on peut, avec le recul, considérer comme très fâcheux : celui de la Treuhand allemande. En effet, le projet secret Eureca [3], ne cache pas ses sources d’inspiration, ce qui prouve une fois de plus que dans le monde des puissant, on peut (doit ?) agir sans la moindre once d’autocritique et de perspective historique. Il semblerait même que la mémoire y soit considérée comme un défaut. Ce qui a manqué à l’époque de la Treuhand, c’est justement cette possibilité de nommer les choses, submergés que nous étions par la force du symbole de la chute, dont les effets psychotropes perdurent jusqu’à nos jours.
Si je me refuse à céder aux fantasmes de la germanophobie (l’éternelle référence au nazisme, l’envie génétique de dominer et j’en passe), je n’en suis pas moins forcé de reconnaître la place que prend le gouvernement allemand [4] dans la gestion des affaires européennes. La question de savoir si cette domination révèle plus une volonté néo-impériale de l’Allemagne que l’extrême-faiblesse (lâcheté ?) des autres partenaires est une question cruciale et complexe qui ne sera pas traitée ici. En revanche, la conscience du poids objectif de la position de l’Allemagne m’avait fait croire possible, il y a un moment déjà, de comprendre la position du gouvernement Merkel dans la gestion du dossier grec à travers le processus de réunification allemande. Ce qui n’était il y a quelques mois qu’une intuition est devenu, avec la révélation de l’existence de ce projet de « Treuhand à la grecque », une certitude ; que ce projet ait eu comme nom de code secret « Eureca » laisse rêveur (ou furieux, c’est selon). Je n’ai pas la prétention de décrire en détail les mécanismes complexes et tordus de la Treuhandanstalt [5] qui a présidé à la privatisation des biens de l’ex-Allemagne de l’Est… Mais j’essaierai d’en dire assez pour éclairer le lien systémique et surtout idéologique entre ce processus qui a acté « économiquement » la réunification politique de l’Allemagne et ce qui pourrait se passer en Grèce. Et l’on verra, puisqu’on a souvent parlé de « miracle allemand », que les « miracles » ont (presque) toujours une explication rationnelle. Et un prix.
La faiblesse des tout-puissants
Deux précisions sémantiques s’imposent d’abord. On parle souvent de « réunification » allemande (je l’ai fait à dessein). Ce terme, en réalité inexact, n’est quasiment pas employé en Allemagne [6]. Au-delà du résultat effectif (deux pays qui n’en forment qu’un à la fin du processus), une réunification aurait supposé, sur un principe de symétrie, une nouvelle constitution et une remise à plat du fonctionnement des institutions des deux pays ; un « accord », dirons-nous. Or dans les faits, la R.D.A. a adhéré à la loi fondamentale de la R.F.A. Et ça change tout. Car ça signifie que tout ce qui serait décidé par la suite concernant l’ancienne Allemagne de l’Est se ferait selon les critères de l’Ouest. Le processus qui donne naissance à la Treuhand est à ce titre révélatrice : le parlement est-allemand, quatre mois avant sa disparition, décide de la création de cette agence de droit ouest-allemand (donc de droit étranger au moment du vote). Ce point est tout sauf un détail : il acte dès le départ la priorité de l’économie sur le droit constitutionnel et consacre la défaite du peuple des deux Allemagnes. Or, que fait l’UE aujourd’hui, lorsqu’elle exige du parlement grec qu’il « vote » (ratifie en fait) les points de l’accord, en méprisant dans le même temps toutes les propositions et décisions contraires émanant du même parlement ?
En s’attardant un instant sur le terme de « Treuhand », on notera que si la traduction du dictionnaire est « agence fiduciaire », les deux parties de ce mot laissent rêveur. « Hand » a le double sens de « main » et « d’entreprise publique » (la main de l’État, donc) ; « Treu » signifie « Fidèle ». Intéressant, n’est-ce pas ? Toute la question est de savoir à qui on jure fidélité.
Dans le cas de l’Allemagne, on commence à avoir une idée.
Quelle est la mission exacte de cette Treuhand et de ses filiales [7] ? L’idée semble de bon sens (les pires forfaitures s’habillent toujours de bon sens et de morale) : vu l’état du tissu économique de la R.D.A., l’économie planifiée ne permettant pas la levée de capitaux pour moderniser l’appareil productif, on décide de « privatiser » les biens en question afin à la fois de financer la réunification et d’aligner l’Est sur l’Ouest en terme de valorisation et de compétitivité. On parle, comme pour la Grèce, d’éviter que les actifs ne soient bradés. Un détail condamne par avance l’entreprise : tout comme la Troïka, le fonctionnement de la Treuhand échappe au contrôle de l’État, ce qui est un peu regrettable quand il s’agit de négocier avec des intérêts privés, qui n’ont pas vocation à rechercher l’intérêt général. Comme l’a dit Werner Schulz [8], la mission de départ, faire passer la R.D.A. d’un système d’économie planifiée à l’économie de marché, s’est transformée en processus de désindustrialisation massive. Entre autres parce que l’industrie est-allemande, dotée d’une main d’œuvre qualifiée et de savoir-faire dans de nombreux domaines, représentait une concurrence réelle pour des entreprises de l’Ouest [9]. La logique, si l’on s’en tient aux objectifs énoncés, aurait été d’investir pour soutenir la modernisation de ces industries. Le contraire s’est produit : on a rendu ces structures non-rentables pour pouvoir les racheter à bas prix et, pour la plupart d’entre elles, les faire disparaître. Comment réussit-on un tel tour de passe-passe ? L’outil-maître a été (tiens, tiens…) la monnaie. L’alignement du DDR-Mark sur le Deutsch Mark ouest-allemand (alors que la valeur réelle était plutôt de 1 contre 6) a ruiné mécaniquement, d’un seul coup, la compétitivité des entreprises est-allemandes, en provoquant un renchérissement de près de 400%. Ce que le gouvernement Ouest-allemand a organisé avec l’aide de la Treuhand, c’est l’insolvabilité des entreprises est-allemandes… [10].
On arguera qu’en échange, la R.F.A. a évité l’écroulement de la R.D.A. Et que ça a couté très cher. Le coût de la réunification est d’ailleurs un argument souvent avancé pour tout justifier, et exiger en sus que les tondus disent merci : toute ressemblance avec la situation grecque… Cela dit, ce coût est réel si l’on regarde le déficit final de la Treuhand, qui était d’environ 250 milliards de Deutsche Marks (125 mds d’Euros). Mais le patrimoine de départ étant estimé à 600 Milliards de Marks, on peut légitimement se demander où est passé l’argent. En fait on le sait : 85% des entreprises (celles qui existent encore) et des biens immobiliers sont dans les mains des allemands de l’Ouest. Et peu importe l’ampleur de la criminalité financière liée à ces privatisations, aboutissant in fine à la dissolution de la Treuhand, seul le résultat compte : sur les 180 personnes poursuivies pour… 6 ont été condamnées (puis relaxées pour la plupart) ! La traduction dans les faits de cette politique « généreuse » de l’Ouest vers l’Est, c’est l’enrichissement de quelques-uns, majoritairement « étrangers » (de l’Ouest) aux dépends des 16 millions d’Allemands de l’Est.
Quand on regarde la situation économique, sociale et politique des « nouveaux Länder », on mesure la « réussite » de l’entreprise : le chômage y est presque partout endémique, et les mouvements néo-nazis [11] (venus de l’Ouest il faut le préciser) y prospèrent ; le récent mouvement Pegida [12] est là pour en témoigner. Le mépris de l’Ouest pour ces populations est réel, les régions les plus riches estimant avec un égoïsme amnésique qu’il est anormal de continuer à payer pour l’Est. C’est d’ailleurs pour cela que le FDP (libéraux) et la CDU (droite) dans une moindre mesure plaident régulièrement pour la remise à plat du Finanzausgleich (mécanisme de péréquation financière entre les régions).
Cet aveuglement idéologique au service d’une politique d’annexion économique, ces clichés culturalistes vis-à-vis de ces allemands de seconde zone, rappellent fortement la position de l’Allemagne et de l’Eurogroupe vis-à-vis de la Grèce. Cependant, comme le rappelait Gregor Gysi [13] à Angela Merkel et Wolfgang Schaüble dans une intervention récente au Bundestag il y a une différence de taille : à la différence de l’ex-R.D.A., la Grèce ne fait pas partie de l’Allemagne. Et quand il rappelle qu’il avait pronostiqué la montée en puissance des extrême-droites du fait de la peur de la pauvreté, c’est pour dire que c’est arrivé en Europe du Sud, en France et… en Allemagne !
La force décuplée des perdants
Quelles leçons tirer de ce précédent germano-germanique ? Peut-être en premier lieu relativiser l’idée du fantasme d’empire prêté aux « allemands », ou au moins la circonscrire à ceux qui tiennent l’économie de ce pays. Le peuple, quand bien même il soutiendrait (les sondages le prétendent) la position psycho-rigide de Wolfgang Schaüble, est la principale victime de cette politique, et pas seulement à l’Est. La preuve en est que la « réunification sociale » entre Est et Ouest s’est faite par le bas, avec l’introduction des lois Hartz par un gouvernement… social-démocrate ! Il semble clair au regard de l’histoire de la réunification allemande, que l’argent ne connaît aucune frontière, ni extérieure, ni intérieure. Il est important d’identifier la seule vraie frontière, celle qui est dressée entre la finance et les peuples. C’est sûrement ce qui donne à Wolfgang Schaüble, ministre de l’Intérieur du gouvernement Kohl au moment de la réunification, tant d’inspiration pour exporter le « modèle allemand » à l’étranger.
C’est pourquoi il est contre-productif, fût-ce sous l’effet de la colère, de répondre aux clichés essentialistes et culturalistes sur les Grecs par d’autres clichés : la réalité suffit à pointer du doigt l’iniquité de l’Eurogroupe, ainsi que l’ampleur des conflits d’intérêts.
À ce titre, il est intéressant, à un niveau presque psychanalytique, de noter que les principaux dirigeants européens énoncent, parlant des grecs, le péché par lequel ils ont eux-même fauté : Schaüble, l’homme des caisses noires de la CDU, parlant de mettre fin à la corruption ; Verhofstadt, l’homme qui double son salaire de député en émargeant aux conseils d’administration d’entreprises actives dans le lobbying européen, prétendant vouloir mettre fin au clientélisme ; et Juncker, inimitable, tançant les grecs sur la fiscalité. On rêve.
Je repense à cette affaire de « concurrence libre et non-faussée », terme inscrit dans le fonctionnement de l’Europe, qui pose problème dans son énoncé même : en apprenant que deux entreprises, Vinci (France) et Fraport (Allemagne), se disputent avant même qu’ils ne soient en vente les aéroports grecs les plus rentables pour un prix ridicule, j’ai compris ce que voulaient dire les technocrates qui ont accouché de ce concept. On voit bien qu’il ne s’agit pas de protéger l’exercice libre d’une activité, mais au contraire de garantir aux prédateurs que leurs démarches ne seront entravées ni par le droit ni par les gouvernements et encore moins par les peuples. On comprend mieux aussi l’apostrophe hystérique de Verhofstadt admonestant Tsipras en l’enjoignant de privatiser « même si c’est dur pour un gauchiste ». On comprend mieux enfin en quoi la Treuhand a pu constituer un exemple pour l’Europe [14]. Et on voit sous un autre angle la politique d’élargissement de l’UE.
Peut-on encore dans ces conditions croire à l’Europe ? Si l’on met de côté la monnaie et les institutions actuelles, donc (hélas) toute la matérialité actuelle de l’UE, que reste-t-il ? Croire encore à l’idée de l’Europe contre les nationalismes (quand l’UE actuelle renforce de fait ces nationalismes) suppose de faire table rase. Tout reste à inventer. À ce titre, soutenir la Grèce dans sa lutte contre les Thugs de l’Eurogroupe n’est pas seulement un acte de fraternité : c’est le destin de l’Europe des peuples qui se joue là.
Pierre-Jérôme Adjedj
[1] Peut-être parce que le trop grand cas fait par les commentateurs à « l’intervention » de François Hollande ne m’a arraché qu’un triste haussement d’épaule.
[2] Même la tromperie sur le traité de 2005 n’a pas eu autant de conséquence, parce que ses dommages, pourtant bien réels, restaient abstraits en frappant à la fois tout le monde et personne. Ici, le supplicié a une taille reconnaissable, l’échelle d’un peuple, et se divise en visages, en voix. On sait depuis l’extermination nazie que c’est ce qui passe le moins bien.
[3] Conçu par le cabinet allemand Roland Berger Strategy…
[4] la position dominante de l’Allemagne dessine d’ailleurs en creux l’immense lâcheté de la France et de son Président, dont la posture pseudo-conciliante peine à dissimuler les grossiers appétits économiques en jeu. Hollande / Merkel, une énième version du good cop / bad cop ? ça se décline pour l’Allemagne de façon gigogne, puisque sur le plan intérieur, Schaüble et Merkel font le même numéro.
[5] la commission d’enquête, les procédures judiciaires et plusieurs documentaires n’ont pas permis de circonscrire complètement ce scandale politico-financier.
[6] On parle le plus souvent de « Wende », c’est-à-dire « Tournant ». C’est plus juste au regard de la réalité que « Wiedervereinigung » (réunification) ou « Einheit » (Unité).
[7] TLG, celle chargée de l’immobilier a été revendue en 2012 par l’État allemand à un investisseur américain pour 1,1 mds d’Euros. À propos de TLG, cf. Article sur Teepee Land dans Cassandre/Horschamp N°101.
[8] Député européen Allemand (Verts), ancien membre de la commission d’enquête sur la Treuhand.
[9] voir pour une illustration, voir l’extrait de ce documentaire en deux parties (en allemand) : https://youtu.be/1YmxTojrls0?t=4m12s
[10] On parle là de 11 000 entreprises, pour ne parler que de l’appareil productif : on laisse de côté l’immobilier et le foncier, qui est un réservoir sans fond de scandales potentiels. Aujourd’hui, même ceux qui ont enquêté sur la Treuhand sont impuissants à mesurer l’ampleur de la spoliation.
[11] le Nationaldemokratische Partei Deutschlands (NPD) principalement, fondé en 1964, et qui a eu pour la première fois des représentants en Hesse et… en Bavière !
[12] Mouvement contre « l’islamisation de l’Occident » :https://fr.wikipedia.org/wiki/PEGIDA
[13] Chef du groupe parlementaire de die Linke
[14] à défaut d’un laboratoire parce que je ne pense pas que ça ait été pensé comme tel en amont.
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13:37 Publié dans LE MONDE EN 2015 | Lien permanent | Commentaires (0)
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