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08/12/2019

La garde de nuit (enfer hospitalier) Acte I

 

Ce recueil retrace la descente aux enfers d'un soignant hospitalier: écrasé entre charge de travail et mentale, écartelé entre vœu d’Hospitalité et course à la rentabilité. Comment survivre dans cet univers médiéval, fascinant, complexe, beau et violent. Et comment résister lorsque la perte de sens prend parfois le dessus sur la vocation? - Prologue et Acte I -

 

 

 

Le dragon jaune Le dragon jaune

 

 

Prologue

Quand le dragon vole.

Long soir d’été.

Un dragon insomniaque, déterminé, détonnant et oblong, escarboucle lumineuse au front, escalade en flammes rouges et vertes l’à-pic de mon jardin d’étoiles pour mieux se précipiter à l’assaut du fleuve.

Tournesol guerrier saigné au flanc, il tourne ses pétales au son doux et velouté d’un elfe crachant lentement sa soupe de lamier blanc.

Il découpe de ses pales sombres la voie lactée qui retombe en goutte-à-goutte d’étoiles filantes dans les veines de l’être qu’il porte au ventre, bien loin du sol, au delà de la forêt des ombres.

Cette âme pâle et souffrante, heurtée et paralysée comme cette lune d’été, il l’a gobée sur la plaine, au milieu des tôles froissées. Il la régurgitera bientôt sur l’esplanade ronde de la Tour des miracles.

Ici, l’air du soir, à nouveau calme, se recouche. La Garde veillera d’un œil intranquille sur le silence des remparts de ma nuit.

Au cœur de mes rêves, l’écran s’embrase de bleu et alors monte l’alerte…


 

La Tour de pierre La Tour de pierre

 

 

 

Premier Acte 

La pierre

 

La Tour

Informe architecturale, elle trône tel une diva sous sa peau criblée par le vitriol des ans. Neuf bourrelets de souffrance étagée seyant sur un fondement au sous-sol sismique.

Dans ses entrailles grises ou colorées, presque désamiantées, des trachées artères pompent de leurs plèvres cancéreuses un air retraité, qu’elles exsufflent par leurs gueules grillagées.

Des veines translucides ramènent, par pulsations rythmées, les capsules de sang étiquetées vers le cœur du laboratoire de la méga cité.

Des barges, poussées par des cygnes bleus, portent les malades et glissent, au flux péristaltique des canaux hospitaliers, aux mains de gondoliers asservis à leurs tablettes connectées.

Sur les berges escarpées, on observe la ronde perpétuelle des spectres d’humanité - rose morose, verte de rage, blanche de saignée - qui filent au rythme des machines à pointer. Âmes garrotées puis vidées de leur vocation, encloîtrées entre leur vœu d’Hospitalité et la boulimie de la bête à rentabilité.

Pourtant, aux parois de ses boyaux sombres, on voit encore flamboyer quelques torches de générosité. En ombres chinoises, donneurs et greffés, main dans la main, échangent leurs amitiés, dans une dernière valse de fraternité.

Ainsi, sous les emblèmes d’Eros et Thanatos réunis, la Tour domine tout : ses saigneurs et ses serfs, ses remparts et ses tourelles. De Planoise en contrebas, toute une volée de passerelles rampe sur son pas.

Les cheminées d’évacuation et les feux sentinelles fument au toit. Aux alentours, les odeurs de chair humaine se mêlent à celles du bois.

Et au crépuscule, le vol immobile d’une crécerelle sonne le glas.

 

Princes du sang

A la table ronde des conciliabules pluridisciplinaires, sous leurs armoiries de bistouris ou de cathéters, les saigneurs s’affrontent en joutes orales passionnées, défendent leur maison ou leur chapelle puis transigent avant de partir avec leur ost pour la bataille.

--- Leurs campagnes : rebâtir les canaux vasculaires, lutter contre l’extravasation et dégorger les plaines inondées ; éventrer les barrages ischémiques, libérer le flux artériel des fleuves et irriguer les aires cérébrales asséchées

--- Leurs gloires : ligaturer les vouivres anévrysmales, sauver les noyés des lacs sanguinaires, décapiter les hydres artério-veineuses, étouffer les guivres fistuleuses.

--- Leur Sainte Mission: préserver nos corps de l’hémorragie en refondant notre calice vasculaire.

--- Leur Saint Graal : vaincre la Maladie, sans verser le sang des blessés ou des morts.

 

 

Ici, je suis.

Ici, je suis chevalier Hospitalier, moine soldat, mercenaire, vassal, dans l’allégeance à la Tour.

Ici, je sais écrire, trancher et recoudre, publier les bans, convoquer l’ost, mener mes troupes, faire fructifier mon fief, et par dessus tout, offrir ma vie au champ de bataille hospitalier.

Ici, je porte encore l’exhaustion de ces années de combats larvés pour une victoire acérée sur les terres d’un prince noir. Perfidement adoubé chevalier puis homme-lige. Dans l’Immixtio manuum, vassal aux mains choyées. In fine, féal aux doigts broyés, désavoué sous le miroir brisé, emprisonné dans le vertige des arcanes d’une autre Tour.

L’honneur en étendard et l’exil pour seule survie, je m’exfiltrai in extremis.

Ici, je suis le chevalier errant, le vainqueur inféodé venu du Nord, et personne n’imagine le trésor d’énergie vitale dont il m’avait déjà patiemment spolié.

 

Chaque matin

Mains heureuses d’enfant joueur qui, dans le jardin des salles opératoires, font voler des papillons en papier d’emballage stérile.

Puis la matière pensante de mon cerveau, par ces mains prolongée, opère d’autres cerveaux - éveillés.

 

Artisan de l’humain (neuro-chir-urgien)

Mains fermes de forgerons, elles empoignent, frappent et soudent le titaneaux colonnes écroulées. Mains calleuses de menuisier, elles redressent, chevillent et vissent le bois des nuques brisées. Mains appliquées de tuyauteur, elles détectent, calfatent et tarissent les fuites de liquide méningé. Mains blanches de mosaïste, elles récupèrent, réassemblent et jointent les puzzles de crânes éparpillés.

Mains agiles de poissonnier, elles ligaturent, sectionnent et enlèvent leurs tentacules aux hydres vasculaires. Mains féroces de volailler, elles saisissent, étranglent et asphyxient au col les crêtes anévrismales. Mains tranchantes d’équarrisseur, elles excisent, parent et ficellent les chefs aux chairs scalpées. Mains rouges de boucher, elles taillent, désossent et s’essuient au bleu des tabliers.

Mains savantes de puisatier, elles forent, pompent et drainent le fluide des nappes sous-crâniennes. Mains vigiles d’aiguadier, elles dérivent, vident et assèchent de leur sang les zones inondées. Mains créatrices et architectes, elles dessinent, déroutent et aqueduquent le cœur aux hémisphères abandonnés. Mains bleues de fontainier, elles ponctionnent, guident et recueillent l’eau de roche à la source des lombes.

Mains têtues de maraicher, elles séparent, coupent et cueillent des méningiomes gros comme des oranges. Mains soigneuses d’horticulteur, elles visent, greffent et plantent des électrodes aux noyaux gris des cerveaux. Mains cloquées de cantonnier, elles creusent, élargissent et égalisent l’os arthrosique des canaux rachidiens. Mains vertes de jardinier, elles traitent, élaguent et déracinent les ramées de gliomes cancéreux.

Mains douces de coiffeuse, elles peignent, rasent et tressent au cuir les cheveux horripilés. Mains patientes de couturière, elles découpent, cousent et rapiècent de Goretex les méninges déchirées. Mains ciseleuses de joaillière, elles assemblent et attachent des colliers de veines au cou des artères. Mains mauves de lavandières, elles lavent, rincent et essorent aux soleils scialytiques les têtes de leurs victimes.

Mains charcutières dans le ventre de la bête.

Mains ouvrières dans le rouage de la machine.

Mains téméraires dans les tréfonds de la Tour.

 
L’apprenti sourcier

Deux êtres tremblants, chacun dans leur tranchée, de chaque côté du lit de la rivière blanche qui les sépare. Face tournée au sol, le patient courbe l’échine, se recroqueville en serrant son coussin de misère sur ses dents. L’apprenti sourcier, lui, officie nerveusement et calcule sa trajectoire, méticuleusement.

Une bise glaciale s’abat alors sur la plaine des reins. Tressaillement dans les rangs, au premier bataillon antiseptique. Un drapeau bleu perforé a été déployé. Au centre, on aperçoit une clairière, rose comme un champ de bataille. Cercle d’effroi dans les lombes qui délimite la cible. Raidissement, au deuxième bataillon antiseptique.

Palpation appuyée d’une phalange, humide sous les gants, qui fouille profondément les ligaments. On énumère les épineuses questions. Où est la moelle ? Où trouver la voie ? Où créer la brèche ?

Puis, l’alerte d’une attaque par le ciel et la peur sur les deux fronts. Derrière celui du patient, sonnent les clairons de son instinct de survie. Se réfugier dans les galeries de son courage. Se boucher les oreilles. Fermer les yeux. Serrer les dents. Serrer les poings. Et attendre…

Le bâton aiguisé et brillant de l’apprenti sourcier tremble, tremble, tremble sous la lune pâle. Il lui indique le chemin de la source. Soudain dans le bas du dos de son patient, comme la trace stridente et acérée d’une flèche brûlante. Spasme des muscles paravertébraux suivi d’un fin craquement d’outre.

Ses yeux s’éclairent alors. Son cœur ralentit. Entre ses doigts, la joie fleurit. Dans les mains du nouveau sourcier, l’eau de roche jaillit, pure. De l’autre côté du champ de bataille, on attend encore inquiet l’annonce du cessez-le-feu par l’arrachement de terre, dans un dernier trismus, de l’étendard de la victoire.

Enfin, on pansera la plaie punctiforme du blessé.

 

Le chêne sacré

Elle est là, qui attend tremblante, comme la frondaison sous le vent mauvais, à l’heure du rendez-vous d’annonce.

Elle est là, qui angoisse au creux de ses cernes pour son Homme à l’écorce du crâne scarifiée. Elle pressent le Mal qui lui ronge la cervelle, comme la vermine dans l’aubier.

Lui, le grand abatteur d’arbres, autrefois libre comme la forêt comtoise, autrefois puissant comme le chêne millénaire, et à présent, posé las, à son tour, branche ballante, racines instables, fibres cérébrales entaillées, dans ce corps qui penche et menace, comme un arbre vermoulu, sous la cognée du cancer.

Elle est là, qui s’effondre au coup vil asséné par le coin de la sentence diagnostique: glioblastome, la gale du cerveau qui pousse et poussera son Homme au chablis. Condamnation à perpétuité.

Elle est là, qui pleure à nouveau la sève amère, infiltrée dans ses veines depuis la mort du petit, noyé durant trente trois lunes, autre cher de sa chair, tombé et rongé avant elle.

Dans le désespoir, je serre son bois de cœur, tendre et sombre, dans ma main, et nous buvons sa douleur à l’ombre du grand chêne.

 

Sur le fil

Encore une journée qui s’achève, dans le bonheur masochiste de ne pas avoir encore touché un seul instant le sol.

Imprudent funambule que je suis, en équilibre, toujours instable, sur le fil à couper le bord de ma vie, tendue au travers du gouffre hospitalier.

Encore une journée qui m‘achève.

 

Laurent Thines

(qu'on peut lire aussi dans le dernier n° de la revue Nouveaux délits, le 64)

 

 

 

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