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15/07/2018

L'Obsolescence de l'homme de Günther Anders

 

« Pour étouffer par avance toute révolte, il ne faut pas s’y prendre de manière violente. Les méthodes du genre de celles d’Hitler sont dépassées. Il suffit de créer un conditionnement collectif si puissant que l’idée même de révolte ne viendra même plus à l’esprit des hommes.

L’idéal serait de formater les individus dès la naissance en limitant leurs aptitudes biologiques innées. Ensuite, on poursuivrait le conditionnement en réduisant de manière drastique l’éducation, pour la ramener à une forme d’insertion professionnelle. Un individu inculte n’a qu’un horizon de pensée limité et plus sa pensée est bornée à des préoccupations médiocres, moins il peut se révolter. Il faut faire en sorte que l’accès au savoir devienne de plus en plus difficile et élitiste. Que le fossé se creuse entre le peuple et la science, que l’information destinée au grand public soit anesthésiée de tout contenu à caractère subversif.

Surtout pas de philosophie. Là encore, il faut user de persuasion et non de violence directe : on diffusera massivement, via la télévision, des divertissements flattant toujours l’émotionnel ou l’instinctif. On occupera les esprits avec ce qui est futile et ludique. Il est bon, dans un bavardage et une musique incessante, d’empêcher l’esprit de penser. On mettra la sexualité au premier rang des intérêts humains. Comme tranquillisant social, il n’y a rien de mieux.

En général, on fera en sorte de bannir le sérieux de l’existence, de tourner en dérision tout ce qui a une valeur élevée, d’entretenir une constante apologie de la légèreté ; de sorte que l’euphorie de la publicité devienne le standard du bonheur humain et le modèle de la liberté. Le conditionnement produira ainsi de lui-même une telle intégration, que la seule peur – qu’il faudra entretenir – sera celle d’être exclus du système et donc de ne plus pouvoir accéder aux conditions nécessaires au bonheur.

L’homme de masse, ainsi produit, doit être traité comme ce qu’il est : un veau, et il doit être surveillé comme doit l’être un troupeau. Tout ce qui permet d’endormir sa lucidité est bon socialement, ce qui menacerait de l’éveiller doit être ridiculisé, étouffé, combattu. Toute doctrine mettant en cause le système doit d’abord être désignée comme subversive et terroriste et ceux qui la soutiennent devront ensuite être traités comme tels. »

in L’Obsolescence de l’homme, 1956

 

 

 

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"L'humanité est périmée. Date de péremption : 1945, quand se conjuguent la découverte d'Auschwitz et les bombes d'Hiroshima et de Nagasaki. Sont alors devenus désuets, pêle-mêle : l'avenir, l'histoire, les valeurs, l'espérance et l'idée même de ce qu'on appelait, auparavant, "homme".


Cette "obsolescence de l'homme" - titre de deux recueils d'études de Günther Anders constituant son oeuvre majeure - est au coeur d'une pensée dont l'actualité est surprenante, en dépit d'un demi-siècle passé. C'est en effet dans les années 1950-1970 que cet auteur atypique explique, thème par thème, comment et pourquoi tout, à présent, se trouve frappé d'une caducité essentielle. Vraiment tout : le travail comme les produits, les machines comme les idéologies, la sphère privée comme le sérieux, la méchanceté comme...

En lisant ces études rédigées au fil du temps, on est frappé d'abord par leur cohérence. Bien qu'Anders se refuse à construire un véritable système, la radicalité de sa critique tous azimuts de l'actuelle modernité soude cette collection de points de vue pour élaborer une véritable philosophie de la technique. Car son leitmotiv est que nous ne maîtrisons plus rien : le monde autosuffisant de la technique décide dorénavant de toutes les facettes de ce qui nous reste d'existence. Bien avant Guy Debord, Enzo Traverso et quelques autres, Günther Anders avait mis en lumière la déréalisation du monde, la déshumanisation du quotidien, la marchandisation générale. Le principal étonnement du lecteur, c'est finalement de constater combien, sur quantité de points, Anders a vu juste avant tout le monde.

Drôle de type, ce Günther Anders. De son vrai nom Günther Stern, il est né en 1902 à Breslau, dans une famille de psychologues. Elève de Heidegger, il fut le premier mari de la philosophe Hannah Arendt - ils se marient en 1929, divorcent en 1937 -, l'ami de Bertolt Brecht, de Walter Benjamin, de Theodor Adorno. Il a choisi pour pseudonyme Anders ("autrement", en allemand) par provocation autant que par hasard. Il gagnait sa vie comme journaliste, mais signait trop d'articles dans le même journal. Son rédacteur en chef lui suggéra : "Appelez-vous autrement"... et c'est ce qu'il fit. Mais ce choix fortuit finit par en dire long.

Autrement, c'est sa façon d'agir : ce philosophe n'a jamais voulu être reconnu pour tel, il a refusé systématiquement les chaires d'université qu'on lui a plusieurs fois proposées, persistant à gagner sa vie, aux Etats-Unis, puis en Autriche, comme écrivain et journaliste. Cet inclassable a déserté longuement sa propre oeuvre pour militer activement contre l'industrie nucléaire, la guerre du Vietnam (il fut notamment membre du tribunal Russell). Il meurt à Vienne en 1992, à 90 ans.

Autrement, c'est évidemment sa façon de penser. A partir de choses vues, de gens croisés, d'une kyrielle de faits en apparence microscopiques, Anders établit son diagnostic implacable. Sa méthode : l'exagération. A ses yeux, c'est une qualité. Cette exagération se révèle indispensable, selon lui, pour faire voir ce qui n'existe éventuellement qu'à l'état d'ébauche ou de trace, ou bien ce qui est dénié, négligé, voilé. Ou pour faire entendre ce qui semble d'abord inaudible. Car bien des thèses d'Anders semblent sidérantes : l'humanité est dénaturée, l'essence de l'homme a perdu tout contenu et toute signification, l'histoire est devenue sans lendemain... A première vue, tant de certitude semble dépourvue de réel fondement.

Pourtant, à mesure qu'on avance dans la lecture, il devient difficile de ne pas reconnaître, dans la loupe d'Anders, notre monde tel qu'il est. Par exemple : "La tâche de la science actuelle ne consiste (...) plus à découvrir l'essence secrète et donc cachée du monde ou des choses, ou encore les lois auxquelles elles obéissent, mais à découvrir le possible usage qu'ils dissimulent. L'hypothèse métaphysique (elle-même habituellement tenue secrète) des recherches actuelles est donc qu'il n'y a rien qui ne soit exploitable." Le fond du débat, évidemment, porte moins sur la justesse de tels constats que sur ce qu'on en fait. Anders les voit sous une lumière noire, comme autant de catastrophes sans issue. Personne n'est obligé d'en faire autant.

Mais l'ignorer est impossible. C'est vrai qu'il aura fallu du temps. Le premier tome de L'Obsolescence de l'homme, paru en 1956, ne fut traduit en français qu'en 2002 (aux éditions de l'Encyclopédie des nuisances). Ce second tome, qui regroupe des textes rédigés entre 1955 et 1979, est paru en 1980. Le lire aujourd'hui en français, à l'initiative d'un petit éditeur, est vraiment une expérience à ne pas manquer. Car dans ce regard d'un pessimisme extraordinaire, habité par le désespoir et le combat, la flamme qui résiste est d'une rare puissance. Anders agace, amuse, intéresse, il ne lasse pas. Penser autrement que lui, c'est encore en être proche.

L'OBSOLESCENCE DE L'HOMME (DIE ANTIQUIERTHEIT DES MENSCHEN). TOME II. SUR LA DESTRUCTION DE LA VIE À L'ÉPOQUE DE LA TROISIÈME RÉVOLUTION INDUSTRIELLE de Günther Anders. Traduit de l'allemand par Christophe David. Ed. Fario, 430 p., 30 €.

 

LE MONDE DES LIVRES | 09.06.2011 Par Roger-Pol Droit

 

Günther Anders : l’obsolescence de l’homme et la question du nihilisme moderne

 

Depuis peu de temps, le lecteur français peut découvrir les textes philosophiques et littéraires d’un écrivain atypique, qui n’appartient à aucune école, à savoir Günther Anders.

Si le premier tome de son opus magnumL’Obsolescence de l’homme, publié en 1956, est traduit depuis le début des années 2000, le tome II, qui regroupe des textes de 1955 à 1979, publié en 1980, n’est accessible que depuis 2012.

Ces deux tomes sont littéralement des phares qui éclairent la modernité dans sa spécificité et explicitent, avec une puissance singulière, la question de la technique, de l’individu, la question du sens ainsi que celle du nihilisme.

Anders se présente comme un philosophe de l’occasion contre les philosophes du système, philosophe des catastrophes, Hiroshima et Auschwitz comme condensés, prismes, « moment époqual », qui marque la nécessité d’une époque, celle de la modernité.

De même, les fulgurances et les audaces spéculatives de Nous, fils d’Eichmann(Rivages, 2003) montrent non seulement qu’Hiroshima et la Shoah ne sont pas des accidents de la modernité, mais que quelque chose du domaine de l’immonde, de la désintégration du monde, est à l’œuvre, depuis Hiroshima et la Shoah, qui perdure comme forme même de notre époque. Bien avant Imre Kertész, Günther Anders considère que ces « catastrophes » ne sont pas des accidents de l’Occident, mais expriment une perversion de la raison dans la rationalisation des moyens, en l’occurrence ici des moyens de destruction. L’holocauste comme culture, dira Imre Kertész, dans le titre d’une de ses conférences.

Le titre de L’Obsolescence de l’homme indique déjà qu’il y a quelque chose de périmé en l’homme, quelque chose hors sujet, à savoir son humanité. L’homme perd ses caractéristiques qui constituaient en propre son humanité : la liberté, la responsabilité, la capacité d’agir, la capacité à se faire être. En utilisant ces concepts, nous parlons le langage et la réalité d’un autre temps. Tout se passe comme si l’être de l’homme relevait aujourd’hui d’une nature morte. Pourquoi ? Comment ?

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Les révolutions industrielles comme obsolescence de l’homme

Anders identifie plusieurs moments du renversement hiérarchique du rapport de l’homme à l’objet, moments marqués par trois révolutions.

La première révolution, qui part de la révolution industrielle, se caractérise par la supériorité ontologique de l’objet fini, produit pour une fonction déterminée qui laisse l’homme dans une indifférenciation métaphysique, laquelle engendre la honte métaphysique, « prométhéenne » de l’homme. Si nous voulons comprendre la modernité, il faut comprendre que les objets ont plus de valeur que les hommes. L’objet parfait, abouti, correspond parfaitement à sa fonction. A l’antipode, l’homme n’est qu’un projet, un être indéfini, dont le dessin repose sur de la contingence, sur son existence. Il est un être qui a à se faire.

L’objet a plus de valeur que l’être humain parce que sa fonction est plus déterminée et plus parfaite. Seul l’homme qui tend à devenir une chose est reconnue dans son humanité, alors que – paradoxe aigu – il l’a abandonnée, pour devenir image-pour, spectacle :

« Il est on ne peut plus logique que ceux d’entre nous qui réussissent de la façon la plus spectaculaire à avoir de multiples existences (et à être vus par plus de gens que nous, le commun des mortels), c’est-à-dire les stars de cinéma, soient des modèles que nous envions. La couronne que nous leur tressons célèbre leur entrée victorieuse dans la sphère des produits en série que nous reconnaissons comme « ontologiquement supérieurs ». C’est parce qu’ils réalisent triomphalement notre rêve d’être pareils aux choses, c’est parce qu’ils sont des parvenus qui ont réussi à s’intégrer au monde des produits, que nous en faisons des divinités. »

Réussir sa vie, pour les gamins de la cour de l’école comme pour l’adulte raisonnable, c’est être connu, c’est être une chose. La puissance des réseaux sociaux est de faire image. Peu importe si tu fêtes ton anniversaire, l’important est de dire et de montrer que tu le fêtes. Identiquement, on juge la valeur d’un homme dans son rapport aux choses. Prosaïquement, l’idéal est de devenir un VIP ou de faire le buzz, à défaut acheter une voiture de grosse cylindrée pour montrer sa grosse envergure.

La seconde révolution apparaît avec la proximité de la destruction de l’homme par l’homme comme possible perpétuel, symbolisé par Hiroshima et Auschwitz. La technique comme technique de destruction s’impose comme un fond, de sorte qu’elle met l’individu à son service, le transforme comme moyen pur, chose, instrument, marchandise. L’infini de la technique, qui rend possible l’immonde, remplace l’infini de la religion qui avait rendu possible l’idée d’un monde.

C’est à partir de la possibilité de destruction de l’homme par l’homme qu’Anders remet en cause la responsabilité matérielle de l’homme, ce que j’ai appelé dans philosophie de la Shoah la dématérialisation de la responsabilité. Eatherly, qui donna l’ordre de bombarder Hiroshima, ne se rend pas compte des conséquences de son acte. Il ne pense pas que sa décision va faire disparaître des millions de personnes. Il fait son travail, son job, dit Anders.

La modernité, dans la manière dont elle rattache toute activité au travail, indépendamment de la fin poursuivie, de sorte que le moyen devient lui-même fin, se manifeste par le renversement de la morale. Eatherly estime qu’il a fait son devoir parce qu’il a obéi aux ordres. Ce mode de raisonnement est à peu de choses près celui d’Eichmann. En sorte que si le nazisme dit quelque chose de la modernité, ce que le nazisme dit de la modernité ne finit pas avec le nazisme.

« Aussi horribles que soient les crimes que cette attitude a rendus possibles, qui les regarderait avec étonnement comme des blocs erratiques égarés dans notre époque s’interdirait par là même de comprendre, parce que ces crimes perdent toute réalité, du moins toute réalité compréhensible, dès lors qu’on les considere comme des faits isolés. »

Telle est la grande leçon des deux tomes de l’Obsolescence et des autres essais comme Le Temps de la fin ou Nous, fils d’Eichmann. La modernité, qui dissocie décision et action, fonctionne sur la même structure discursive que ce qui a rendu possible le pire. Nul besoin d’être méchant pour devenir bourreau, il suffit d’obéir aux ordres :

« la quantité de méchanceté requise pour accomplir l’ultime forfait, un forfait démesuré, sera égale à zéro ».

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La question du nihilisme comme conséquence du totalitarisme technique

La troisième révolution s’effectue à partir de l’idée selon laquelle l’homme travaille constamment à sa disparition. Le monde moderne s’instaure et s’impose comme système, de sorte que je n’arrive plus à le changer. Ce point, pour Anders, conduit au nihilisme. Le nihilisme s’éprouve quand tout le monde est d’accord pour dire que le système est intenable, mais qu’il n’y a personne pour pouvoir le changer parce qu’il n’y en a pas d’autre.

Il n’y a aucune alternative parce que la réalité sociale n’est pas politique, mais technique. Or, Anders montre que la technique, dans son essence, est d’ordre métaphysique, de sorte qu’elle doit être repensée pour être reconnue pour ce qu’elle est.

Puisque je ne peux plus devenir un être humain, me réaliser en tant qu’homme, puisque je ne peux plus pas vivre ma vie, elle devient dépourvue de valeur. C’est par ce qui se joue de la technique, et par « se jouer », il faut entendre ce qui se déroule tout en nous dupant, que le nihilisme se déploie comme « totalitarisme technique ».

Parce que nous ne sommes plus capables d’être des hommes, nous ne sommes plus capables de produire du sens. C’est ce qui rend l’homme moderne si absent à lui-même, si conforme, si remplaçable. Ce point serait davantage une fin de l’histoire qu’un début d’une nouvelle civilisation, au sens où il dépossède l’homme de son rôle d’agent :

« Agis de telle façon que la maxime de ton action puisse être celle de l’appareil dont tu es ou tu vas être une pièce.»

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Les remèdes contre le nihilisme et la disparition de l’homme

Afin de mettre en exergue le nihilisme moderne, Anders pense une théorie du conformisme qui explique comment le pire a pu et peut de nouveau avoir lieu. Loin de réduire à la question de l’obéissance à l’autorité à une question d’ordre psychologique, il en fait une question philosophique majeure :

« L’ instrumentalisation » et le conformisme dominant aujourd’hui plus que jamais, on ne voit pas ce qui pourrait s’opposer à ce que l’horreur se répète. »

S’il n’y a pas de solution collective, c’est-à-dire technique, à la question du nihilisme et du totalitarisme technique, Anders explicite des zones de résistance, de refus de collaboration contre un ordre qui reproduit toutes les structures matérielles et discursives des plus grands massacres du vingtième siècle. Anders appelle situation eichmannienne toute situation où l’on éprouve un écart entre l’action et la décision.

Si la disjonction entre la décision et l’action a rendu caduques les morales traditionnelles, y compris l’universalité de la morale kantienne et de son impératif catégorique, il faut la remplacer par une nouvelle maxime de résistance individuelle, qui ne changera pas le totalitarisme technique, mais sauvegardera mon humanité, qui ne désintégrera pas mon pouvoir d’individu :

« Je ne peux imaginer l’effet de cette action, dit-il Donc, c’est un effet monstrueux.
Donc, je ne peux l’assumer.
Donc, je dois réexaminer l’action projetée,
ou bien la refuser, ou bien la combattre. »

On peut imaginer l’application possible de cette maxime, entre autres dans le monde du travail en passant par nos modes de consommation. L’omniprésence de l’idée de protocole a généralisé la disjonction entre la décision et l’action dans le monde du travail à partir de l’idée du Management moderne. Nous, fils d’Eichmann.

Ce qu’Anders a énoncé et dénoncé, nous le vivons au quotidien. Somme toute, Anders interroge le statut de la raison, dont la rationalité technique détruit l’autre sens de la raison, celui qui n’est plus moyen, mais fin, la raison comme relationnel.

23/05/2016 | par Didier Durmarque | dans Philo Contemporaine 

 

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