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01/11/2006

Anastasie & Cie, par Séverine Capeille

mercredi 1er novembre 2006
Un communiqué de l'USM-CGT. C'est dire à quel point les tournants Historiques émergent parfois de l'anecdotique. Qui aurait pu penser que la « Flibusterie des temps modernes » mettrait à ce point le feu aux claviers ? En relayant l'information syndicale du 16 septembre 2005 sur le site Bellaciao, Roberto Ferrario ne faisait qu'accroître l'accessibilité d'un document au plus grand nombre. C'est-à-dire Rien. Il n'empêche qu'il est aujourd'hui mis en examen.
La première absurdité (déjà soulignée par Alina Reyes et Franca Maï) de cette procédure consiste à tenir Roberto Ferrario pour unique responsable d'un collectif. L'étonnement atteint son paroxysme lorsqu'on découvre l'objet de la plainte : les « Chantiers Navals de St Nazaire » ne contestent pas les faits, mais le langage utilisé dans le communiqué. A défaut de savoir-vivre voici une leçon de savoir-écrire qui ferait presque rire si elle ne faisait pas pleurer.
Pleurer avec Duras. Elle qui répétait encore dans Ecrire que « Rien n'y fera jamais. Ce qui dominera toujours, et ça nous fait pleurer, c'est l'enfer et l'injustice du monde du travail. L'enfer des usines, les exactions du mépris, de l'injustice du patronat, de son horreur, de l'horreur du régime capitaliste, de tout le malheur qui en découle, du droit des riches à disposer du prolétariat et d'en faire la raison même de son échec et jamais de sa réussite. » [1]
Pleurer de rage, parce qu'aujourd'hui il faudrait taire la vérité.
Dans ce monde contemporain craintif, déserté par la quête du sens, tourné vers le bonheur privé plutôt que vers l'action collective, d'irréductibles internautes osent pourtant sortir du bien-disant ou du bien-bêlant du troupeau. Tandis que le politiquement correct va de soi, ils imposent le marteau de la critique, restent insoumis, indisciplinés, révoltés. Des impudents qui remettent en question le fonctionnement du système en place, dénoncent les injustices, le conformisme, la médiocrité, l'hypocrisie. Des insolents qui combattent l'immobilisme et la résignation, les faux principes et les idées reçues, les formes d'arrangement et de renonciation. Des gens indignés, qui s'écartent des chemins balisés de la pensée et qui participent, avec leurs claviers, à l'élaboration de nouvelles idées. Ainsi, on comprend aisément que le collectif Bellaciao soit en danger car :
« Aucun bénéficiaire d'un système n'aime l'insolent qui analyse et démontre les logiques dont procèdent ses avantages ; aucun nanti n'apprécie l'empêcheur de jouir entre complices et comparses, qui prouve le fonctionnement violemment inégalitaire du système en place ; aucun individu comblé par le marché n'applaudit l'impudent qui dénonce la manière injuste dont s'effectuent les partages : on transforme vite en victime émissaire le penseur qui dit la vérité, dévoile, arrache les décors et montre dans une pleine nudité critique la douceur du monde pour un petit nombre et sa dureté pour la plupart. » [2]
Victime émissaire Bellaciao. Et bientôt, quelques trois millions de bloggeurs français. Le « journalisme citoyen » a pris un tel essor qu'il fait peur en hauts lieux. Il est devenu un bouillonnement trop dangereux. Le projet RDDV ne vise qu'une chose : le contrôler.
C'est toute la liberté d'expression sur Internet qui est menacée.
Ca ne rate jamais. A chaque fois que la transmission collective de l'information s'accélère, que les idées circulent plus vite, que la parole s'échange plus facilement, que la production écrite est plus importante, la répression du discours critique apparaît. Ca commence à Rome avec Ovide, exilé sous prétexte qu'il aurait fait preuve d'immoralité dans « L'art d'aimer » ; avec Socrate, soupçonné de corrompre la jeunesse, condamné à boire la ciguë. Puis le XIIIème siècle voit l'essor des universités (et l'élargissement du cercle de ceux qui peuvent être touchés par des idées nouvelles), et l'Occident chrétien impose illico une surveillance systématique de ce qui se dit et s'écrit. Du plus loin de notre histoire, et méthodiquement, la mise en place d'une censure rigoureuse côtoie les débats intellectuels les plus fins.
Pas étonnant de voir cette vieille Anastasie (Allégorie de la censure) ressurgir sur le web. Relookée pour l'occasion par l'émission « Ca se dispute » (enregistrée à l'Assemblée) elle a troqué ses ciseaux contre une carte de presse. Sa mission : décrédibiliser le contenu qu'elle ne contrôle pas. Le webzine qui aimerait encore « parler quand tout le monde se tait » (Bernanos) devrait désormais compter avec elle. Anastasie d'aujourd'hui. Ancienne soixante-huitarde peut-être, qui voudrait remodeler le monde comme on lift un visage, en éliminer tout élément gênant pour le rendre uniforme. Silencieuse Anastasie, qui permet de perpétuer les mensonges institués bien plus efficacement que par les vacarmes de la propagande. Le combat millénaire de la Liberté et de l'Arbitraire se joue online. Les réseaux s'organisent. L'enjeu est colossal.
C'est de notre liberté de penser dont il est question.
Le net est l'ultime espace pour la diversité des opinions. L'expression populaire s'affiche à longueur de forums, les sites alternatifs enregistrent des records de fréquentation. Les connexions sur Bellaciao se comptent en millions. Tandis que la machine devait l'asservir, le citoyen s'est approprié l'outil pour terrasser Anastasie. Chaque nom sur les pétitions est la marque d'une main sur sa joue. Chaque nuit passée à relayer des informations est un coup porté à son cheval de bataille nommé Ignorance. Sans aucun moyen, avec du bric et du broc, et beaucoup de bonne volonté, des particuliers font reculer la vieille acariâtre. Ils « font face », selon l'expression qui représente le « mot d'ordre de ceux qui tiennent debout » (Gaétan Picon). Face à l'exploitation et à l'aliénation, à la domination et aux discriminations.
Face au tout sécuritaire.
Car quand Anastasie faiblit, il y a le Karcher. Et quand le Karcher fait trop de bruit, il y a le Taser.
C'est pour notre bien. Il est nettement plus rapide de mourir d'une décharge électrique que d'un cancer. Ainsi en ont décidé les autorités sanitaires. Et si le Taser ne suffit pas, il y a les camps militaires. Et des messages en boucle, pour vanter les mérites d'un monde bipolaire, merveilleux pour ceux qui sont du bon côté de la barrière. On donne des cachets aux derniers réfractaires. On prescrit des calmants aux enfants de six ans et du Prozac aux mères. Mais le silence ne se décrète pas sans risques. Partout des voix s'élèvent et rappellent aux « Chantiers Navals de St Nazaire » qu'« on ne bâillonne pas la lumière » (Hugo)
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[1] Marguerite Duras, Ecrire, Gallimard, 1993, p.50
[2] Michel Onfray, Célébration du génie colérique, Editions Galilée, 2002, p.18

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