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11/01/2017

Sur la piste du mythe du chef Seattle

 

Par Olivier Le Naire avec Philippe Coste (aux Etats-Unis), publié le
source : L'Express
La seuls photo connue du chef Seattle. Sa légende commence en 1887, quand le Seattle Sunday Star publie une première transcription de ses propos.

La seuls photo connue du chef Seattle. Sa légende commence en 1887, quand le Seattle Sunday Star publie une première transcription de ses propos.

DR

Tout beau, tout faux: l'Express part sur la trace de quelques cas exemplaires de mystification. Fin du bal avec le discours de ce chef amérindien, en 1854, chantant ses terres et sa civilisation. Un texte devenu culte pour les Américains... jusqu'à ce que l'on découvre que la parole du vieux sage avait été tronquée, déformée, récupérée.

D'abord se laisser bercer par ce texte comme on écouterait couler une rivière, s'abandonner à sa beauté, sa poésie, sa pureté. Puis frémir lorsqu'il s'agite, gronde et se révolte. Respecter ses silences aussi. Nous sommes en 1854, sur les territoires encore sauvages du Nord-Ouest américain. A Washington, Franklin Pierce, 14e président des Etats-Unis, a confié à son chargé des Affaires indiennes la délicate mission de négocier l'achat de 2,5 millions d'acres (plus de 1 million d'hectares!) de leurs terres ancestrales aux peuples indiens Duwamish et Suquamish. Ecoutons, dans une de ses multiples traductions françaises, la longue réponse orale du chef Seattle - il a depuis donné son nom à la capitale de l'aéronautique américaine- à cette proposition. 

"Peut-on acheter ou vendre le ciel, la chaleur de la terre? Etrange idée pour nous! Si nous ne sommes pas propriétaires de la fraîcheur de l'air, ni du miroitement de l'eau, comment pouvez-vous nous l'acheter? Le moindre recoin de cette terre est sacré pour mon peuple. Chaque aiguille de pin luisante, chaque grève sablonneuse, chaque écharpe de brume dans le bois noir, chaque clairière, le bourdonnement des insectes, tout cela est sacré dans la mémoire et la vie de mon peuple. La sève qui coule dans les arbres porte les souvenirs de l'homme rouge. Les morts des hommes blancs, lorsqu'ils se promènent au milieu des étoiles, oublient leur terre natale. Nos morts n'oublient jamais la beauté de cette terre, car elle est la mère de l'homme rouge; nous faisons partie de cette terre comme elle fait partie de nous. Les fleurs parfumées sont nos soeurs, le cerf, le cheval, le grand aigle sont nos frères; les crêtes des montagnes, les sucs des prairies, le corps chaud du poney, et l'homme lui-même, tous appartiennent à la même famille." On imagine volontiers la stupeur du gouverneur Stevens, le représentant de Washington, en entendant cette adresse qu'il est chargé de transmettre au président des Etats-Unis. Surtout quand, durant tout ce discours long d'une demi-heure, le grand Seattle garde une main posée sur la tête de son interlocuteur, connu pour sa petite taille. 

 

Seattle poursuit : "L'eau étincelante des ruisseaux et des fleuves n'est pas de l'eau seulement; elle est le sang de nos ancêtres. [...] Nous savons que l'homme blanc ne comprend pas nos pensées. Pour lui, un lopin de terre en vaut un autre, car il est l'étranger qui vient de nuit piller la terre selon ses besoins.  

Le sol n'est pas son frère, mais son ennemi, et quand il l'a conquis, il poursuit sa route. Il laisse derrière lui les tombes de ses pères et ne s'en soucie pas. [...] Apprenez à vos enfants ce que nous apprenons à nos enfants, que la terre est notre mère. Tout ce qui arrive à la terre arrive aux fils de la terre. Lorsque les hommes crachent sur la terre, ils crachent sur eux-mêmes. Nous le savons : la terre n'appartient pas à l'homme, c'est l'homme qui appartient à la terre. Nous le savons: toutes choses sont liées comme le sang qui unit une même famille. Toutes choses sont liées." 

 

Ces paroles sont devenues quasi sacrées aux Etats-Unis, où la repentance pour les exactions commises contre les "natives" a commencé à prendre sa véritable ampleur voilà une cinquantaine d'années. A l'entrée des réserves, dans les musées et les parcs, le discours de Seattle est affiché partout. Le livre pour adolescents Brother Eagle, Sister Sky, reprenant le "discours du chef Seattle", agrémenté de dessins de l'illustratrice Susan Jeffers, s'est vendu à plusieurs millions exemplaires dans le monde. Et chaque année, à la Journée de la Terre, il est lu religieusement dans des centaines de villes. Al Gore, dans son livre Sauver la planète Terre, publié en 1992, a repris de longs passages de ce fameux discours. Même George W. Bush y fait régulièrement allusion. 

Incohérences et anachronismes

Las, ce texte digne d'un Abraham Lincoln ou d'un Martin Luther King défendant la cause des Indiens d'Amérique est un faux. Ou plutôt une copie du discours original de Seattle, mais une copie déformée, triturée, arrangée au fil de l'Histoire et des intérêts de ceux qui voulaient s'accaparer non seulement sa mémoire, mais aussi ses mots. Car cette version moderne du texte, qui a tant de succès encore aujourd'hui, a été rédigée en... 1971, par un certain Ted Perry - scénariste texan à qui la commission de radio et de télévision baptiste du Sud avait commandé un film sur l'environnement. Lorsque ledit film est diffusé quelques mois plus tard sur la chaîne ABC, les producteurs se gardent bien de préciser que ces paroles attribuées à Seattle ne sont qu'une très libre adaptation du discours d'origine. Et c'est ainsi que, bouleversés par ce discours, des milliers de téléspectateurs réclament le texte de Perry, qui va alors se répandre comme une traînée de poudre. 

Seuls quelques connaisseurs ou érudits- en particulier parmi les Indiens de la réserve des Duwamish- relèvent à l'époque les incohérences ou anachronismes de ce vrai-faux discours. Il faudra attendre le tout début des années 1990 pour qu'un ethnologue allemand, Rudolf Kaiser, dévoile la vérité.  

SOLENNEL Poster récent reprenant des éléments du discours de Seattle, dont le fameux "la terre n'appartient pas à l'homme, c'est l'homme qui appartient à la terre".

SOLENNEL Poster récent reprenant des éléments du discours de Seattle, dont le fameux "la terre n'appartient pas à l'homme, c'est l'homme qui appartient à la terre".   DR

Comment Seattle aurait-il pu, en effet, regretter la "vue des collines en pleine fleur ternie par des fils qui parlent", quand, relève Kaiser, le télégraphe ne devait faire son apparition sur ces terres que plusieurs années plus tard? Comment le vieux chef aurait-il pu voir "un millier de bisons pourrissant sur la prairie, abandonnés par l'homme blanc qui les avait abattus d'un train qui passait", quand il est aujourd'hui prouvé qu'il n'y avait, à cette époque et en ce lieu, pas plus de bisons sur la prairie (ils paissaient à 1 000 kilomètres de là!) que de "cheval de fer fumant", cette ligne ayant été construite bien plus tard? 

Un texte reconstitué de mémoire

Alors, un imposteur, Perry? Pas vraiment. Ou alors imposteur malgré lui, car le malentendu qui subsiste encore aujourd'hui est dû à une cascade assez extraordinaire de circonstances et de louvoiements avec la vérité qui montrent comment se construisent les mythes. 

Ted Perry, faussaire malgré lui.

Ted Perry, faussaire malgré lui.    DR

Le début de l'imposture remonte au 29 octobre 1887, lorsque, trente-trois ans après les faits, le Seattle Sunday Star publie, sous la signature du Dr Henry Smith, la première transcription écrite des propos. Smith, qui était présent à l'entrevue d'origine entre le chef indien et le gouverneur Stevens, donne une version pour le moins personnelle de ce texte, qu'il reconstitue de mémoire, et dans un style emphatique à consonance très catholique qui n'a, d'après les spécialistes, pas grand-chose à voir avec la façon dont Seattle devait s'exprimer. Par-delà les questions de langage ou les flous de la mémoire, David Buerge, un des grands spécialistes de l'histoire du Nord-Ouest américain, explique aujourd'hui à L'Express: "Cette transcription de Smith s'inscrit dans un contexte particulier. Il la publie au moment où une certaine classe moyenne commence à débarquer à Seattle et supplante les pionniers. Voilà pourquoi il tend à faire, volontairement ou non, un parallèle entre le sort de ces pionniers et celui des Indiens." 

Durant près d'un siècle, de multiples versions de ce texte vont circuler. Le fameux discours est, par exemple, souvent cité par les journaux américains lors de la crise économique et sociale des années 1930. Mais, cette fois, pour rappeler que ceux qui détiennent le pouvoir ou l'argent doivent se montrer justes avec leur peuple. Seattle, défenseur des opprimés! Jusqu'au jour où, en 1969, un professeur de littérature de l'université du Texas - William Arrowsmith- restitue ce discours dans une adaptation plus moderne, le publie, et... le lit en public lors du premier Jour de la Terre, en avril 1970.  

PIEDESTAL Statue du chef, érigée à Seattle en 1912.

PIEDESTAL Statue du chef, érigée à Seattle en 1912.       DR

C'est le moment où la vague écologiste et hippie déferle sur une Amérique qui, en pleine guerre du Vietnam, doute de ses valeurs comme de son modèle, synonyme, aux yeux de beaucoup, de gaspillage, de pollution, de domination. Parmi les auditeurs d'Arrowsmith, le scénariste Ted Perry, qui prépare justement un film écologiste. Il s'empare donc du personnage et du discours de Seattle pour réaliser une oeuvre de semi-fiction, avec le succès que l'on sait. 

La puissance d'un mythe se mesure sans doute au fait que, même lorsque l'on sait qu'il ne s'appuie pas sur une base réelle, on désire encore y croire. C'est le cas de ce discours fameux, qui continue à être une référence même si, dans la foulée des révélations de l'Allemand Rudolf Kaiser, le New York Times a publié, en 1992, un article expliquant la vérité. Dans une lettre à Kaiser, Perry a confessé qu'"il avait été horrifié" de voir son adaptation confondue avec le véritable discours du chef Seattle, et le mythe devenir plus fort que la réalité. Il va même plus loin : "Pourquoi sommes-nous si disposés à accepter un texte de la sorte lorsqu'il est attribué à un chef indien? Parce que nous voulons placer les premiers habitants de ce continent sur un piédestal pour esquiver la responsabilité de nos actes."L'autre explication est aussi, peut-être, que Perry a trop bien travaillé. Et son texte, fidèle à l'esprit sinon à la lettre des propos du vieux chef, résonne si juste aux oreilles d'un monde à la dérive que l'on en a besoin aujourd'hui. Mais quand David Buerge parle, à propos de Seattle, du "plus grand prophète manufacturé" de notre époque, il pourrait aussi rappeler les cas de Jésus ou Mahomet. Leurs paroles, elles aussi, ont été si déformées qu'ils ne les reconnaîtraient sans doute pas aujourd'hui. 

 

 

 

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