19/03/2009
Nous nous sommes bien amusés
Par Fred Vargas
"Nous y voilà, nous y sommes.
Depuis cinquante ans que cette tourmente menace dans les hauts-
fourneaux de l’incurie de l’humanité, nous y sommes. Dans le mur, au
bord du gouffre, comme seul l’homme sait le faire avec brio, qui ne
perçoit la réalité que lorsqu’elle lui fait mal. Telle notre bonne
vieille cigale à qui nous prêtons nos qualités d’insouciance. Nous
avons chanté, dansé.
Quand je dis « nous », entendons un quart de l’humanité tandis que le
reste était à la peine. Nous avons construit la vie meilleure, nous
avons jeté nos pesticides à l’eau, nos fumées dans l’air, nous avons
conduit trois voitures, nous avons vidé les mines, nous avons mangé
des fraises du bout monde, nous avons voyagé en tous sens, nous avons
éclairé les nuits, nous avons chaussé des tennis qui clignotent quand
on marche, nous avons grossi, nous avons mouillé le désert, acidifié
la pluie, créé des clones, franchement on peut dire qu’on s’est bien
amusés.
On a réussi des trucs carrément épatants, très difficiles, comme faire
fondre la banquise, glisser des bestioles génétiquement modifiées sous
la terre, déplacer le Gulf Stream, détruire un tiers des espèces
vivantes, faire péter l’atome, enfoncer des déchets radioactifs dans
le sol, ni vu ni connu. Franchement on s’est marrés. Franchement on a
bien profité. Et on aimerait bien continuer, tant il va de soi qu’il
est plus rigolo de sauter dans un avion avec des tennis lumineuses que
de biner des pommes de terre.Certes.
Mais nous y sommes. A la Troisième Révolution.
Qui a ceci de très différent des deux premières (la Révolution
néolithique et la Révolution industrielle, pour mémoire) qu’on ne l’a
pas choisie. « On est obligés de la faire, la Troisième Révolution ? »
demanderont quelques esprits réticents et chagrins. Oui. On n’a pas le
choix, elle a déjà commencé, elle ne nous a pas demandé notre avis.
C’est la mère Nature qui l’a décidé, après nous avoir aimablement
laissés jouer avec elle depuis des décennies.La mère Nature, épuisée,
souillée, exsangue, nous ferme les robinets. De pétrole, de gaz,
d’uranium, d’air, d’eau.
Son ultimatum est clair et sans pitié : Sauvez-moi, ou crevez avec moi
(à l’exception des fourmis et des araignées qui nous survivront, car
très résistantes, et d’ailleurs peu portées sur la danse).
Sauvez-moi, ou crevez avec moi.
Evidemment, dit comme ça, on comprend qu’on n’a pas le choix, on
s’exécute illico et, même, si on a le temps, on s’excuse, affolés et
honteux. D’aucuns, un brin rêveurs, tentent d’obtenir un délai, de
s’amuser encore avec la croissance. Peine perdue.
Il y a du boulot, plus que l’humanité n’en eut jamais.
Nettoyer le ciel, laver l’eau, décrasser la terre, abandonner sa
voiture, figer le nucléaire, ramasser les ours blancs, éteindre en
partant, veiller à la paix, contenir l’avidité, trouver des fraises à
côté de chez soi, ne pas sortir la nuit pour les cueillir toutes, en
laisser au voisin, relancer la marine à voile, laisser le charbon là
où il est –attention, ne nous laissons pas tenter, laissons ce charbon
tranquille- récupérer le crottin, pisser dans les champs (pour le
phosphore, on n’en a plus, on a tout pris dans les mines, on s’est
quand même bien marrés). S’efforcer. Réfléchir, même. Et, sans vouloir
offenser avec un terme tombé en désuétude, être solidaire. Avec le
voisin, avec l’Europe, avec le monde.
Colossal programme que celui de la Troisième Révolution. Pas
d’échappatoire, allons-y. Encore qu’il faut noter que récupérer du
crottin, et tous ceux qui l’ont fait le savent, est une activité
foncièrement satisfaisante. Qui n’empêche en rien de danser le soir
venu, ce n’est pas incompatible. A condition que la paix soit là, à
condition que nous contenions le retour de la barbarie –une autre des
grandes spécialités de l’homme, sa plus aboutie peut-être. A ce prix,
nous réussirons la Troisième révolution.
A ce prix nous danserons, autrement sans doute, mais nous danserons
encore.
07:04 Publié dans RÉSONANCES | Lien permanent | Commentaires (0)
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