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15/12/2015

Le Jihad Revisité – Hakim Bey

 

Au milieu des années 90 j’ai été invité à une grande conférence philosophique en Libye. J’ai écrit une courte intervention sur l’influence du néo-soufisme sur le colonel Kadhafi et son Livre Vert[1]. Je me demandais alors si les Libyens m’accorderaient l’autorisation de le lire. Après tout, Kadhafi était arrivé au pouvoir en 1969 en destituant un roi qui était aussi un maître soufi. Peut-être avait-il rejeté l’influence du soufisme sur sa propre vie & pensée ?

Il s’est avéré que les Libyens ont adoré mon papier & qu’ils m’ont dit qu’il était correct : en un certain sens, la révolution libyenne avait été dirigée, au nom du soufisme réformé, contre le soufisme corrompu. Malheureusement, Kadhafi lui-même ne s’est pas présenté à la conférence pour confirmer ou infirmer ce fait, mais je suis sûr qu’ils avaient raison malgré tout.

Le néo-soufisme est né au 19e siècle en réponse au soufisme autoritaire & corrompu de l’époque coloniale, & en partie en réponse au colonialisme lui-même. La résistance anti-française en Algérie fut menée par le grand Émir Abdel Kader[2], chef de la guérilla & brillant cheikh de l’école d’Ibn Arabi.

Les néo-soufis se distancièrent du concept médiéval du « maître » tout-puissant. À sa place, ils recherchaient l’initiation par les rêves & les visions. En Afrique du nord, l’Ordre Senussi[3] & l’Ordre Tijani, parmi d’autres, furent fondés par des chercheurs ayant été initiés dans leurs rêves par le Prophète Mahomet lui-même.

Les ordres néo-soufis furent également conçus & organisés en tant que mouvements réformateurs au sein de l’Islam, en concurrence avec le modernisme & le sécularisme d’un côté, & l’islamisme puritain salafiste/wahhabite de l’autre. L’éducation & la santé & les alternatives économiques au colonialisme étaient mises en avant par l’ordre Senussi en Libye. Lorsque la révolte armée contre la domination italienne éclata, les fuqara (derviches) senussi prirent sa tête.

Après l’indépendance, le chef de l’Ordre devint le Roi Idris 1er. Le jeune Mouammar Kadhafi, né dans un village senussi, de parents senussi, fréquenta les écoles senussis. En Angleterre pour un entraînement militaire dans les années 60, le jeune officier lut The Outsider de Colin Wilson & il se pénétra de certaines idées de la nouvelle gauche, comme les « conseils communistes » & la notion du Spectacle (confer le Livre Vert et la section sur le sport).

L’Islam libyen n’est pas fondamentaliste ainsi que le croient certains américains. En fait, il est anti-fondamentaliste. Les islamistes haïssent Kadhafi comme hérétique, innovateur & crypto-soufi. Les oulémas libyens (les autorités religieuses) ont déclaré les Hadith (les paroles traditionnelles du Prophète) comme étant non canoniques, ce qui est une position extrêmement « libérale ». Un Conseil des Ordres Soufis existe encore aujourd’hui en Libye & l’Ordre Senussi est encore en activité (« Sauf la branche royale » ainsi que me le rapporta un délégué libyen).

Partout ailleurs dans le monde islamique, cependant, le néo-soufisme a largement échoué à fournir un paradigme pour la politique ou la spiritualité contemporaine. « L’occidentalisation » & son jumeau réactionnaire, l’islamisme, ont rempli ce vide. Les anciens idéaux soufis de tolérance, de différence, de culture, d’art & de paix – ainsi que l’affirme le poète tunisien Abdelwahab Meddeb dans son The Malady of Islam (Basic Books, 2003) – sont méprisés à la fois par les modernistes séculiers & par les néo-puritains fanatiques.

Meddeb souligne également qu’en aucun cas les islamistes n’adhèrent aux « valeurs antimatérialistes ». Ils adorent la technologie & le Capital avec autant de ferveur que les occidentaux – pour autant que ce soit de la technologie « islamique » & de l’argent « islamique », bien sûr.

La synthèse du mysticisme & du socialisme, telle qu’envisagée par les penseurs anticapitalistes/antisoviétiques des années 60 & 70, comme Ali Shariati[4] en Iran & le colonel Kadhafi, semble être une cause perdue – tout comme le « socialisme du tiers monde » en général & le « neutralisme du tiers monde » également. Les termes eux-mêmes expriment leur vide historique : comment se pourrait-il qu’il y ait un troisième monde alors que le « second monde » a implosé & a disparu ?

La conférence à Tripoli s’est révélée comme un curieux cirque des « causes perdues », avec deux anarchistes de New York (nous avons été salués comme des héros pour avoir outrepassé l’interdiction de voyage vers la Libye), d’innombrables fronts de libération africains, l’intéressant philosophe de la nouvelle droite Alain de Benoît & quelques mecs rouge/brun australiens, deux charmants écolos turcs, un anarchiste slovène, une clique de maoïstes parisiens, etc. & une phalange de libyens hospitaliers, tout ce beau monde propulsé par de trop nombreuses tasses de café fort. Un docteur allemand a donné une conférence sur l’uranium épuisé en Irak. Un délégué néozélandais a raconté d’horribles histoires sur la privatisation de l’eau ; etc.

À un certain moment j’ai entendu un des maoïstes parisiens dire que l’unique & réel ennemi objectif de l’humanité n’était pas le capitalisme néolibéral ou global mais les USA. Sur le coup, j’ai considéré cette vision comme imprudente, en partie à cause de mon enthousiasme pour le Zapatisme, en partie parce que la ligne maoïste me semblait démodée. À cette époque, le néo-libéralisme était en pleine progression & une réponse globale nuancée me semblait plus vitale qu’un anti-américanisme de l’ère du Vietnam.

Dans une collection d’essais, Millenium[5], je m’interrogeais sur le besoin de trouver de nouvelles manières d’exprimer des stratégies anti-capitalistes dans une situation post-spectaculaire. Si le Zapatisme pouvait se baser tout autant sur la spiritualité Maya que sur l’anarchisme, peut-être que quelque chose de similaire pourrait advenir avec le soufisme. L’Islam contient un potentiel pour le socialisme dans sa condamnation de l’usure & dans son idéalisme communautaire (selon Ali Shariati). Le soufisme « sans loi » (bishahr) & certaines formes d’hérésies islamiques revêtent des aspects anarchistes. À cette époque je pensais que l’Islam était sur le déclin.

Le soufisme lui-même est parfois défini comme le « grand jihad » tandis que la guerre sainte est appelée « petit jihad ». La lutte afin de « vaincre qui vous êtes » devient prééminente. Mais l’ésotérisme n’est pas toujours quiétiste en Islam. Des soufis ont lancé des révolutions, dont les luttes anti-colonialistes/impérialistes des 19e & 20e siècles. Je fantasmais peut-être qu’il était alors temps qu’un zapatisme islamique émerge. Je l’ai d’ailleurs proposé dans la préface de la traduction turque de mon vieux livre, TAZ : Zone Autonome Temporaire[6].

Depuis 1996, deux changements ont eu lieu dans ce que l’on appelle la Fin de l’Histoire. Tout d’abord est apparu un néolibéralisme néoconservateur, c’est-à-dire les USA en tant qu’unique superpuissance & hegemon du triomphe final du Capital Global – en d’autres termes, l’Empire. Ensuite, il s’est avéré que l’islamisme puritain a été revitalisé par le gotterdamerung soviétique en Afghanistan. Les services secrets américains ont découvert une lampe magique & l’ont frottée – une fois, deux fois, trois fois – & alors le génie s’est échappé pour devenir le Vieil Homme de la Montagne. Les USA ont alors envahi l’Afghanistan & l’Iraq & se sont alliés à la droite israélienne. L’Islamisme devint d’une certaine manière l’Empire du Mal de la Pure Terreur. Il devint également l’anti-américanisme.

Peu de gens m’ont imprudemment complimenté pour avoir « prédit » ce Nouveau Jihad. Touts ceux qui ont jamais écrit un mot sur l’islamisme avant le 11 septembre sont aujourd’hui accablé par ce linceul. En fait, le jihad que j’ai « prédit » (ou plutôt imaginé) n’est pas encore advenu. Aujourd’hui, il est sans doute trop tard.

Du point de vue de l’Empire US, l’islamisme est le parfait ennemi car il n’est pas réellement anticapitaliste ou antitechnocratique. Il peut être subsumé en une grande image du Capital en tant que Loi de la Nature &, simultanément, être utilisé comme croque-mitaine afin de discipliner les masses par la peur & d’expliquer le pourquoi des misères d’un réajustement néolibéral. En ce sens l’islamisme est une fausse idéologie ou une « Simulation » comme le dit Baudrillard.

L’Amérique est l’ennemi parfait de l’islamisme car l’américanisme n’est pas non plus une véritable idéologie. La force brute, la kultur Macdisney, un « Marché Libre » orwellien & une économie « postindustrielle » effervescente basée sur les délocalisations de la misère de la production vers le tiers monde – tout ceci est bien loin d’atteindre le statut même terni de l’idéologie – tout cela n’est que simulation. « L’argent fait tout » comme le dit la sagesse populaire. L’argent est le seul maître de la parole ici & l’argent ne parle que pour lui-même. La « démocratie » est aujourd’hui un nom de code pour la coca-colonisation par bombes à fragmentation – « l’Islam » comme peste émotionnelle. C’est là un faux jihad.

Aujourd’hui (mai 2004), l’Empire s’étouffe dans une overdose de sa propre addiction à l’image, aux mensonges stupides, aux mass médias, à la politique en tant que porno minable. Rester en Iraq ou en « sortir » : les deux semblent tout aussi impossibles à imaginer – syndrome du Vietnam complété par les photos d’atrocités commises.

Si le régime actuel des USA change, au mieux nous pouvons nous attendre à un retour au globalisme néolibéral des années 90. Mais cela peut se révéler impossible & il n’est pas évident que les démocrates aient l’intention d’une telle retraite[7]. Comment se retirer avec grâce de l’impérialisme ?

Ce maoïste parisien avait-il raison en fin de compte ? Les USA semblent s’être mis dans une telle position de manière délibérée en s’aliénant l’Europe & en horrifiant le monde musulman. Ils se sont empressés d’embrasser le rôle d’ennemi de l’humanité & de rejeter ce qu’il restait de leur popularité en tant que défenseurs de la liberté.

Mais l’islamisme ne fournira jamais une négation dialectique à l’Empire car l’islamisme lui-même n’est rien d’autre qu’un empire de la négation, du ressentiment & de la réaction. L’islamisme n’a rien à offrir à la lutte contre le globalisme si ce n’est des spasmes de violence théofascistes stériles.

Américanisme & islamisme : que la peste soit de vos deux maisons[8]. Pour ce qui est du véritable jihad, il y a plus à attendre de ce qui se passe en Amérique du sud ou au Mexique que partout ailleurs.

Peut-être que lorsque le président Tweedledee & que l’imam ibn Tweedledum[9] s’égorgeront l’un l’autre sur CNN, quelque chose d’intéressant aura une chance d’émerger des barrios d’Argentine ou du Venezuela ou encore des jungles du Chiapas.

Hakim Bey, « JIHAD REVISTED », 5 juin 2004.

Traduction française par Spartakus FreeMann, octobre 2009 e.v.


[1] Le Livre vert est un livre publié pour la première fois en 1975, où le colonel et, de fait, dirigeant Mouammar Kadafi expose sa vision de la démocratie et de la politique. Le livre est divisé en trois parties : 1-Partie politique: l’autorité du peuple; 2- Partie économique: le socialisme; 3- Bases sociales de la troisième théorie universelle.

 

[2] Né en 1808 près de Mascara, Algérie, décédé le 26 mai 1883 à Damas, Syrie. Homme politique, chef militaire et chérif idrisside qui résista longtemps à l’armée coloniale française lors de sa conquête de l’Algérie et fut également écrivain, poète, philosophe et théologien soufi dans la lignée d’Ibn Arabi. Il est considéré le symbole de la résistance algérienne contre le colonialisme et l’oppression française.

[3] Confrérie religieuse musulmane fondée à la Mecque en 1837 par le Grand Senussi Sayyid Muhammad ibn Ali as-Senussi (1791–1859) qui s’est implanté en Libye, au Tchad, en Algérie, au Soudan, au Niger et en Égypte.

[4] Al Shariati est un sociologue, philosophe et un militant politique iranien né près de Sabzevar le 23 novembre 1933 et mort à Southampton le 19 juin 1977. Il est surtout connu pour ses études sociologiques sur les religions.

[5] Autonomedia, 1996.

[6] Autonomedia, 1985.

[7] En 2009, après la victoire d’Obama à la présidence américaine, les prévisions de Bey se vérifient à nouveau. Les démocrates, même si leur intention ont pu être de se retirer de l’Iraq, ne le peuvent pas : ni face à leur opinion publique ni face aux « faucons » des lobbies militaro-industriels.

[8] Citation de William Shakespeare, Roméo et Juliette, III, 1.

[9] Tweedledum et Tweedledee sont des personnages d’une comptine britannique écrit par le poète John Byrom, et popularisés par De l’autre côté du miroir (1872) de Lewis Carroll. En français, ils sont aussi appelés Bonnet Blanc et Blanc Bonnet.

 

 

 

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