29/11/2015
Rappel : Naomi Klein : «Il faut être fou pour croire aux conférences climat»
Par Christian Losson , Isabelle Hanne et Coralie Schaub — 8 avril 2015 à 19:46
La journaliste canadienne Naomi Klein sort un nouveau livre où elle appelle à un sursaut citoyen pour combattre le réchauffement en bâtissant une société plus juste.
De passage à Paris pour la sortie de son dernier livre, Tout peut changer (1), l’altermondialiste canadienne Naomi Klein enchaîne conférences et entretiens pour appeler à la convergence des mouvements anti-austérité avec ceux pour la défense du climat.
Quand avez-vous pris conscience de l’ampleur de la crise climatique ?
Je n’ai jamais nié le changement climatique. Mais je ne l’ai vraiment regardé en face qu’à partir de 2009, après avoir rencontré Angélica Navarro, une ambassadrice bolivienne. Elle comparait la question de la dette climatique [des pays du Nord, qui ont une responsabilité historique vis-à-vis de ceux du Sud, ndlr] aux réparations pour l’esclavage. Mais ce livre découle aussi du précédent, la Stratégie du choc, dans lequel je parlais de l’ouragan Katrina qui a ravagé La Nouvelle-Orléans en 2005. Katrina était un aperçu du futur que nous sommes en train de créer. De plus en plus de désastres, auxquels nous répondons avec de plus en plus de brutalité, d’inégalités, de militarisation. Cette frénésie de privatisations - des écoles ou de la police -, ces mercenaires qui sillonnaient les rues… C’était de la science-fiction.
Croyez-vous encore aux négociations de l’ONU pour répondre au défi climatique ?
Il faut être fou pour croire au processus onusien : depuis vingt-cinq ans qu’on essaye de réduire les émissions mondiales de gaz à effet de serre, celles-ci ont grimpé de 60% ! Je ne dis pas que c’est un processus inutile, ni qu’il faut l’abandonner. Mais y croire aveuglément et le laisser suivre son cours, seul, serait pure folie. Car le bilan, jusqu’ici, est consternant. Sans une pression immense, cela ne va pas s’améliorer. Le niveau de réduction d’émissions que les gouvernements mettent sur la table en vue de la conférence de Paris est totalement insuffisant pour maintenir la hausse des températures mondiales en dessous de 2°C par rapport à l’ère préindustrielle.
Vous n’attendez pas grand-chose, donc, de cette conférence de Paris ?
Je n’attends certainement pas un miracle. En 2009, la grosse erreur a été d’avoir des attentes disproportionnées. Cela a causé une vraie gueule de bois après l’échec du sommet. Un psychanalyste britannique a même parlé de «syndrome de Copenhague» pour décrire la profonde dépression dont a souffert toute une génération de militants convaincus que c’était leur dernière chance de sauver le monde. A Copenhague, ils étaient bien trop dans la supplication, sur l’air de «Obama, Merkel, sauvez-nous !» Il n’y aura pas de ça à Paris, et c’est une bonne chose.
Par contre, il y aura des actions de désobéissance civile, créatives et pacifiques, qui pourraient perturber ce processus inefficace. Les COP sont de plus en plus infiltrées par les entreprises. A Copenhague, je pensais naïvement qu’il y aurait des réunions sur la façon de parvenir à 100% d’énergies renouvelables, par exemple. Mais je n’ai eu droit qu’à un jargon incompréhensible. Et des sessions organisées par Exxon ou Shell, comme si c’était normal. Quand l’Organisation mondiale de la santé débattait de la régulation du tabac, l’industrie n’a pas eu le droit d’y mettre les pieds, car il y avait conflit d’intérêts. Pourquoi on ne le comprend pas dans ce cas-ci ?
Les citoyens doivent-ils se soulever ? Vous dites dans Tout peut changer que cette crise peut devenir une «occasion historique», un «catalyseur» pour bâtir une société meilleure.
Dans les huit prochains mois, on va énormément parler du changement climatique. Ça, c’est une opportunité. Les gens diront : «Ah oui, cette chose dont on a arrêté de parler après l’effondrement des banques ?» Je crois en la convergence des forces. Avec, d’un côté, une nouvelle vague d’activisme sur le climat, notamment autour du désinvestissement des énergies fossiles - regardez l’énorme campagne du Guardian, [qui a lancé une pétition en ce sens, ndlr] ! Et, de l’autre, les forces anti-austérité qui connaissent un nouvel élan, comme Syriza en Grèce ou Podemos en Espagne. Mon espoir, c’est que ces mouvements se rassemblent et indiquent un chemin pour sortir de la crise économique qui soit aussi une réponse au changement climatique. Comment créer des millions d’emplois, démocratiser l’accès à l’énergie et aux transports publics, repenser la ville, le travail ? Comment bâtir une économie plus juste en tenant compte des limites de la planète ?
Pour l’instant, ces luttes ne convergent pas…
En France, vous avez des groupes, comme Attac, qui font depuis longtemps le lien entre la logique de l’austérité et l’urgence de la crise climatique. Mais c’est vrai qu’en général, ce lien est oublié. Pablo Iglesias, le leader de Podemos, que je respecte pourtant beaucoup, a par exemple dit que les gens se soucient plus de pouvoir mettre à manger sur la table que du changement climatique. Comme si c’était dissocié ! La tâche du mouvement pour la justice climatique est d’expliquer que le climat est lié à ces sujets du quotidien. Sinon, on n’y arrivera jamais. Car en face, un petit groupe d’intérêts - les entreprises des énergies fossiles et leurs investisseurs - est immensément motivé pour bloquer tout type d’action, parce qu’il a des milliards de dollars à perdre si nous laissons le carbone dans le sol. Très exactement 27 000 milliards de dollars, plus de dix fois le PIB du Royaume-Uni, selon une recherche du groupe londonien Carbon Tracker Initiative menée en 2011.
Le secteur privé n’a aucun rôle à jouer dans la lutte contre le changement climatique ?
Bien sûr que si. Je ne dis pas qu’aucune entreprise ne peut aider, c’est une interprétation erronée de ma thèse. Je pense aussi que les incitations de marché peuvent jouer un rôle, par exemple pour encourager une transition vers les énergies renouvelables. Je crois en l’instauration d’une taxe carbone, à condition que cela soit progressif. Mais cela ne suffira pas. Le climatologue Kevin Anderson dit qu’aller moins vite sur la mauvaise route, ce n’est pas du tout pareil que prendre la bonne route. Ma critique est structurelle : le système actuel encourage la croissance économique à court terme, qui est incompatible avec les limites de la planète. Comment concilier une baisse de 8 à 10% par an des émissions de gaz à effet de serre dans les pays développés [nécessaire pour espérer respecter l’objectif des 2°C, ndlr] avec un tel système ? Aucun économiste ne vous dira que c’est possible.
Des ONG craignent une récupération par les multinationales, via des «fausses solutions», comme l’agriculture climato-intelligente…
Il y aura beaucoup de cela pendant la COP de Paris. C’est pourquoi il est crucial d’expliquer très clairement quelles sont les solutions justes, équitables. Lors du sommet de New York, en septembre, je me suis rendue au forum du secteur privé. L’ONU était si fière de la présence de tant de PDG. Il y avait une sorte de «Téléthon pour la Terre», les patrons avaient une minute pour dire ce qu’ils font pour sauver le monde. Y compris celui d’une compagnie pétrolière saoudienne ! En France, où vous avez de si puissants groupes dans l’eau, l’agrobusiness ou le nucléaire, vous aurez droit à un festival de fausses solutions.
Avez-vous été surprise par le succès de la marche mondiale pour le climat, qui a réuni 400 000 personnes lors du sommet de New York, en septembre ?
Je suis membre de l’ONG 350.org qui a coorganisé cette marche, et nous avons été soufflés ! Les manifestants venaient de tous horizons, y compris socialement. Mais j’espère que la prochaine fois, les ONG mettront en avant les gens déjà directement affectés par le changement climatique.
Que pensez-vous de l’ampleur du mouvement de désinvestissement des énergies fossiles ?
C’est incroyable. C’est aussi un mouvement initié par 350.org, à partir d’une conversation que j’ai eue avec l’auteur et militant Bill McKibben au sujet de la recherche pionnière du Carbon Tracker Initiative, dont je vous ai déjà parlé. Elle avertissait les investisseurs que la prochaine bulle, après celle des subprimes, sera celle du carbone. Car si l’on mettait en œuvre les mesures nécessaires au respect de l’objectif des 2°C, environ 80% des réserves revendiquées par les acteurs du charbon, du gaz et du pétrole dans le monde devraient être laissées sous terre. On ne peut pas brûler tout ce carbone. Le problème, c’est que les entreprises savent que quand nos gouvernants ont fixé cet objectif de 2°C, ce n’était pas contraignant. C’est comme cela qu’est née l’idée du désinvestissement. Certains groupes d’étudiants avaient déjà lancé des campagnes, visant les entreprises dans lesquelles leurs universités investissent. Mais il n’existait pas de stratégie ciblant l’ensemble du secteur des fossiles. Pourquoi personne ne l’avait suggéré avant ? C’est si évident ! Dès que nous avons ouvert le champ de bataille, les gens s’y sont rués. Qu’est-ce qui retenait cette énergie, avant ? C’est pour cela que j’ai tant écrit dans le livre sur la relation entre certaines grandes ONG et les compagnies des énergies fossiles.
Dans une tribune, vous avez demandé à la maire de Paris, Anne Hidalgo, de désinvestir. Avez-vous obtenu une réponse ?
Je crois avoir lu qu’elle y réfléchissait. Certaines villes ont déjà commencé à désinvestir, mais aucune capitale pour l’instant. Ce qui m’intéresse avec le désinvestissement, c’est que ça enclenche un processus qui délégitime moralement les profits issus des énergies fossiles. C’est un premier pas, permettant de diminuer l’emprise que ce secteur exerce sur notre système politique. Pour, in fine, améliorer les politiques publiques. C’est ce qui s’est passé avec l’industrie du tabac. Elle a dû accepter des tas de réglementations. Il y a dix ans, ce café aurait été enfumé !
Votre propos est très optimiste…
Quelle est l’alternative ? Les gens sont tentés de baisser les bras. Ils disent qu’il n’y a aucun progrès possible tant que nous vivons dans des «démocraties fossiles». Aux Etats-Unis, les frères Koch, qui financent le Tea Party, tirent leur fortune du pétrole… Certains parlent de prodiguer des soins palliatifs à la planète et de tout abandonner. La plupart du temps, ce sont des intellectuels des pays du Nord, privilégiés, qui pensent que tout ira bien pour eux quand ils regarderont le monde brûler depuis leur campagne anglaise. Mais j’ai appelé ce livre Tout peut changer parce qu’à partir du moment où vous vous engagez sérieusement sur le climat, ça a un effet domino. C’est excitant, car ça rassemble tous les sujets. Et c’est un combat pour la démocratie, la vraie.
(1) Editions Actes Sud, 640 pp., 24,80 €.
Source : http://www.liberation.fr/futurs/2015/04/08/il-faut-etre-fou-pour-croire-aux-conferences-climat_1237274
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13:04 Publié dans RÉSONANCES | Lien permanent | Commentaires (0)
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