Un instant en suspension, l’enfant virevolte comme s’il esquissait une danse étrange. Puis, perdant définitivement l’équilibre, le voilà qui s’écrase dans la boue gluante. Les baskets usées, qu’il porte comme des pantoufles, n’ont pas pu le soutenir sur le sol glissant. Il n’est pas le seul à patiner de manière grotesque sur la terre humide de ces champs qui s’étalent à perte de vue dans la brume matinale. Glisser, tomber, se relever : des milliers de silhouettes, comme engluées dans la glaise, esquissent le même ballet, au milieu des flaques qui s’étendent chaque jour davantage et s’infiltrent dans les petites tentes, agglutinées les unes contre les autres et mitraillées par la pluie incessante qui s’abat depuis plusieurs jours sur le nord de la Grèce.
Bienvenue à Idomeni, dernière étape sur une «route des Balkans» désormais bloquée. Du moins pour les réfugiés, ceux qui, fuyant la guerre ou la misère, sont arrivés trop tard à la frontière. Depuis le 7 mars, la république de Macédoine, qu’on aperçoit au loin derrière un rideau de barbelés, est le dernier pays sur cette route maudite à avoir officiellement fermé la toute petite porte qui s’était un temps entrouverte au bout de la voie ferrée.
Les voilà donc tous coincés dans un cul-de-sac, après avoir traversé tant d’épreuves, et souvent dépensé toutes leurs économies. Ils ont encore du mal à y croire. S’interrogent à voix haute, protestent parfois sur la voie ferrée. Refusent souvent de renoncer à leur rêve : rejoindre l’Allemagne, devenu le nouvel eldorado, symbole d’une Europe prospère, qui ne veut plus d’eux. Comment pourraient-ils l’accepter ? Lundi, plus d’un millier d’entre eux ont quitté Idomeni pour tenter de passer en force par les chemins de traverse. Appréhendés par la police macédonienne, ils ont été renvoyés mardi en Grèce, à Idomeni.
Mitraillage des photographes
Le paysage évoque un décor de guerre, de champs de bataille. Est-ce à cause de la couleur kaki des parkas distribuées aux réfugiés ? Celles qui les transforment en Jedi fantomatiques, errant le long de la route, s’agglutinant sous la pluie dans les queues de distribution de nourriture ? Ou bien est-ce à cause des récits qu’ils distillent par bribes, dans un anglais aléatoire ? Et qui évoquent des scènes d’horreur, où reviennent toujours les mêmes mots : «Daech», «Bachar». Mais encore plus souvent : «death», «dead» («la mort», «les morts»). Ceux qu’ils ont laissés derrière eux.
Quand ses deux frères ont été décapités par l’Etat islamique, Hassan a décidé de quitter l’Irak avec ses trois filles. Le long voyage s’est achevé par une traversée périlleuse sur une mer glacée, entre la Turquie et la Grèce. Sur l’île de Lesbos, il a rencontré Redouane, le Syrien aux yeux bleus. Depuis, ils ne se quittent plus, ont installé leurs tentes côte à côte, et subissent passivement le mitraillage des photographes. Idomeni n’échappe pas au cirque médiatique planétaire. Hassan et Redouane sont de «bons clients» : tous les deux handicapés, tassés sur leur chaise roulante. «Jamais je ne retournerai en Irak», affirme Hassan, corps massif semblant pétri de la même glaise qui recouvre le sol. «Voilà vingt jours que je suis là. Vingt jours que je n’ai pas pris de douche», s’excuse-t-il avec un sourire gêné.
Nofa, elle, ne sourit pas. Elle aurait dû passer la frontière il y a dix jours, avec ses cinq enfants. Elle veut rejoindre son mari, en Allemagne. Mais au dernier moment, les douaniers macédoniens ont eu un doute sur les passeports. Qu’ils ont confisqués, sans explication. Seul le fils aîné, âgé de 18 ans aurait pu passer. Il a refusé de laisser sa mère et ses petits frères. «C’est trop tard : la police macédonienne a dû détruire les passeports», soupire une employée du Haut Commissariat aux réfugiés (HCR) devant Nofa, tétanisée et muette. «Mais elle est yézidie [minorité confessionnelle kurde martyrisée par l’Etat islamique, ndlr], elle peut demander l’asile politique, ou bien le regroupement familial avec son mari. Le problème, c’est que ça prendra au moins six mois.» Et en attendant ? «Nous essayons de les convaincre de quitter Idomeni. Le gouvernement grec se démène pour multiplier les camps, dans de meilleures conditions qu’ici. Ils ne peuvent pas rester dans cet enfer, tout le monde tombe malade !» se désole Babar Baloch, le porte-parole du Haut Commissariat aux réfugiés.
Fuite éperdue sans retour possible
Des bus alignés à l’entrée du camp attendent chaque jour ceux qui acceptent de s’éloigner de la frontière. Certains cèdent, épuisés, comme Manaf, un Syrien venu d’Alep avec sa petite fille : «Je n’en peux plus, on vit comme des animaux ici. Voilà trois jours que mes enfants dorment sous une tente qui prend l’eau.» Mais parfois, ils s’obstinent : «Je ne bouge plus ! J’ai déjà risqué la traversée périlleuse par la mer. Alors s’il le faut, je mourrai noyé sous la pluie à Idomeni», proclame Mohamed Jarosha, bel homme de 23 ans, échoué dans ce camp avec toute sa famille. Il vient de Homs, où il était encore étudiant, mais déjà marié. «Je suis même le marié le plus malchanceux du monde, rigole-t-il. Le jour de mon mariage, Daech et Bachar al-Assad ont attaqué simultanément la ville. On a dû interrompre la cérémonie. Ce fut un carnage.» Sa famille avait une ferme, des maisons, des voitures. «Il ne reste plus rien, tout a été détruit, souligne le jeune homme. Je ne demande pas l’aumône. Les Européens savent que nous sommes un peuple travailleur. A l’école, comme à l’université, j’ai étudié l’Europe des Lumières, la construction de l’Union européenne, son attachement aux droits de l’homme. Comment peuvent-ils nous rejeter comme ça ?»
Sidon ne comprend pas non plus. Ce Yézidi originaire d’Affrin, près d’Alep, se retrouve à Idomeni avec douze membres de sa famille. Il tient son fils aîné de 8 ans dans ses bras tel un pantin désarticulé : Barakat est handicapé, ils l’ont porté pendant tout le voyage, une fuite éperdue sans retour possible. «Daech a tué 40 enfants yézidis cette semaine à Mossoul, en Irak», rappelle Sidon, en serrant encore plus fort son fils dans ses bras.
«Les trois premiers jours, quand tu te retrouves à Idomeni, dans la boue, sous une tente de fortune, tu es choqué, tu te dis que tu ne pourras jamais supporter cette situation. Et puis au bout de sept jours, tu t’en fous de ne pas prendre de douche, tu ne penses qu’à survivre», raconte Abdul, installé dans le salon d’une vaste maison à Pefkodasso, un village à une dizaine de kilomètres d’Idomeni. Père de deux adolescentes, Abdul, vétérinaire syrien, a eu de la chance : il se trouvait sur la route principale du camp, trempé jusqu’aux os, lorsqu’il a croisé Alexandre Tomboulidis. Ce coiffeur à la retraite a aussitôt arrêté sa voiture : «Je leur ai demandé combien ils étaient. Ils m’ont répondu 15. Au final, ils sont 18 à vivre chez nous», raconte Alexandre, dont la confortable villa s’est transformée en camp retranché. Ou plutôt en usine : les voisins aident pour la cuisine, la vaisselle, ranger le linge. La machine à laver tourne sans cesse, les canapés du salon sont transformés en lits. «Ce n’est pas possible de laisser ces gens, et surtout ces enfants, dans le froid, sous la pluie», plaide Alexandre.
A ses côtés, Yannis, son beau-frère, tient dans ses bras un tout petit bébé : «Il m’a adopté !» glisse le sexagénaire, avant de s’effondrer en sanglots : «Quelle image donne-t-on de l’humanité ? Qui sont ces dirigeants européens, insensibles au point de fermer leurs portes à des enfants qui fuient la mort ?»
Alexandre et sa femme Despina, comme Yannis, ne sont pas une exception. Les Grecs ont réagi avec une générosité inouïe au désespoir des réfugiés. «Ces gens sont des anges que le destin a mis sur notre chemin», souligne Abdul qui serait presque tenté de «rester en Grèce», si sa femme n’était pas déjà en Allemagne.
«Qui sait ? Peut-être seront-ils de toute façon forcés de rester ?» soupire Papatheodoros, un pope retraité de 76 ans, campé comme une statue sur la place centrale du village de Cherso. Au nord-ouest d’Idomeni, Cherso accueille l’un de ces nouveaux camps censés désengorger Idomeni. Sur la place, des Syriens se plaignent des conditions de vie difficiles dans ce camp tout proche : «La nourriture est mauvaise, l’eau s’infiltre dans les tentes.» Mais tous sont unanimes : «Grecs, très bons», soulignent-ils.
«Ces gens sont des anges»
A deux pas, le centre culturel a été transformé en entrepôt. Des camionnettes y déchargent en permanence des sacs remplis de vivres ou de vêtements, offerts par les habitants de la région. Regard intense et fine cigarette aux lèvres, Papatheodoros observe des femmes voilées qui viennent chercher des blousons pour leurs enfants. «Ces femmes et ces enfants, en quoi sont-ils responsables de leurs malheurs ? Qu’aurait-on fait à leur place, sinon fuir sans se retourner ? Abandonner toute une vie, juste pour sauver sa peau : qui peut croire que c’est un choix facile ? tonne Papatheodoros. Quand tu as connu l’exil, quand tu as en toi un semblant d’humanité, tu ne te poses pas de question. Ces réfugiés, nous les avons embrassés. Ils sont ici chez eux.»
Une vieille histoire resurgit : les réfugiés l’ignorent, mais la région où ils se sont échoués est pleine de fantômes. Les habitants ont souvent connu le même destin. Leurs familles sont venues d’Asie Mineure ou des rives du Pont-Euxin. Chassées, parfois violemment, par les Turcs en 1922, lors du gigantesque échange de populations qui a suivi les guerres balkaniques du début du siècle. Dans les cafés des villages environnants, les paysans, dont les terres sont désormais occupées par les tentes des réfugiés, ont tous des histoires à raconter. Celles transmises par leurs parents et qui évoquent des exodes tragiques auxquels seuls les plus résistants ont survécu. C’était déjà la guerre. Déjà la fuite de l’Orient. L’histoire se répète, les damnés restent toujours les mêmes. Leurs destins suspendus au bon vouloir des maîtres du monde.
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