17/08/2015
Les veines ouvertes de l’Amérique latine, Eduardo Galeano
Il y a des auteurs qu’on ne découvre que lorsqu’ils disparaissent. Ce fut malheureusement mon cas pour l’uruguayen Eduardo Galeano, que je n’ai connu que cette année. Pour d’autres, c’était déjà un auteur incontournable pour comprendre l’Amérique latine, notamment à travers l’ouvrage qui l’a fait connaître : Les veines ouvertes de l’Amérique latine (Las veinas abiertas de América latina). Près d’un demi-siècle après sa parution, ce brillant essai, qui relate le traitement de l’Amérique latine depuis Christophe Colomb jusqu’à nos jours, est malheureusement très ancré dans la réalité actuelle ; permet de comprendre les problèmes contemporains et persistants du nouveau continent, et nous interroge sur les fondements du mode de vie confortable dans lequel nous baignons en Europe et en Occident.
La conquête de l’Amérique par les Espagnols et Hernán Cortés a été très sanglante, on le sait. Et a été facilitée par une certaine passivité des Indiens. Au Pérou cependant, un dénommé Túpac Amaru, descendant direct des empereurs Incas, décréta la liberté des esclaves, et initia un mouvement de résistance, puis de révolution. Lui et ses guérilleros vaincus, il sera humilié et torturé en public à Cuzco, avec sa femme et ses enfants, puis décapité. Sa tête et ses quatre membres seront envoyés dans cinq lieux différents.
La dignité indienne éliminée, le pillage de l’or et de l’argent peut être sans limites. Galeano raconte avec éloquence cette période guidée par la soif d’or et d’argent des conquérants, parfois à la limite de la folie. Les descriptions des conditions de travail des mines sont assez écœurantes. Les exemples de cruauté infligée aux esclaves ne manquent pas. Et on apprend aussi que la Bolivie, aujourd’hui un pays très pauvre, fut un des pays les plus riches au monde en matière de ressources, qui a largement contribué au développement des grandes puissances, ceci au prix de la vie de huit millions d’Indiens. Mais sur tout le continent, c’est bien plus d’Indiens qui disparaîtront suite à la conquête de Cortés : « Les Indiens de l’Amérique totalisaient pas moins de soixante-dix millions de personnes lorsque les conquistadors firent leur apparition. Un siècle et demi plus tard, ils n’étaient plus que trois millions et demi », nous dit l’auteur.
Après l’or et l’argent, le sucre. Le sucre, qu’on accuse aujourd’hui de tous les maux, le sucre, dont l’abus rend obèses nos enfants. Christophe Colomb le découvrit aux Îles Canaries avant de le planter en République Dominicaine, et plus tard à Cuba. Dès lors, le sucre rejoindra l’or et l’argent comme un des moteurs principaux de la conquête du continent. Et encore au XXème siècle, le sucre sera un enjeu essentiel de la suite de la conquête, cette fois en faveur des Etats-Unis. En 1965, ils n’hésitent pas à envoyer 40.000 marines en République Dominicaine pour rétablir l’ordre suite à une insurrection contre la dictature militaire. Ces mêmes marines étant « disposés à rester indéfiniment dans le pays en raison de la confusion régnante ». Jusqu’à la révolution cubaine, les relations entre les Etats-Unis et Cuba seront solidement guidées par la main mise des Etats-Unis sur le sucre cubain. Quant à Porto Rico, autre pays sucré, qui aujourd’hui ne parvient plus à payer sa dette, on apprend qu’il fut l’état des Etats-Unis avec le record de soldats ayant combattu au Viêt-Nam. Eduardo Galeano s’attarde également sur les enjeux liés au café, au chocolat, aux légumes, au pétrole.
Dans Les Veines ouvertes de l’Amérique latine, la politique étrangère des Etats-Unis n’est pas montrée sous un jour favorable, c’est le moins qu’on puisse dire. Dans la mesure où Eduardo Galeano cite constamment ses sources, ça en devient déprimant. Ni même le grand démocrate Abraham Lincoln, abolisseur de l’esclavage n’échappa pas au rêve d’annexer toute l’Amérique latine, « destin manifeste » de la grande puissance sur ses pendants naturels. Au début du XXème siècle, Théodore Roosevelt, président des Etats-Unis et prix Nobel de la paix, réalisera une partie de ce rêve en amputant une partie de la Colombie, le canal de Panama : « J’ai pris le canal », dira-t-il fièrement. Il ressort de cette lecture, pour faire court, mais sans trop caricaturer, que les Etats-Unis veulent être partout en Amérique du Sud, et que tout ce qui ne va pas dans leur intérêt mérite une intervention de leur part. Ainsi, on comprend pourquoi ils soutiennent tous les régimes autoritaires qui leur fournissent de la main d’œuvre à bas prix, et n’hésitent pas à déloger eux-mêmes les éléments qui les gênent. Au Mexique, durant les dix ans de guerre entre Emiliano Zapata et le dictateur Porfirio Diaz, ils n’hésiteront pas à bombarder les Zapatistes et a leur envoyer les Marines. Durant vingt ans, ils occuperont Haïti, y introduiront le travail forcé, et tueront 1500 ouvriers en une seule opération de répression. Les exemples de ce type ne manquant pas dans l’ouvrage, sans avoir d’a priori sur la politique étrangère des Etats-Unis dans ce continent, il n’est pas difficile de s’en sentir mal à l’aise.
L’essai permet aussi de mieux cerner les problèmes de l’Amérique latine d’aujourd’hui, et de mieux appréhender les forces politiques qui y émergent. Juan Perón, populiste de droite en Argentine, a le mérite d’avoir nationalisé les entreprises de son pays. Le Venezuela des années 70, bien avant Chavez puis ses problèmes de violence actuels, était déjà un des pays les plus violents au monde, dont l’économie reposait uniquement sur le pétrole, ceci au bénéfice d’une petite minorité pour soixante-dix pour cent de laissés pour compte et une moitié d’enfants et adolescents non scolarisés. Quant à Cuba, en 1960, l’ex-ambassadeur nord-américain déclarera que « jusqu’à l’arrivée de Castro au pouvoir, les Etats-Unis avaient une telle influence sur Cuba que l’ambassadeur nord-américain était le second personnage du pays, parfois même plus important que le président cubain ».
S’il laisse un peu trop de côté les responsabilités locales (des gouvernements) pour se focaliser uniquement sur les intérêts extérieurs, l’auteur se penche sur la place des Indigènes dans les sociétés d’Amérique du sud actuelle. Le peu qui en ressort est assez effarant et mériterait d’être plus largement traité. On apprend qu’une enquête des années 60 révélait que si les Paraguayens ne cessent de rendre hommage à l’esprit guarani, et pis, ont quasiment tous du sang indien, huit Paraguayens sur dix considéraient que « les Indiens sont comme des animaux ». Et selon l’auteur, d’une manière générale « les Indigènes sont incorporés au système de production actuel et à l’économie de marché, bien que ce ne soit pas de forme directe. Ils participent, comme victimes, à un ordre économique et social où ils jouent le rôle difficile des plus exploités parmi les exploités ».
Quatre ans de recherche ont permis à l’auteur de dresser cet inventaire sans précédent des intérêts extérieurs en Amérique latine. Une part d’Histoire méconnue chez nous, et encore trop cachée là-bas, qui laisse difficilement insensible, et fait souvent froid dans le dos. Aucune grande puissance n’est réellement épargnée (ni la France, ni l’Angleterre, ni les Pays-Bas), mais la politique extérieure qui a les conséquences les plus dramatiques vient des Etats-Unis, qui prennent le relais des Espagnols après la chute de l’empire espagnol. Cet ouvrage politique et économique pour le grand public, vulgarisé, qui pourrait presque s’appeler « La politique économique en Amérique latine pour les nuls » cite constamment ses sources, ne verse jamais dans l’anti-américanisme primaire, et encore moins dans les sordides théories complotistes qui viennent parasiter l’extrême-gauche de nos jours. On sort probablement déconcerté, déprimé par cet essai, et on en sort certainement grandi, car plus instruit. Plus curieux également, car il y a des épisodes dont on aimerait savoir plus. Trois cents pages de livre ne sont malheureusement pas suffisantes pour relater six siècles d’histoire d’un continent.
A l’heure actuelle, la main mise des intérêts extérieurs en Amérique latine n’a pas flanché. Au Mexique, avec l’accord du gouvernement mexicain, les Etats-Unis ont déjà acheté une partie de la compagnie pétrolière Pemex et continuent de construire à Cancún des hôtels où on paye en dollars, et dont l’argent va principalement aux Etats Unis. Quant à Coca-Cola, qui possède de l’eau en bouteille, il n’a aucun intérêt à ce que l’eau des éviers mexicains soit potable.
Karl Marx a dit, comme chacun sait « la religion est l’opium du peuple ». Pour l’Amérique latine, cette partie du monde qui baigne dans le Catholicisme, Eduardo Galeano conclut son ouvrage ainsi : « Il y en a qui croient que le destin repose sur les genoux des dieux, mais la vérité c’est qu’il relève, comme un défi incandescent, de la conscience des hommes ». Un appel à la connaissance et à l’action donc. Espérons qu’il puisse être entendu.
par Alexis Brunet sur http://www.lacauselitteraire.fr/
14:50 Publié dans LATINA AMERICA, LIVRES A LIRE ET A RELIRE | Lien permanent | Commentaires (0)
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