Cette nuit-là, pour la première fois depuis plusieurs mois, Tomas dormira dans un lit. Il partagera une soirée autour d’un poêle à faire griller des marrons, et un repas fait de courge, de bœuf et de penne. Cet Erythréen de 15 ans est accueilli chez Françoise. «Un contrôleur de la SNCF m’a prévenue qu’il était à la gare, dit cette avocate en parcourant des yeux ses SMS. Pour qu’il ne se fasse pas intercepter par la police et qu’il ne dorme pas dehors, je suis allée le chercher.» Ce soir, en plus de Tomas, Françoise accueillera 19 autres migrants dans sa maison nichée sur les hauteurs de Breil-sur-Roya (Alpes-Maritimes). Trouvant «insupportable l’abandon et le mépris des pouvoirs publics», elle a décidé d’agir. «A un moment, il est de notre devoir de désobéir», estime-t-elle.
Tomas, Erythréen, est hébergé par Françoise avec d’autres réfugiés. (Photo Laurent Carré)
Esprit militant
Dans la vallée de la Roya, Françoise n’est pas la seule à s’engager. L’Etat a lancé des poursuites contre certains habitants pour aide à l’entrée ou au séjour irrégulier (lire encadré). Cette zone montagneuse française voit débarquer dans ses villages des migrants érythréens, soudanais, tchadiens qui tentent de franchir la frontière italo-française, officiellement fermée depuis 2015. Des habitants apportent leur aide à des hommes et des femmes épuisés par leur très long périple. Certains donnent de la nourriture et des vêtements, dispensent des cours de français, soignent les blessures. D’autres les hébergent, voire les accompagnent vers une autre ville de France ou d’Europe. Ces villageois solidaires sont jeunes ou vieux, avocats, étudiants, infirmiers, agriculteurs, professeurs, retraités, comédiens…
Chez Françoise, Tomas a trouvé une place dans une chambre qu’il partage avec quatre autres Erythréens. Parti de son pays en juin, Tomas a connu la guerre chez lui, la route vers la Libye, la traversée de la Méditerranée puis de toute l’Italie, et l’errance à Vintimille. Puis cap vers la France. Après une nuit de marche sur la voie ferrée, sous les longs et humides tunnels de la ligne Vintimille-Cuneo, il a atterri à Breil, épuisé. «Tomas s’est trompé de route. En marchant vers le nord, il pensait aller vers Paris, il s’est retrouvé dans la montagne», explique Françoise. La vallée de la Roya, «c’est un goulot d’étranglement, une enclave, précise-t-elle. Une fois arrivés, on est coincés». En remontant vers le nord, la route rejoint à nouveau l’Italie. En continuant vers l’ouest, derrière le col, c’est encore le territoire français, mais un lourd dispositif policier surveille la route, inspecte chaque véhicule, ouvre les coffres. Difficile pour Tomas et les autres migrants de sortir de cette vallée enclavée. Nathalie, une comédienne qui héberge plusieurs migrants, souligne que c’est «la géographie» qui forge l’esprit militant des habitants de la vallée. «Ici on n’est ni trop Français, ni trop Italiens.» On est dans un entre-deux, donc plus ouverts. Placées sur la route du sel, les cinq communes de la Roya (Tende, La Brigue, Fontan, Saorge et Breil) ont toujours connu du passage.
«L’hospitalité s’est accrue dans les années 50 car, quelques années auparavant, pendant la guerre, les habitants ont fui à Turin où ils ont été très bien accueillis. A leur retour, ils ont gardé cette habitude d’hospitalité», estime Georges, retraité de l’enseignement insistant sur la fibre sociale de la vallée. «En 1981, mon village de Saorge est celui qui a voté le plus pour François Mitterrand au premier tour. Encore aujourd’hui, la tendance est communiste.» Une vallée qui se démarque du reste du département, très à droite.
C’est sur ce terreau qu’une base militante s’est rassemblée, il y a une dizaine d’années, autour d’un combat collectif : la non-appartenance à une communauté de commune qui lierait la Roya à Menton et Roquebrune-Cap-Martin et ses maires LR Jean-Claude Guibal et Patrick Cesari. Pour faire le poids, l’association Roya Citoyenne est créée. Un vote aura raison du combat : la vallée est finalement rattachée aux communes du littoral. S’en suivent deux autres luttes qui occupent toujours les militants aujourd’hui : le non-doublement du tunnel de Tende et le maintien de la voie ferrée. «Ici, on ne supporte pas que le plus fort fasse la loi», résume Gilbert, conseiller municipal de Breil, venu avec son petit-fils apporter des jouets aux enfants de la maison.
Françoise. (Photo Laurent Carré)
L’ennui plane
Dans la cour de la bâtisse de Françoise, Véronique égraine une courge. Devant elle, le plat à gratin se remplit au fur et à mesure qu’elle détaille le cucurbitacée en dés. «Je ne me suis jamais engagée mais il y a un mois, je suis tombée sur un migrant allongé à même le sol. Ici, on n’a pas l’habitude de voir des gens dormir dans la rue», raconte cette mère de famille. Une semaine plus tard, Véronique ouvre ses fenêtres. En dessous de chez elle, deux migrants. Elle saute le pas et les héberge. «Dès qu’on les approche, on s’y attache car on découvre leur histoire, leur parcours.» Véronique a entraîné ses enfants Nathan et Elisa, 18 ans et 24 ans, qui donnent des cours de français aux migrants chaque soir depuis dix jours. «Cela fait penser à la Résistance, s’étonne Elisa, étudiante. Il ne faut pas trop parler de ce que l’on fait et presque se cacher.» En attendant le repas, Nasser a ouvert son cahier de français. Sur la page de garde, il a dessiné un drapeau tricolore.
Avec Elisa, ce père de famille soudanais révise les chiffres et les parties du corps. «Ici, c’est un lieu sûr. Surtout avec "Maman Françoise"», sourit-il. Si la maison de l’avocate est synonyme de quiétude pour Nasser, sa femme Hosna, leurs enfants Fadel, Mahamel, Tala, Tamani et son frère Khalifa, elle est surtout un lieu d’attente. Ne pouvant sortir de cette grande propriété, l’ennui plane. Les enfants s’occupent en courant dans le jardin, en jouant avec des Playmobil, en faisant du dessin. Leurs parents aident aux tâches ménagères, s’occupent de leur progéniture et envisagent un avenir. La famille, qui veut rejoindre Marseille ou Aix-en-Provence, est entre parenthèses. «On part quand ?» répète Nasser à Françoise qui a bien du mal à répondre car les départs se font au compte-gouttes. Les militants organisent des convois pour «faire passer» les migrants de l’autre côté de l’enclave.
Hosna, Soudanaise, et ses enfants ont trouvé refuge chez une autre habitante. La famille espère rejoindre Aix ou Marseille. (Photo Laurent Carré)
Quatre générations
Jusque-là discret, l’engagement du réseau de la Roya éclate au grand jour mi-octobre lorsque Cédric Herrou, un agriculteur membre du réseau d’aide, se retrouve avec plusieurs dizaines de migrants dans sa ferme et qu’il décide d’ouvrir illégalement un centre d’accueil qui sera démantelé par les gendarmes au bout de trois jours (lire encadré). L’association Roya Citoyenne, restée en sommeil pendant une dizaine d’années, se réveille et rassemble une cinquantaine de personnes en soutien à l’agriculteur, qui ne trouvera aucun relais parmi les figures politiques du département. Au contraire. Christian Estrosi, président LR de Provence-Alpes-Côte d’Azur, blâme ces citoyens de la vallée, parlant de «l’irresponsabilité d’associations militantes». Et le député LR des Alpes-Maritimes Eric Ciotti dénonce des «associations qui dévoient le sens de la loi» et qui «défient les autorités en se servant de la cause qu’ils prétendent défendre pour tenter d’imposer une politique contraire aux intérêts […] des Français». Laurence Boetti Forestier (Modem), conseillère régionale du secteur, évoque même une «instrumentalisation à des fins politiques».
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Des propos qui font bondir Françoise, Nathalie, Cédric et les autres, qui décident de profiter d’une tradition du village pour réunir habitants et migrants. «Une fois par an, j’organise la fête de la chapelle qui est adossée à la maison, explique Françoise. Aujourd’hui, on réunit quatre générations de Breillois qui voient les migrants de près pour la première fois.» Dans le jardin, un prêtre mène son office, dédié ce jour-là à la femme de l’un des Erythréens, Meabal, décédée lors d’un naufrage en mer. Quelques mains se serrent, les accolades sont timides, des regards s’échangent. La barrière se casse. «C’est la première fois que je partage un moment avec eux, explique Catherine, une Breilloise de 88 ans. Je savais qu’ils étaient accueillis mais je n’avais jamais fait l’effort de m’en approcher.» Un habitant de la vallée sort de sa poche une photo en noir et blanc. Le cliché a été immortalisé en Erythrée en 1963, lors de son service militaire. Tomas presse l’homme de questions. Soudain, locaux et migrants se trouvent des souvenirs communs.
Jugé pour aide au séjour
Avec sa camionnette, Cédric Herrou livre les œufs qu’il produit à Breil. Depuis un an et demi, l’agriculteur utilisait également son véhicule pour transporter des migrants de la vallée de la Roya vers les gares de l’ouest du département. Il les hébergeait aussi dans sa ferme. Mais rapidement, «on s’est retrouvés à cinquante chez moi. Ce n’était plus possible d’accueillir tout le monde dignement», explique-t-il. Il a alors ouvert illégalement un camp dans un bâtiment de la SNCF de Saint-Dalmas-de-Tende. L’insoumission durera trois nuits, avant qu’un matin de la mi-octobre, gendarmes, sous-préfet et procureur débarquent dans la vallée. Les migrants sont reconduits à la frontière italienne et les mineurs emmenés vers des centres d’hébergement. Le trentenaire, placé en garde à vue, sera jugé mercredi pour «aide à l’entrée sur le territoire national et aide au séjour». Il encourt jusqu’à cinq ans de prison et 30 000 euros d’amende.
Photos Laurent Carré