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22/01/2016

J’étais à Calais, par Raphaël Glucksmann

D'octobre au tout début novembre, j’étais à Calais, errant entre la ville et le bidonville. J’ai écrit ce texte.

C’était avant la mort de mon père, avant les a...ttentats djihadistes à Paris, avant les élections régionales, avant les horreurs de Cologne (qui n’invalident en rien les horreurs de Méditerrannée, de Hongrie ou de Calais), avant ces deux mois de chocs et de tornades intimes et collectifs qui en ont retardé la publication.

Je vous le livre tel quel.

Ce qui est décrit dans les lignes qui suivent, - l’immense faillite contemporaine de l’idéal républicain qui seule me préoccupe – est plus d’actualité que jamais.

C’est long. Mais honteusement bref comparé à l’ampleur de la débâcle dont il est question ici.

 

 

" De quoi Calais est-il le nom ?

Imaginez 6000 êtres humains s’entassant sur une décharge.

Imaginez les vieilles blessures et les nouvelles plaies, la gâle et la varicelle, la faim et la crasse.

Imaginez les ados et les enfants errant dans pareille désolation.

Imaginez qu’on appelle cet anti-monde une « jungle ».

Imaginez cela, puis pincez-vous et dîtes-vous que vous êtes en France. En France, mais loin, très loin de la République.

Bienvenue à Calais - « vous savez, l’un de ces coins où les passagers de l’Eurostar ne foutent jamais les pieds» comme le dit Jean-Claude, docker à la retraite. Il discute avec le vendeur d’une boutique d’articles de pêche à deux pas du port: « Moi je ne pêche pas, mais je viens souvent ici car c’est l’un des derniers magasins du centre… C’est ma résistance à moi. Pour acheter un pull, il faut faire 15 bornes aujourd’hui. Bon en même temps les gars de là-bas - il pointe la direction du bidonville, au-delà de la Zone Industrielle des Dunes, de l’autre côté du port - ils marchent 20 bornes chaque soir pour aller au tunnel. 10 aller, 10 retour. Alors c’est sûr qu’ils morflent plus que nous… ».

Jean-Claude vote Front National, « depuis deux ou trois élections, à cause de la situation». Il est « tout sauf raciste » : «j’avais toujours voté à gauche, communiste même. Et je n’ai rien contre les gens de là-bas, je les plains plus qu’autre chose. Il y a même des femmes et des enfants, beaucoup... Et rien n’est organisé, ni pour eux, ni pour nous. C’est pas normal. J’ai une petite fille de 16 ans et elle ne peut pas sortir le soir... » Des aggressions ont-elles été commises par des migrants? « Non, pas que je sache. Ils sont plutôt polis, je dois dire. C’est juste que tous ces gars qui marchent la nuit dans nos rues, tous ces cars de gendarmes qui patrouillent, ça donne pas envie de laisser une jeune fille traîner après 6 heures. On se croirait dans une zone de guerre. Alors on se dit que si on vote tous pour le Front, ou au moins à 70%, eh bien, à Paris ils vont réagir… Ils ont tellement peur de la Marine qu’ils vont finir par s’occuper de nous. Et d’eux aussi là-bas, peut-être… »

Sur la route

« 10 aller, 10 retour ». Pour appréhender l’univers calaisien, il faut se déplacer à pieds. Et, avant tout, marcher depuis le tunnel sous la Manche vers ce « là-bas » que Jean-Claude ne nomme pas et se refuse à appeler « jungle » : « personnellement, je trouve que ça fait pas humain comme mot et ces gens ne sont pas des animaux quand même ». En deux heures, vous traversez trois mondes que tout sépare et qui, parfois, entrent en collision, le temps d’une manifestation de migrants dans le centre-ville, d’une visite ministérielle à l’orée du bidonville (jamais dedans) ou d’un accident sur les rails coûtant la vie à un migrant et quelques heures de retard à l’Eurostar.

Le premier monde, celui des passagers du Paris-Londres, passe à grande vitesse, tel un rêve inaccessible, protégé par trois rangées de barrières et une armée de gendarmes. Le deuxième, celui des gens du coin comme Jean-Claude, miné par le chômage et la crainte du présent comme de l’avenir, ferme ses portes et ses fenêtres quand la nuit tombe. Le troisième, repoussé loin de la ville, est celui des exilés afghans, syriens, soudanais, érythréens, éthiopiens, iraniens ou irakiens.

L’ espace calaisien est éclaté, régi par une loi propre aux sociétés anomiques et post-politiques que les dissidents soviétiques appelaient « loi du dernier » : une échelle de relégations successives dans lequel vous êtes toujours l’exclu et l’excluant de quelqu’un, du « premier » - celui qui n’est l’exclu de personne - jusqu’au « dernier », l’être à la marge de la marge qui n’a plus la force d’exclure qui que ce soit. Du voyageur parisien rejoignant l’Angleterre en « buisiness premier » pour un rendez-vous d’affaire à Idriss, jeune soudanais rejeté par sa communauté, exilé dans les buissons qui jouxtent le bidonville, cette part honteuse du sol français est (dé)structuré par une séries de frontières, visibles ou non, gardées par des centaines de gendarmes.

La nuit, sur le long chemin qui mène d’un monde à l’autre, des grapes d’ombres se déplacent. Elles s’arrêtent volontiers pour raconter leur périple, les bâteaux qui coulent, les traversées à la nage, les passeurs, les courses-poursuites avec les polices européennes, ce rêve, enfin, d’Angleterre, pays fantasmé qui leur ferme ses portes. Les morts, aussi. La veille, c’était le tour de Khanagul, jeune Afghan de 16 ans percuté par le train venant de Londres. Ecrabouillé pour être plus précis. Son meilleur ami, Khan, a identifié ce qui restait du corps grâce à la montre qu’il lui avait offerte pour son anniversaire. Ils venaient tous les deux de Wardak, à une heure et demie de Kaboul : « La nuit où les Talibans ont repris la ville, nous avons décidé de partir, ensemble. Et voilà, six mois plus tard, si près du but… J’emmènerai son souvenir là-bas ou bien je le rejoindrai là-haut. »

Un peu plus loin, à l’entrée de la vieille voie ferrée, deux Syriens font une pause et fument des clopes. Ils semblent plus habillés pour sortir en boîte que pour se glisser sous un camion: « c’est simple : il est hors de question que j’arrive à Londres ou que je crève déguisé en mendiant » rigole Youssif. Mohammed vient de Lattaquié et Youssif de Damas. Le premier est Allaouite et le second sunnite – « mais on s’en fout, nous sommes Syriens avant tout » dit Mohammed. « Humains avant même d’être Syriens, on a tendance à l’oublier ici…» précise Youssif.

Mohammed a quitté la Syrie après l’arrestation de son meilleur ami : « je suis Allaouite, mais dis-bien aux Français que je suis aussi parti à cause d’Assad.» Ils se sont connus en Turquie en cherchant un passeur. Leur embarcation a très vite fait naufrage en Mer Egée et ils ont décidé de poursuivre à la nage vers la Grèce alors que leur 35 compagnons de traversée ont regagné les côtes turques. Du moins c’est ce qu’ils supposent car ils ne savent pas ce quiest arrivé aux autres. Depuis cet exploit « sportif » - « on devrait organiser des Jeux Olympiques des réfugiés avec natation extrême, saut de barrières, marche à pieds…» rigole Youssif - ils sont inséparables : « être dans l’eau ensemble aussi longtemps, ça crée des liens ».

Les deux compères ont échoué trois fois déjà, à quelques kilomètres de là. Désabusé, Youssif cite le poète Ibn Arabi en Arabe, puis en Anglais: « Je ne suis ni d’Orient, ni d’Occident, ma seule place ici-bas est de ne pas avoir de place ». Et Mohammed assène en partant : « Au fond, je comprends les Français et tous les autres. Nous sommes chez eux et nous-mêmes, je ne sais pas comment on accueillerait tant d’étrangers. Surtout des Arabes mal rasés… (explosion de rires des deux) Non, sérieusement, c’est triste pour tout le monde ce qui se passe. Il faut juste que les gens comprennent qu’on ne vient pas pour profiter de leurs avantages. On vient pour vivre, juste pour vivre. » Youssif a le mot de la fin « Pour vivre… ou pour mourir d’ailleurs. »

A l’embranchement de la route qui traverse la Zone industrielle des Dunes et mène au bidonville, un môme ramasse une bouteille en plastique sur le bas-côté.

- Où vas-tu ?
- En Angleterre!
- Tu sais comment faire ?
- Pas vraiment. C’est par là, oui ?
- Oui. Mais c’est dangereux. Tu ne devrais pas essayer. Tu sais que tu pourrais être acceuilli, logé, scolarisé ici…
- Tu es sûr ? Moi je ne crois pas qu’ils veulent de nous ici… Ils ne nous aiment pas.

Sherafat a 12 ans et un visage poupon. Il a un vélo, de grands yeux ronds et l’air paumé. Ses deux parents sont morts il y a 6 mois dans un bombardement. Il parle vite, dans un Anglais mêlé de farsi et j’ai du mal à comprendre ce qu’il raconte de son voyage. Je saisis juste qu’il est passé par la Turquie, qu’il « vit » dans le bidonville depuis trois semaines et que personne ne lui a dit qu’il avait des droits chez nous. Il n’a croisé ni assistante sociale, ni employé de l’OFPRA, aucun représentant de l’Etat qui ne soit ni policier, ni gendarme.

La situation est absurde. Notre gouvernement a accepté, à la demande express de « Mutti Merkel », d’accueillir 30 000 réfugiés en deux ans, soit le nombre d’arrivants en moins d’une semaine outre-Rhin. Afin de démontrer leur bonne volonté à une puissante amie (a priori de droite) dont ils n’apprécient que modérément les élans humanistes, nos dirigeants (théoriquement de gauche) envoient moult fonctionnaires en Allemagne pour convaincre des milliers de réfugiés s’y trouvant de rejoindre la France (et, ce-faisant, montrer leur bonne volonté à la Chancelière). Avec plus ou moins de succès si l’on se fie aux bus arrivant à moitié vides dans nos centres d’accueil montés en toute hâte. Et, pendant ce temps, en France, des milliers d’autres réfugiés errent et campent, livrés à eux-mêmes, sur les places et dans nos rues de nos villes, y compris Paris. Et, à Calais, il n’y a personne pour parler avec Sherafat.

Chez nous

Une fois passé le pont qui marque l’entrée de la dite « jungle », une question s’impose, demeure sans réponse et se renforce au fil du temps: comment cela peut-il avoir lieu chez nous?

En Géorgie des maisons en dur construites en deux mois accueillaient les 25000 déplacés de la guerre de 2008. En Turquie et au Liban, des centaines de milliers de réfugiés syriens arrivent chaque trimestre. Et, en France, en plus de 10 ans, nous n’avons été capables que de produire ce capharnaüm pour moins de 10 000 personnes. Ou plutôt de laisser ce capharnaüm s’auto-produire car la décision fut tôt prise de ne rien produire du tout. Afin d’éviter tout « appel d’air » et de ne pas créer d’ « abscès de fixation » pour reprendre les termes des gouvernements successifs depuis la fermeture de Sangatte. L’Etat a jusqu’ici refusé de construire, de gérer, d’aider. Le résultat est là, sous nos yeux : un « abscès de fixation » doublé d’une immense verrue.

« C’est, de loin, le pire camp de réfugiés que j’ai vu » me dit un volontaire de Médecins du Monde qui en a pourtant connu beaucoup d’autres. Ce n’est d’ailleurs pas un « camp de réfugiés »… » Tout camp de réfugiés répond en effet à des normes d’établissement comme de gestion alors que les seules logiques qui président au développement de ce lieu sont celles de la relégation (vous n’avez pas le droit d’installer vos tentes en amont du pont, sous peine d’intervention- violente – de la police) et de l’abandon.

Si la « jungle » s’auto-organise - des échoppes sont apparues, des Eglises, des mosquées, des restaurants aussi, et même une imitation de bar dansant dont les médias ont quasiment tous parlé - la désolation et, sa cause principale, l’absence de l’Etat sont criantes. « Les maladies que nous soignons ici sont le symptôme d’un abandon total. Même le SAMU refuse de pénétrer ici le soir. La dernière fois, un réfugié était gravement blessé. Je n’étais pas dans le camp car on ferme le dispensaire à 17h et j’ai appelé les pompiers pour qu’ils l’évacuent vers l’hôpital. Ils m’ont dit que c’était trop dangereux et que je pouvais aller le chercher moi-même… Vous vous rendez compte ? » raconte un docteur de Médecins du Monde.

« Welcome in hell» : Baby, réfugiée éthiopienne rencontrée quelques jours plus tôt à Paris, m’accueille en éclatant de rire. Elle est là depuis 5 mois. Ayant dénoncé l’implication d’officiels éthipopiens corrompus dans la vente de filles pauvres à des réseaux de prostitution de pays du Golfe, elle a réussi à fuir Addis Abeba alors que la police perquisitionnait sa maison et la recherchait activement : « Je n’ai rien pu prendre avec moi de mon ancienne vie. J’ai même abandonné mon nom dès la frontière franchie. Je suis devenue Baby, femme sans terre ni droit. Une migrante.» Ce fut d’abord le Soudan : « le pire gouvernement de la région, les pires prisons aussi… ». Puis la Libye : « un chaos total qui m’a au moins permis d’apprendre l’Arabe, très utile dans la jungle.» La traversée de la Méditerrannée, l’Italie, la France enfin : « Pas vraiment l’Europe telle qu’on la rêvait sur le bâteau ou telle qu’on l’imaginait chez nous… »

Baby connaît le moindre recoin du bidonville, salue chaque passant, tapote la joue des enfants, plaisante avec les garçons, questionne les filles... Elle essaie depuis des semaines d’ordonner le chaos ambiant, note le nom des arrivants dans un carnet, les femmes en particulier : « 350 d’entre elles vivent seules ici, en dehors du centre géré par l’association Salam et il faut qu’on se serre les coudes ». Elle rencontre des représentants des différentes communautés tous les soirs et voudrait qu’une « conscience de la jungle » émerge : « par-delà nos nationalités ou nos religions différentes, nous partageons une même condition». Certains samedis, elle organise des manifestations dans Calais pour réclamer un traitement digne et la liberté de circulation. La réception est parfois très hostile (« des gens versent parfois des poubelles sur notre passage »), mais elle préfère parler des gens qui aident, comme sa « Mama » qui débarque chaque matin pour collecter le linge des filles ou des enfants à laver : « Elle repasse même les chemises et les robes. Elle nous traite comme les clientes d’un hôtel de luxe… »

Je suis Baby dans ce dédale de tentes qui vous fait sauter d’un pays à l’autre en deux marres de boue : « Je veux que tu vois tout et racontes tout, et qu’ensuite tu demandes aux Français : est-ce comme cela que les êtres humains sont traités chez vous ? Est-ce normal qu’un enfant de trois ans vive dans une tente ? Est-ce logique qu’un demandeur d’asile reste des mois dans ce lieu dans l’attente que son dossier soit traité ? Est-ce bien de n’avoir le droit qu’à une douche tous les 5 ou 6 jours ou de manger un repas en 24 heures ? Est-ce cela l’Europe ? La France ? » Alors, nous allons chez les Syriens, les Irakiens, les Kurdes, les Oruméens, les Afghans, chez ceux qui fuient leur Etat, ceux qui n’en ont plus, ceux qui n’en ont pas encore… Un véritable tour du monde sans quitter la décharge. Jusqu’à ce qu’un matin, Baby elle-même ne parte pour Dunkerque où se développent un autre bidonville et d’autres réseaux de passeurs : « Je vais voir ce qui se trame là-bas et, peut-être, tenter de traverser moi aussi… 5 mois ici, c’est trop en fait. J’en viens à considérer ma vie ici comme normale et ça me fait peur. Je ne peux pas appartenir à la jungle… »

La grande Absente

Cette question qui vous hante dès les premiers pas dans le bidonville – comment est-ce possible chez nous ? – interroge notre classe politique, notre Etat, nous-mêmes. « Je ne comprends pas comment le gouvernement a pu être aussi peu préparé à l’afflux de réfugiés. Nous avons fait une conférence de presse en avril, annonçant qu’ils seraient bientôt des milliers à arriver ici. Si nous, une petite association, avons anticipé ce qui se passe, comment expliquer que l’Etat ne l’ait pas fait ? » François, volontaire de l’Auberge des Migrants – association calaisienne qui effectue depuis des années un travail extraordinaire auprès des réfugiés – poursuit : « les déportations aussi inutiles qu’illégales, la non-assistance à personnes en danger, tout est fait ici pour suciter un anti-« appel d’air ». Vu le nombre d’arrivée chaque jour, le moins qu’on puisse dire, c’est que cela ne fonctionne pas. »

Le retard à l’allumage du gouvernement, l’absence de discours de type « merkelien » ou de prise en chage de la détresse de la « jungle », tous ces non-choix sont en réalité des choix. Ils impliquent des arbitrages financiers : « Nous avons fait le calcul : juste pour le déploiement des forces de l’ordre, 1500 personnes en permanence soit un agent pour 64 habitant, c’est plus de 120 millions d’euros. Nous, avec ne serait-ce qu’un dixième de cette somme, on pourrait leur assurer des conditionsde vie décente» constate François. Pareils arbitrages illustrent le refus d’une politique d’accueil claire et assumée. Et, au cœur de ce refus, se trouve le spectre de l’extrême droite : avec un Front National à 30% dans les sondages, le gouvernement comme l’opposition préfèrent se montrer « fermes » qu’ « humains » pour reprendre les éléments de langage des ministres.

Sauf qu’ici, l’absence de cohérence (ni expulsion, ni coordination de l’aide), l’impréparation partout dénoncée, la cacophonie participent de la vague lepéniste qui s’annonce en donnant l’impression d’un disparition de l’Etat. Calais est devenu le nom d’un grand abandon : abandon d’êtres humains privés de droits, abandon d’une région pauvre laissée seule face à une situation qui la dépasse, abandon, donc, des éxilés de la dite « jungle » comme de leurs voisins calaisiens qui ont soudain vu le chaos du monde débarquer à leur porte sans que leur Etat ne se décidât à le gérer pour eux.

La République, à Calais, a démissionné. Comme quasiment partout, et, ici, bien plus encore qu’ailleurs. Les migrants du bidonville et les habitants de la région ne seront pas les seuls à en payer le prix."

Raphaël Glucksmann

 

 

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