Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

20/09/2006

Panorama des nouvelles formes d’interventions dans l’espace public

 

 medium_les_nouveaux_debatteurs_de_rue.jpg

 

par Jérôme Guillet, association Matières prises


Difficile de relier au premier abord Guy Debord aux Fabulous trobadors, ou Immeubles en fête aux antipubs. Le lien, c’est l’espace public. Sa réappropriation est aujourd’hui l’objectif de penseurs, d’artistes, de militants, mais aussi d’habitants. Tour de piste des acteurs en présence et des questions qu’ils posent à la société.

1995. L’histoire retiendra l’effectif des cortèges, les premières organisations de chômeurs qui se présentent à des élections, l’émergence d’Attac, Bourdieu qui paie sa tournée, la montée en puissance des paquets de café Max Havelaar…, événements et phénomènes saillants d’une époque. Chacun a fait l’objet de commentaires et d’analyses. Et puis, dans les plis de cette période, d’autres phénomènes moins visibles, moins montrés, apparaissent. Ils ont pour terrain de jeu commun l’espace public : développement des happenings, de Act up à Greenpeace, progressive transformation de certains espaces tagués en fresques, début de contagion des repas de quartier, réquisitions de richesses dans les supermarchés, extension des Gays pride en province. La rue et les espaces publics semblent alors faire l’objet d’un regain d’intérêt, entraînant de nouvelles manières de s’y montrer et d’y agir.
Depuis, cette tendance ne semble pas unie dans un quelconque mouvement, mais les expériences se multiplient, au point que, dix ans plus tard, la " réappropriation de l’espace public " figure dans un nombre croissant de textes et de déclarations, du feuillet " anar " jusque dans les projets de collectivités.
Parmi les facteurs explicatifs de ce recours à l’espace public, figurent les difficultés des réseaux militants à renouveler leurs pratiques, mais aussi les impasses d’une démocratie participative institutionnelle. Les possibilités offertes par internet semblent avoir contribué à l’évolution des discours sur les espaces publics (physiques et virtuels) comme des pratiques qui peuvent s’y inventer.
Malgré la disparité des initiatives, on retrouve des constantes dans le rapport qu’elles créent avec leur public : la contestation d’une situation, sociale ou politique, par la proposition d’une action collective – et non par l’adoption d’un texte –, l’humour, la dérision, l’absence de ligne politique " serrée ", l’accessibilité de la démarche et son ouverture au plus grand nombre, la brièveté des engagements proposés, la gratuité, et la conviction que la multiplication des victoires symboliques sur l’ordre établi changera les gens, donc la société. " La tristesse et l’impuissance sont les manières dont le capitalisme s’invite chaque jour dans nos vies ", suggèrent Miguel Benasayag et Diego Sztulwark dans leur ouvrage Du contre-pouvoir (La Découverte, 2000). Les formes d’interventions récentes dans l’espace public se veulent la plupart du temps une manière de lutter sur ce front.
De la généralisation des pratiques conviviales (repas de quartier, fêtes d’immeuble) jusqu’à des propositions plus politisées entre activistes, penseurs, artistes, militants et habitants, nous vous proposons d’avancer ensemble sur quelques unes des pistes empruntées.

La piste théorique : des " situs " aux Taz

Dans les années 50 et 60, l’Internationale situationniste, groupe créatif, politique et expérimental, travaillait à la révolution et plus spécifiquement à la révolution de la vie quotidienne. Avant que ce groupe ne se délite (les révolutionnaires excluant les artistes), puis ne se dissolve, avant de se voir associé dans la mémoire collective à Guy Debord, leur principal leader, il y eut, pour réponse concrète à une critique de l’art, de la ville et de la vie quotidienne, des tentatives d’inventions dans la rue et les espaces urbains de situations, de déambulations, de happenings, qui permirent aux situationnistes de transformer certains moments de leur vie en œuvres d’art.
Dans les années 90, le livre Taz (Temporary autonomous zone ou zone d’autonomie temporaire) 1, du philosophe Hakim Bey, tentait de réactiver la piste " situ ", entre philosophie et poésie. Diffusé principalement via internet, l’ouvrage fut vite adopté comme une espèce de manuel d’action directe non violente, une hypothèse quant à la forme possible d’un soulèvement par contagion, dans lequel il s’agirait de " jouer " avec les marges de la société en inventant des formes de regroupements et d’activités inédites, conviviales, subversives, joyeuses et non marchandes, non répertoriées et non contrôlées par l’État. " La Taz est comme une insurrection sans engagement direct contre l’État, une opération de guérilla qui libère une zone (de terrain, de temps, d’imagination) puis se dissout, avant que l’État ne l’écrase, pour se reformer ailleurs dans le temps ou l’espace ", lit-on dans Taz. Dans les faits, qu’est-ce qu’une taz ? Une fête impromptue, un site internet, un " terrier à babos ", un happening, un dessin ou une inscription sur un mur… ? Si, pour Hakim Bey, la ville et ses différentes zones sont un terrain d’exploration privilégié et s’il cite quelques exemples, il préfère laisser le soin aux lecteurs d’imaginer le contenu et les activités de la Taz, car c’est de l’infini des possibles que celle-ci tire sa force.
Sur le terrain des concepts, les ramifications, filiations et prolongements sont nombreux : les situationnistes évidemment, le concept de rhizôme dans Mille plateaux de Gilles Deleuze et Félix Guattari 2 (Minuit, 1980), les zones et tendances non capitalistes de Résister c’est créer, de Miguel Benasayag et Florence Aubenas (La Découverte 2003), Le manuel de l’animateur social de Saul Alinsky 3 (Seuil, 1976) ou encore La violence de la dérision d’Albert Cossery (Joëlle Losfeld, 2000)… Autant de livres qui développent la question de la transformation sociale par des tactiques et stratégies " de biais ".

La piste des habitants : " Ma ville est le plus beau park "

Le quartier Arnaud Bernard, au centre-ville de Toulouse, a développé, depuis vingt ans, une impressionnante série d’initiatives par et pour ses habitants, portées par un collectif d’habitants, d’associations et d’artistes, dont les plus connus sont les Fabulous trobadors. Ce groupe chantant en français et en occitan a su faire connaître son quartier à travers ses textes, notamment en vantant le principe du repas de quartier, avec le succès qu’il connaît aujourd’hui. Les actions d’Arnaud Bernard (voir page 28) ne s’arrêtent pourtant pas à cette activité : réseau de gardes pour que les parents deviennent animateurs du temps de loisirs des enfants du quartier, "débats socratiques" sur la place, négociations du plan et de la construction d’un jardin public avec la mairie d’arrondissement, concerts et répétitions publiques dans les cafés… Une énergie et une volonté d’initiative qui se résument à travers un refrain des Fabulous : " Ma ville est le plus beau park, sa vie pleine d'attractions, ta ville sera ce park, si telle est ton ambition. "
Depuis quelques années, les repas de quartier et les repas d’immeuble ont intégré le quotidien. D’autres initiatives, moins connues, et ayant pour caractéristique d’être organisées par des habitants, se développent : le bookcrossing, ou en français Circul’livre, qui consiste à laisser volontairement des livres dans des lieux fréquentés pour que d’autres s’en saisissent ; le Grand don, rituel qui consiste à proposer des objets gratuits, une brocante où chacun se sert ; www.peuplade.fr, site internet qui propose à des gens d’un même quartier de découvrir s’il n’y a pas, proches d’eux, des gens ayant les mêmes passions, etc.
Face à la démultiplication des possibilités de loisirs et à un discours qui ne cesse de décrire l’atomisation du lien social, s’inventent des pratiques de convivialité et d’entraide qui visent – a minima – à désanonymer l’espace de vie commun.

La piste militante : les yé-yé du mégaphone

Ce n’est pas très français de lier mouvement politique et formes innovantes d’actions dans l’espace public ; c’est même plutôt déconsidéré. C’est de l’agit’ prop’, comme on disait, souvent avec un brin de dédain. Pourtant, l’absence de renouvellement des formes de manifestations et d’actions collectives a poussé certains à s’inspirer des voisins, notamment anglophones, pour reprendre et interpréter des manières nouvelles de revendiquer et de s’exposer dans l’espace public. Une génération – qui ne s’imaginait pas finir sa vie dans les réunions d’Attac – découvre avec délice les actions directes de la Circa (l’Armée clandestine insurgée et rebelle des clowns, l’existence d’Adbusters (en France, Casseurs de pubs) 4 et de leurs détournements publicitaires, les fêtes de rue de Reclaim The Streets ! (voir en France, La nuit des meutes 5) , les flashmobs6, actions collectives absurdes et jubilatoires, les vélorutions … Pour le moment, le résultat ressemble surtout à ce qui s’est fait pour la musique dans les années 60 : on adapte les tubes anglais et nord-américains du mieux qu’on peut. La réunion d’une culture de la contestation à la française, qui privilégie souvent le rapport de force et les tracts vengeurs, et celle plus anglo-saxonne privilégiant la dérision et les actions directes non violentes, n’a pas encore eu le temps de se faire. Tous les espoirs sont dès lors permis, car même si le choc interculturel est un processus lent, les transferts de méthodes entre différents pays restent plus simples entre militants qu’entre institutions.
Et certains de rêver : " Un jour, militer sera redevenu non sacrificiel, nous arriverons en avance aux manifs et partirons en retard... Les manifs seront drôles, ludiques, excitantes… et, plutôt qu’une vieille cégétiste qui crache ses trente ans de gauloises brunes dans le mégaphone, il y aura des chorales militantes. Nous aurons autant de chansons sur nos élus que les anglais peuvent en avoir sur leurs joueurs de football… De l’imagination, de la tactique, de l’art, de l’humour ! " Et des syndicalistes de répondre à ces rêveurs : " Si pour toi militer c’est un problème de détente et d’humour, c’est que tu n’es qu’un bourgeois de gauche, qui ne se déplace plus aux manifs et qui ne se bat pas pour des gens au jour le jour… Petit con, va, n’insulte pas ceux qui se sont battus pendant des années… "

La piste (aux étoiles) des artivistes

Activiste + artiste = artiviste. Une définition stricte semble pour l’instant exclue tant le terme est récent et sujet à controverse. Derrière ce terme, popularisé à l’occasion des contre-sommets du G8, on trouve des plasticiens, des graphistes, des comédiens proposant des réalisations, allant du détournement (monuments, publicités) jusqu’à des happenings ou des expositions. Les labels indépendants et de nombreux groupes musicaux revendiquent aussi l’appellation. Il s’agit essentiellement de permettre la prise de conscience de certaines réalités politiques ou sociales par le biais d’œuvres artistiques, la plupart du temps provocantes et explicites. Les artivistes, qui agissent souvent en bande, se réfèrent aux mouvements dadaïste, situationniste et punk, prônent une réactivité à l’actualité politique comme une logique de dissémination ; ce qui en amène une partie à choisir la rue et internet comme lieux tactiques pour exposer et diffuser leurs œuvres. Parallèlement aux fresques, pochoirs et slogans, aux affiches créées ou détournées, un concept revient, celui d’extension d’espace public par ajout de mobilier : prolonger un banc, installer des hamacs et des sièges dans la ville… des réalisations qu’on retrouve par exemple dans le collectif Rad.Art comme chez l’américain Heath Bunting 7.
Critiques de la ville et de la société de consommation, les artivistes semblent vouloir prolonger de fait l’histoire des groupes surréalistes, dadaïstes et situationnistes, sans avoir pour le moment ni unité, ni chef de file… Est-ce là un problème ou une chance ?

Vers une alliance durable ?

Les politiques d’aménagement, celles des rues, places et jardins, le fleurissement, les œuvres d’art commandées, les marchés, les brocantes, les fêtes de quartier, la fête de la musique, les festivals de théâtre de rue mais aussi la police municipale ou les éducateurs de rue font partie de l’animation de l’espace public. Cette activité est une prérogative qui revient aux municipalités et ses grandes orientations comme ses petites décisions sont des outils de visibilité et de communication pour une politique locale. Or, si l’on trouve de plus en plus de ronds-points fleuris et de festivals, la volonté d’encadrement a pourtant amené des restrictions à une période où une attente plus forte, illustrée par la généralisation de l’expression " réappropriation de l’espace public ", se faisait sentir : baisse des crédits aux associations de quartier, limitation des espaces d’affichage public, éclairage et caméra sur tous les lieux potentiels de rassemblement spontanés, ajouts de bandes de béton pour limiter ou empêcher les pratiques de rollers ou de skate, bancs anti-SDF, chasse aux graffeurs, etc.
Un décalage persistant existe entre les aspirations d’une partie de la population à réinventer un vivre ensemble, à ré-habiter la ville et une bonne partie des institutions qui, à la moindre opération, se gargarise dans ses bulletins municipaux, sans jamais prendre le risque d’une politique d’envergure. Aujourd’hui, entre les revendications classiques de la jeunesse et les aspirations plus récentes des militants et habitants, ce décalage incite à se jouer des lois et à travailler dans les marges. Il faudra pourtant bien des synergies et l’alliance durable des différents acteurs de l’espace public, y compris institutionnels, pour inventer de nouveaux rituels et aboutir à des innovations semblables à celles qui structurent un espace comme celui du quartier Arnaud Bernard.
Cette coopération, qui suppose que des institutions, de manière volontaire ou à travers un rapport de force, finissent par reconnaître et soutenir la valeur de certains projets associatifs et militants, semblait s’être dessinée avec l’arrivée de la gauche au pouvoir dans les années 80. Négocier les ambitions et les utopies ne fut dès lors pas un jeu terriblement gagnant, si l’on regarde les résultats actuels. Les mouvements d’éducation populaire, comme ceux de la culture et des arts de la rue, interpellant les pouvoirs publics dans les années 70 et grassement entretenus par ces derniers dans les années 80, se sont depuis installés dans un silence suspect, assourdissant, même lors d’évènements politiques forts, notamment pour ce qui s’est passé dans les banlieues récemment.
De nouvelles formes d’expression politique, la multiplication de nouveaux rituels conviviaux, ou encore l’émergence d’artistes et d’animateurs cherchant à mettre en scène, dans la rue, la parole et la vie des habitants 8 changeront-t-elle la donne, en proposant aux collectivités des pratiques et une réflexion neuves ? L’impératif de démocratie participative que s’impose une part des élus deviendra-t-il suffisamment contraignant pour les pousser à se risquer dans une politique d’éducation populaire et d’animation du territoire cohérente ? La multiplication des actions directes dans l’espace physique comme sur internet sera-t-elle le complément (attendu) en actes et méthodes des discours et des thèmes altermondialistes ? Ces différents groupes vont-ils s’ignorer, s’unir, se détester, s’éteindre ? La rencontre de ces nouvelles pratiques de la société civile et des volontés institutionnelles aboutira-t-elle à une transformation sociale ou à une récupération crasse ?
Il est inquiétant d’avoir certaines réponses de l’histoire…Il est rassurant d’avoir la possibilité de se poser, à nouveau, toutes ces questions.

jeromeguillet@no-log.org



Commentaires

-


mon loisir préféré actuellement est d'accompagner
dans la rue dans les deux sens du terme les personnes
à talons dont le battement régulier sur le sol sert
d'écrin à mes improvisations chorégraphiques et chantées.


-

Écrit par : strofka | 22/09/2006

Les commentaires sont fermés.