(De la Pointe aux oies) Nous sommes en novembre et le soleil fait doucement tomber les manteaux sur la plage de la Pointe aux oies, près de Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais).
Sur le sable, des kitesurfeurs, des promeneurs mais aussi une soixantaine de motivés, sacs-poubelle à la main. Ils ne sont membres d’aucune organisation, beaucoup ne se connaissent pas. Ensemble, ils vont passer un bout de leur dimanche après-midi à ramasser les déchets de la plage, bénévolement, le sourire aux lèvres.
Leur venue est le fruit d’un bouche-à-oreille qui marche bien, depuis des années. Moi-même, j’ai été alerté par l’e-mail d’un lecteur de Rue89 qui vit dans le coin :
« J’connais un gars qui ramasse des déchets depuis plus de huit ans sur la Côte d’Opale. Ce gars-là ne fait pas ça pour être une star, ni pour le buzz, ni pour faire le beau à la COP21. Il n’a pas non plus décidé de sauver la planète : avec ses potes, il invite “les gens” à se joindre à lui, tous les mois, toute l’année, pour ramasser les déchets que l’on trouve sur les plages sensibles du coin. »
Un « groupe de potes »
Nous avons contacté ce fameux gars, qui s’appelle Thomas Hemberger.
Il nous a raconté comment l’aventure a démarré :
« Au début, on était trois ou quatre à vouloir faire quelque chose et à se balader avec un grand sac-poubelle.
On s’est structurés et on a créé une association, Nature libre. On a commencé à être plus nombreux, des gens croyaient même qu’on faisait des travaux d’intérêt général !
En 2010, on a reçu des premières subventions, on a mis en place un vrai programme de ramassage, suivant les saisons et les marées. Depuis, on est entre 50 et 70 à chaque ramassage mais ça ressemble toujours à un groupe de potes, c’est super horizontal. »
Cette drôle d’organisation fonctionne très bien. En 2014, 6 tonnes de déchets ont été ramassées. La journée record : 180 participants, 1 760 kg de déchets.
On a interrogé les présents, dont beaucoup viennent pour la première fois : qu’est-ce qui les motive à renoncer à tout ce que peut offrir un dimanche pour ramasser des déchets ?
Elisabeth, 67 ans, a entendu parler de l’opération en faisant ses courses dans un magasin bio :
Elisabeth ramasse les déchets à la Pointe aux oies, près de Wimereux, le 8 novembre 2015 - Thibaut Schepman/Rue89« Je n’avais rien à faire, je suis venue. Je ne pense pas être écolo pour la politique, par contre j’aime l’école pratique, dans mon quotidien. »
Plus loin, une famille m’explique :
« On a vu ça dans le journal gratuit, on s’est dit que c’était une bonne idée pour les enfants, on devait aller à une brocante mais finalement on est venus là. »
« On se sent comme un petit héros »
Denis Blot est sociologue à l’université de Picardie. Il a commencé à venir aux collectes de déchets dans le cadre d’une étude sur les déchets sauvages pour l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie).
Maintenant, il vient parce qu’il aime ça.
Je lui demande : mais pourquoi diable tant de gens consacrent leur dimanche à mettre les mains dans les rebuts ?
« Ce n’est pas facile de vivre avec la sensation que ce qu’on aime autour de nous se dégrade. Donc certaines personnes sautent sur l’occasion de faire quelque chose dès qu’elle se présente. Le nettoyage n’est pas extrêmement utile en soi, mais vivre sans serait difficile.
Nos meilleurs souvenirs de collecte, c’est quand il fait un temps pourri. L’an dernier, le 21 décembre, on était une petite dizaine, dont la moitié habillés en père Noël. C’était dur, il neigeait, mais c’est un super souvenir.
Dans nos vies, on n’a pas souvent l’impression de faire quelque chose de bien ; là, on se sent comme un petit héros. »
En discutant avec certains participants, on comprend petit à petit que ces sessions dominicales sont aussi un exercice de réflexion intense.
« Prisonniers de ce qu’on fabrique »
Jonathan – celui qui qui m’avait envoyé un mail – aime beaucoup ramasser les petits tubes que l’on trouve par centaines sur la plage. Il demande aux gens : « A votre avis, c’est quoi ? »
Réponse : des tubes de Coton-Tige. On les jette dans les toilettes, comme si l’eau était une poubelle. Ceux-ci sont trop fins pour être filtrés par les stations d’épuration, ils finissent dans les rivières puis dans la mer, qui en ramène inlassablement une petite partie sur la plage.
C’est l’occasion d’expliquer où part l’eau quand on tire la chasse, mais aussi de lancer de longues réflexions sur notre rapport aux déchets.
Et ça ne laisse pas indemne, comme me l’explique Jonathan :
« Pour moi, ça a changé plein de choses. Je me dis que l’être humain est un génie pour fabriquer des choses mais qu’il ne sait pas du tout ce qu’elles deviennent. On est un peu prisonniers de tout ce qu’on fabrique en fait. Je n’achète plus rien d’emballé, grâce à ça je ne jette presque plus rien à la poubelle. J’ai débranché mon frigo aussi. »
« Décider de ce qui est naturel ou non »
J’accompagne Denis pendant quelques mètres. Je l’observe et ça me confirme que se baisser pour ramasser les détritus fait travailler les méninges :
Laisse de mer à Audresselle - F. Lamiot/Wikimedia Commons/CC« On essaye de ne pas toucher à ce qui est naturel pour ne pas l’abîmer. Par exemple, il y a souvent des filets de pêche coincés dans des algues dans la laisse de mer.
On n’y touche pas, parce que c’est un véritable écosystème, de nombreuses espèces en dépendent. Si on les retire, on aura un site propre mais ce serait un site mort.
C’est paradoxal, quand même. Ça veut dire que l’homme qui veut préserver la nature doit décider de ce qui est naturel ou non. »
Il m’emmène un peu plus loin :
« Ça, par exemple, c’est quoi ? C’est un mélange de roches et de métaux sur lequel sont accrochés des filets en plastique et des algues. On ne va pas le jeter ! Je crois qu’on va devoir se résoudre à laisser une bonne partie de notre environnement devenir une hybridation entre du naturel et du manufacturé. »
Collecteurs de déchets anonymes
Thomas confirme que les participants réguliers se posent beaucoup de questions, et que ces sessions l’ont transformé :
« Quand tu te balades sur la plage avec un sac, tu comprends que la majorité des déchets vient de la terre, arrive dans la mer par les fleuves et les rivières, et est en partie ramenée sur la plage par la mer.
Tu ne peux pas chercher les coupables, tu es obligé de te dire que la solution, c’est de produire moins de déchets, tu comprends que c’est la société de consommation le problème.
On ramasse six tonnes de déchets par an. C’est pas ça qui va sauver le monde. Par contre, ça nous permet de construire une vraie relation avec notre environnement, on l’observe, on le défend un peu, on développe une vraie sensibilité, c’est très fort et très beau. »
Pour moi, le plus fort et le plus beau, ce n’est pas que tant de gens dévouent leur jour de repos à ce ramassage, ni même que mettre les mains dans la merde permette à certains de révéler un peu de la fraîche beauté du monde.
Non, le plus fort et le plus beau, c’est que des gens comme ça, on en trouve partout. Denis tente de faire un inventaire de ces collecteurs anonymes en France. C’est très difficile :
« Il y a des gens qu’on ne repérera jamais. Je pense à une personne dont on m’a parlé qui ramasse seule les déchets sur 3 km de plage.
Des gens comme ça, il y en a des centaines en France. Ils pourraient aller voir leur maire, pour dire “c’est sale là-bas”, mais ils préfèrent s’en charger eux-mêmes.
Ils se réapproprient ces espaces, c’est une forme de démarche politique. »
« Je me vois comme un sportif »
J’ai ainsi rencontré Ronald, qui ramasse des déchets dans la nature du côté d’Hesdin (Pas-de-Calais). Il a tenté de rameuter du monde via Facebook, mais pour l’instant, il est le plus souvent tout seul.
Frédéric Vincent, lui, nettoie seul les bords des routes près de Calais depuis quinze ans. Il m’a expliqué sa démarche :
« On me parle souvent de gens qui ont été vus sac-poubelle à la main en sortant d’un champ ou d’un chemin. Je pense que même si la majorité ne fait rien, il y a beaucoup de ramasseurs de l’ombre.
Moi, j’ai commencé parce que ça me dégoûtait de voir les merdes des gens un peu partout. J’étais en colère, je m’habillais même en tenue militaire.
En parlant avec les gens, j’ai compris que ça ne servait à rien de faire la guerre. Je fais maintenant de la sensibilisation dans les écoles, j’ai installé des panneaux sur les bords de routes.
Je ramasse toujours tout seul, c’est vrai que physiquement, je dérouille, mais je me vois comme un sportif qui travaille dur pour atteindre un jour une performance exceptionnelle, c’est-à-dire que les enfants du coin aient un monde meilleur. »
En l’écoutant, je repense aux mots de Jean Giono, vantant le travail solitaire d’Elzéard Bouffier, ce personnage de la fiction « L’Homme qui plantait des arbres » (Revue forestière française, 1973), qui, pendant toute sa vie, a tenté dans l’anonymat de restaurer la nature, en « reforestant » un bout de Provence désertique :
« En même temps que l’eau réapparut réapparaissaient les saules, les osiers, les prés, les jardins, les fleurs et une certaine raison de vivre. Mais la transformation s’opérait si lentement qu’elle entrait dans l’habitude sans provoquer d’étonnement. [...]
Qui aurait pu imaginer, dans les villages et dans les administrations, une telle obstination dans la générosité la plus magnifique ? [...]
Quand je réfléchis qu’un homme seul, réduit à ses simples ressources physiques et morales, a suffi pour faire surgir du désert ce pays de Canaan, je trouve que, malgré tout, la condition humaine est admirable. Mais, quand je fais le compte de tout ce qu’il a fallu de constance dans la grandeur d’âme et d’acharnement dans la générosité pour obtenir ce résultat, je suis pris d’un immense respect pour ce vieux paysan sans culture qui a su mener à bien cette œuvre digne de Dieu. »
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