Le Yémen est souvent présenté comme un pays au bord de la scission, entre le nord et le sud, entre zaydites chiites et sunnites chaféites, entre houthistes et wahhabites, en proie à un affrontement par procuration entre l’Iran et l’Arabie saoudite. Ce sont ici davantage des fractures, qui peuvent servir chacune de point d’entrée dans une compréhension des crises yéménites contemporaines. Ainsi, on compare le Yémen à la Syrie ou à l’Irak qui ont subit de violents processus de confessionnalisation, avec l’apparition de milices. Selon cette grille de lecture, largement véhiculée par l’État yéménite et reprise par bon nombre de médias occidentaux, les « rebelles houthistes », de confession chiite, auraient pris Sanaa dans l’intention de rétablir l’ancien imamat zaydite, avec le soutien de l’Iran [1].
Toutefois, les origines du mouvement zaydite étaient bien loin d’un tel mot d’ordre : anti-impérialiste, anti-américaniste, anti-sionniste, sa ligne politique ne détonnait nullement du discours politique ambiant au Yémen. En outre, elle se voulait porter une revivification culturelle davantage qu’un programme politique. A partir de ce moment, le gouvernement yéménite n’a eu de cesse de confessionnaliser la contestation, notamment par le biais d’une stigmatisation de plus en plus forte des zaydites. La réaction d’Husayn al-Houthi, qui dirigeait le mouvement jusqu’en 2004, a été de présenter sa lutte comme une nécessaire défense face à l’agression de l’État. En outre, le régime prétendait lutter contre l’irrédentisme de la région. C’était réécrire l’histoire en essentialisant le mouvement zaydite, c’est-à-dire en ramenant ses militants à une identité supposée d’autant plus facile à stigmatiser. La seconde stratégie du gouvernement a eu une composante régionale, dans le but d’ancrer le conflit dans la guerre contre le terrorisme. Le troisième facteur ayant entretenu le conflit est l’émergence d’une véritable économie de guerre, appuyée sur de solides réseaux de contrebande. Enfin, la dernière actualité du mouvement houthiste semble démontrer une fois de plus son attachement à des enjeux politiques yéménites plutôt qu’à sa supposée participation au terrorisme international.
De la revivification culturelle à l’entrée en politique
En 1990, dans le contexte politique pluraliste qui a accompagné la réunification du Yémen, les élites zaydites se sont dotées d’un parti, le Hizb al-Haqq (Parti du droit ou de la vérité). Dans leur manifeste de la même année, les oulémas réformateurs du parti déclarent l’abandon de l’imamat. Samy Dorlian y voit « le dépassement concentrique des appartenances primordiales [2] », c’est-à-dire non pas tant une dissolution de l’identité zaydite mais l’affirmation de sa compatibilité avec le régime républicain. Dès sa création, le parti al-Haqq a institué un forum de réflexion visant à revitaliser la culture zaydite par l’édition et la diffusion de manuscrits historiques, la Jeunesse Croyante.
Mais il fait scission en 1997, emmené par Husayn al-Houthi, ancien député du Hizb al-Haqq. Ce dernier est alors entré en contestation politique : au niveau local il entendait contrer l’influence salafiste en plein essor, dont le centre était situé à Dammaj (en banlieue de Sa’da) ; au niveau national, il s’est montré en désaccord avec le choix du Président Saleh de se ranger du côté des États-Unis après les attentats du 11 septembre. En 2002, Husayn al-Houthi prononce un discours dans lequel il fustige l’ordre géopolitique mondial, incarné selon lui par l’impérialisme américain et le projet sioniste, deux facteurs menaçant la souveraineté du Yémen. Le slogan illustre bien la perception de la menace dont parle al-Houthi :
Dieu est grand
mort à l’Amérique
mort à Israël
la malédiction sur les juifs
l’islam vaincra
Il interpelle alors le gouvernement yéménite, en l’enjoignant d’orienter sa politique étrangère dans le sens de la résistance. Avec l’intervention américaine en l’Irak en 2003, les partisans de ce slogan se font de plus en plus nombreux. Le gouvernement yéménite, sentant le danger d’une détérioration de ses relations avec les États-Unis, répond par l’arrestation de centaines d’opposants. Bien que l’ancien député et le Président Saleh aient cherché dans un premier temps à discuter, la situation atteint rapidement un point de non-retour.
L’affrontement armé débute le 18 juin 2004, lorsque Husayn al-Houthi est tué lors d’une opération de police visant à le capturer. Son frère, Abd al-Malik al-Houthi, prend alors sa suite. Toutefois, le politologue Laurent Bonnefoy rappelle l’absence d’agenda politique clairement défini chez les houthistes : jusqu’à maintenant, la motivation déclarée d’Husayn et d’Abd al-Malik d’entrer en confrontation armée était la nécessité de se défendre.
Confessionnalisation et stigmatisation
L’équation que propose alors le Président Ali Abdallah Saleh, via la propagande et les intellectuels organiques du régime, est la suivante : le mouvement houthiste est une rébellion d’un groupe de chiites radicaux, emmenée par les sayyid-s, les descendants du prophète et anciens dirigeants du Yémen. Frustrés d’avoir été écartés du pouvoir en 1962, ils mènent une lutte sécessionniste pour rétablir l’imamat zaydite chiite, appuyés par l’Iran dont ils admirent la révolution islamique de 1979.
Dans la guerre contre les houthistes, le président Saleh n’hésite pas à aller à contre courant des évolutions historiques que connaissait la région de Sa’da (au nord du Yémen, région frontalière avec l’Arabie saoudite). Laurent Bonnefoy a mis en évidence que durant les années 1990 et jusqu’à 2004, le mouvement allait dans le sens d’une atténuation de la stigmatisation des zaydites. Le renouveau était vu comme culturel et non politique. Les controverses qui existaient entre salafis et partisans du renouveau zaydite auraient été davantage intellectuelles qu’armées. Or, en stigmatisant les zaydites via la dénonciation des sayyid-s, le président Saleh espérait trouver des alliés sunnites dans les qabili-s, les hommes des tribus. Le régime a considéré en effet que l’opposition confessionnelle salafistes/zaydites [était] déterminée par la fracture sociale qabili-s/sayyid-s. La stratégie n’a fonctionné qu’imparfaitement, puisque la moitié des partisans des al-Houthi demeurent des hommes de tribu. L’un des proches lieutenants (Abdallah Ayda al Rizami) des leaders durant les quatre premières phases de la guerre de Sa’da était lui-même un homme de tribu.
La stratégie de stigmatisation des zaydites a pris plusieurs formes au cours de la guerre de Sa’da : fermetures de librairies, arrestations de personnes à Sanaa en raison de leur provenance de la région de Sa’da, nomination par le ministère des biens de maimorte (Waqf-s) de prédicateurs salafis dans les mosquées zaydites de Sa’da, et réécriture de l’histoire du zaydisme dans la presse [3]. Toutefois, cette communication politique s’appuie sur un retournement des faits : la « rébellion houthistes » aurait un programme politique clair inspiré par l’Iran. Mais celle-ci n’a jamais fait mention de la wilayat al faqih, n’a pas prêté allégeance au guide de la révolution iranienne à l’instar du Hezbollah libanais.
Pour Samy Dorlian, professeur à l’Institut d’Études Politiques d’Aix-En-Provence et spécialiste du Yémen, le facteur discrimination a joué un rôle primordial dans le développement de la guerre de Sa’da puisqu’il a « provoqué des recompositions identitaires chez les citoyens d’origine zaydite [4]. » Ainsi, les houthistes ont été d’abord qualifiés comme tels par la propagande de l’État : « Un des principaux intellectuels et juristes zaydites de Sanaa, al-Murtadâ al-Muhatwarâ, qui dirige le centre d’enseignement al-Badr, mentionne le mécanisme : « C’est parce que l’État désigne sans cesse certaines personnes sous le nom de “houthistes” que ces gens deviennent effectivement “houthistes”. » [5] »
La régionalisation du conflit
La seconde stratégie du régime a été une stigmatisation en externe du mouvement zaydite, en le présentant comme proche de l’Iran et soutenu par le régime des Mollahs. Les houthistes seraient donc une menace globale par leur appartenance au mouvement chiite transnational. Laurent Bonnefoy analyse cette communication politique comme « une volonté manifeste du régime d’intégrer les tensions locales que connaît le Yémen dans un cadre cognitif fixé par l’agenda international et régional [6]. » S’il est vrai que le slogan des houthistes rappelle singulièrement certains mots d’ordre du Hezbollah libanais, et que l’on trouve des portraits de son secrétaire général Hassan Nasrallah un peu partout dans la région de Sa’da, il semblerait que la réciproque ne s’observe pas. Les griefs que cherche à faire reconnaître les houthistes sont yéménites, leur lutte est locale, qu’il s’agisse de leur combat contre les groupes salafis (membres d’al-Islah) ou djihadistes Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA). Le sens de leur slogan, nous l’avons vu plus haut, concerne avant tout la souveraineté du Yémen. En outre, aucun portrait d’al-Houthi n’est présent dans le sud-Liban. Toutefois, la communication politique du régime a porté ses fruits, notamment auprès de certains états du Conseil de Coopération du Golfe, dont le Yémen est candidat à l’adhésion depuis 2006. En 2007-2008, le Qatar a tenté de jouer un rôle de médiation entre les deux partis, en obtenant un éphémère cessez-le-feu. En 2009, le Président Saleh s’est rétracté en déclarant que cette médiation avait finalement contribué à renforcer la rébellion « en lui laissant croire qu’elle était l’égale d’un État [7] ». En août de la même année, la tension monte encore d’un cran et le Président Saleh applique un objectif de la « terre brûlée ». En novembre 2009, l’armée saoudienne entre au Yémen sous prétexte de poursuivre des combattants houthistes qui avaient passé la frontière. Les rares infrastructures (hôpitaux, écoles) présentes à Sa’da sont détruites et le Président impose un cessez-le-feu et le respect par les rebelles de six points (abandon des armes prises aux militaires, réouverture des routes, abandon des positions dans les montagnes, libération des prisonniers civils et militaires, yéménites ou saoudiens, abandon des bâtiments officiels et promesse de ne pas attaquer l’Arabie saoudite).
Les tenants d’une économie de guerre
Le mouvement zaydite a vu le jour dans la ville et la région de Sa’da, au nord du Yémen, frontalière avec l’Arabie saoudite. Il s’agit principalement d’une zone de hauts-plateaux, et qui a été la dernière à rentrer dans la République Yéménite en 1970 : pas par conquête mais par un accord de réconciliation. Par la suite, Sa’da fut écartée des plans de politiques de développement, en infrastructures notamment. Laurent Bonnefoy rappelle que le conflit concerne une zone où les réseaux de contrebande ont pu proliférer en raison du délaissement de l’État. A une vingtaine de kilomètres de Sa’da, dans la ville de al Talh, se tient l’un des plus grands marchés d’armes du Moyen-Orient. La porosité de la frontière avec l’Arabie saoudite ainsi que la proximité de la mer rouge ont facilité l’expansion des trafics. Une économie de guerre s’est rapidement mise en place dans la région, qui a pu susciter l’envie d’une grande part des hommes d’affaires, politiques et militaires yéménites : « la captation des ressources de l’économie de guerre est progressivement devenue un enjeu politique dans la mesure où elle satisfaisait certains intérêts et précipitait une recomposition des équilibres entre groupes concurrents [8] ». La guerre trouve son intérêt également dans la compétition pour l’attribution de l’aide. Au début de l’année 2009, le gouvernement annonce la création d’un fonds de reconstruction de 55 millions de dollars. Les comités qui se sont succédés pour gérer ce fonds étaient composés d’hommes issus des élites tribales locales, de figures politiques nationales et de technocrates. Pour Laurent Bonnefoy, les programmes d’aides ont « favorisé les tensions entre les belligérants, et donc la reprise des combats [9] ».
Le « round » de 2014 : vers un agenda politique plus affirmé ?
Le président Saleh tombe en 2011 à la suite de la pression populaire. Les combats entre le nouveau gouvernement et les houthistes ne tardent pas à reprendre. Dernièrement, les partisans d’Ansar Allah, groupe combattant dirigé par Muhammad al-Houthi, cousin d’Abd al-Malik, sont allés plus loin que la simple défense en se montrant capables d’exercer un certain pouvoir sur l’État.
En septembre 2014, ils rentrent dans la capitale Sanaa pour exiger l’abandon du redécoupage des régions. Selon eux, ce plan de fédéralisation du Yémen allait permettre l’accaparation des régions riches en hydrocarbures par les proches du président Abd Rabbo Mansour Hadi et la division électorale des zaydites, les rendant minoritaires dans leurs régions d’origine. Dans ce nouveau cycle d’affrontement, qui a vu le président partir en exil fin février 2015 à Aden, les houthistes font montre d’un agenda politique plus précis qu’auparavant : ils ont installé un comité révolutionnaire à Sanaa qui concentre les pouvoirs exécutif et législatif, et ont émis une alternative au plan de régionalisation proposé par le Président Hadi : le Yémen devrait être séparé en deux régions administratives. Pour le Président et l’ensemble des observateurs occidentaux, il s’agit là d’un appel à la partition du pays sur fond de coup d’État.
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République Arabe du Yémen (Yémen du Nord), 1970-1990
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Fin de l’imamat zaydite au Yémen (1948-1962)
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Rébellion chiite au Yémen
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Le protectorat d’Aden dans les années 1950
Bibliographie :
Aymeric Janier, « Les houthistes, révoltés insoumis du Yémen », Le Monde, 15/12/2013. URL : http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2011/12/15/le...
François-Xavier Trégan, « Au Yémen, les houthistes parachèvent leur coup d’Etat », Le Monde, 09/02/2015, URL : http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2015/02/09/au...
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Laurent Bonnefoy, « La guerre de Sa‘da : des singularités yéménites à l’agenda international », Critique internationale 3/ 2010 (n° 48), p. 137-159.
Laurent Bonnefoy, Frank Mermier, Marine Poirier (dir.), Yémen, le tournant révolutionnaire, Paris, Karthala, 367 p.
Notes :
[1] « Le zaydisme est une branche du chiisme née en 740 en Mésopotamie et en Asie centrale autour de Zayd bin ‘Alî al-Husayn, puis institutionnalisée au Yémen par al-Hâdî Ilâ al-Haqq Yahya bin al-Husayn (mort en 911). Cette secte majoritaire dans certaines des hautes terres yéménites est au fondement du régime de l’imamat qui a régné sur tout ou partie du Yémen jusqu’en 1962, soit pendant plus d’un millénaire. Le zaydisme connaît aujourd’hui d’importantes évolutions sur le plan de la doctrine et de son application politique. Elle s’est notamment structurée autour de la réaffirmation du rôle des hachémites (sayyids), « aristocratie » régnante jusqu’en 1962 dont la position politique, religieuse et sociale avait été mise à mal par la révolution républicaine ainsi que par un mouvement historique profond d’égalisation formelle des citoyens (la prétention des hachémites à détenir le pouvoir religieux et temporel s’est vue niée par le système républicain du Nord qui s’appuyait pour l’essentiel sur les tribus, tandis que les hiérarchies traditionnelles étaient mises à mal par l’idéologie socialiste au Yémen du Sud). » Selon Laurent Bonnefoy, « La guerre de Sa‘da : des singularités yéménites à l’agenda international », Critique internationale 3/ 2010 (n° 48), p. 137-159.
[2] Samy Dorlian, « L’enjeu identitaire de la guerre de Saada », "confessionnalisation", stigmatisation, recomposition. » in Laurent Bonnefoy, Frank Mermier, Marine Poirier (dir.), Yémen, le tournant révolutionnaire , Paris, Karthala, p 72.
[3] Samy Dorlian, L’enjeu identitaire de la guerre de Saada, p. 80 .
[4] Ibid p 72.
[5] Laurent Bonnefoy, « La guerre de Sa‘da : des singularités yéménites à l’agenda international » p. 140.
[6] Ibid p 164.
[7] Cité par Laurent Bonnefoy, « La guerre de Sa‘da : des singularités yéménites à l’agenda international », p 154.
[8] Laurent Bonnefoy, « La guerre de Sa‘da : des singularités yéménites à l’agenda international », p 159.