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03/12/2009

JIM JARMUSCH : PAR DELA LE BIEN ET LE MAL

par Jean-Paul Gavard-Perret

Depuis « Stranger Than Paradise » qui le fit découvrir Jim Jarmusch a  
toujours fait le même film tout en revisitant le cinéma du Western au  
film sentimental. Son dernier film reste à la fois un road movie, un  
film d?enquête filée plus ou moins policière (mais jamais policée)  et  
surtout un cinéma d?initiation et d?identité. Comme son William Blake  
de « Dead Man » tous ses personnages sont à la recherche de la pureté  
à travers ce qu?on considère comme le mal. D?autant que lorsqu'ils  
veulent s?en dégager, à l'image de Ghost Dog le tueur mystiqur, ils ne  
peuvent que s?y affirmer puisque c?est là le chemin d?accès à leur  
vérité.

Après « Broken Flowers » décevant sous cynisme un peu trop doucereux  
et en retrait par rapport au reste de sa filmographie Jarmusch  
retrouve toute sa force avec « The Limits of Control ». On y retrouve  
un de ses acteurs fétiches Isaach de Bankolé (le marchand de glaces  
inénarrable et incompréhensible de Ghost Dog »). Il incarne un tueur  
solitaire en fuite qui tente par tous les moyens, de mener à bien sa  
funeste mission. Un job qui le conduira à travers l?Espagne et au sein  
de sa propre conscience. Tout Jarmusch est donc dans cette nouvelle  
?uvre où l?on retrouve d?autres habitués des castings du réalisateur  
(Bill Murray, Alex Descas, Tilda Swinton ou encore John Hurt) mais  
aussi des nouveaux venus (Jean-François Stévenin et Gael Garcia Bernal).

« The limits of Control » est avant tout un film ludique. L?auteur le  
définit  « comme un jeu d'enfants que comme un film au scénario  
classique. Je l'ai d'ailleurs construit comme un puzzle. J'avais envie  
de prendre le spectateur par la main et de l'emmener en promenade dans  
mon univers, un peu comme je l'ai fait avec les acteurs qui ont  
accepté facilement les règles que je leur ai fixées ». Mais  
méfions-nous d?une telle affirmation même si elle peut définir tous  
les films de Jarmusch. Toutefois contrairement à d'autres de ces films  
celui-ci s'est construit en plusieurs années selon la technique des  
sketches développée dans « Coffee ans Cigarettes ».  Mais ici  ils  
sont réunis  dans un seul long métrage sous la forme de film  
d'espionnage proche du cinéma expérimental. Une nouvelle fois le  
réalisateur  se démarque des codes de narration habituelle pour offrir  
un divertissement des plus sérieux dans la veine de « Dead Man ». Se  
découvre la même impression de moments pris sur le vif.

En ressort la liberté caractéristique qui reste la marque de fabrique  
de l'auteur. Son cinéma reste par excellence le modèle de  
l'indépendance, du refus de se plier à la loi de producteurs  
comptables qui veulent dicter leur loi. Jarmusch n'en a que faire.  
C'est son luxe et aussi son génie. « Le jour où je serai obligé de me  
plier à la dictature de l'argent, j'arrêterai de faire des films pour  
me consacrer à fond à la musique ! » écrit celui pour lequel cet art  
reste parti prenante de son travail. Chaque bande son de l'auteur le  
prouve depuis Gene Vincent de « Stranger Than Paradise » en passant  
par Elvis Presley de « Mistery Train »,  « Neil Young » pour « Dead  
Man », une pléiade de rappers  (RZA, GZA) pour « Ghost Dog sans parler  
de Tom Waits, d'Iggy Pop et des autres jusqu'à  « Sun O ))) »  
aujourd'hui.  La musique est capitale dans tous ses films. Pour le  
dernier il s'est beaucoup basé sur le travail du groupe Sun O)) pour  
construire la trame : « tout mon boulot est basé sur la musique. Je  
suis venu au cinéma presque par hasard, mais la musique est  
indispensable à mon équilibre. Si je ne pouvais plus en écouter, je  
préférerais être mort. C'est ma principale source d'inspiration ».

Jarmusch éprouve viscéralement le besoin d'échapper au cadre trop  
rigide dans lequel on tente souvent d'enfermer le cinéma et c'est  
pourquoi chacun de ses films est une manière de revisiter le problème  
du mal et du bien sous divers genre. A sa manière ce dernier film est  
une parodie du film épique, c'est un roman de chevalerie de l'ère post  
moderne. Pour y parvenir, sans méthode particulière le créateur veut  
avant tout faire oublier à ses comédiens qu?ils jouent une comédie ? «  
Si j'y parviens, j'estime avoir fait mon boulot » écrit-il. Et c'est  
pour cela qu'il lui arrive de faire jouer des musiciens. Ce qui  
compte, ce sont les rapports de complicité qui se développent entre  
lui et ses acteurs professionnels ou non.

Jarmusch se présente comme l'anti-Michael Bay. Ses films peuvent être  
considérés comme des pauses dans les siens. Il tourne ce qu'il ne  
montre jamais ! « Ce serait drôle de voir sa version de Dead Man ou de  
Ghost Dog : ça se bagarrerait tout le temps ! »  écrit-il. Et il  
ajoute « Je n'ai rien contre Michael Bay. Je comprends sa logique,  
mais j'aimerais que son exemple ne soit pas le seul à paraître viable  
aux maisons de production » . Le cinéma de Jarmusch peut paraître (à  
l'exception peut-être de Broken Flowers et des malentendus qu'il  
génère) de l'anti-cinéma. Pourtant si le réalisateur semble se dérober  
à certaines  attentes des spectateurs ce n?est pas  pour les  
frustrerait mais parce que le cinéma  est suffisamment vaste et ouvert  
 au moment où tout se rétrécit et qu?on peut offrir autre chose que  
de l'attendu. L'auteur résume sa vision ainsi : « Que puis-je donc  
enlever de mon film que les gens aimeraient y trouver ? Ils veulent de  
l'action du drame, des sommets d?émotion. Une fille est nue, ils  
veulent du sexe. J'ai essayé de me débarrasser de tout ça et de  
réaliser quand même un film noir capable de toucher le public, même si  
l?émotion est purement visuelle. Pas par esprit de négation. Au  
contraire. Je suis pour la beauté et la variété de gammes qu'offre le  
cinéma ».  Planant plus que lent le film a été un échec aux USA. Ce  
qui n'enlève rien à sa perfection (au contraire ?).
« Pas de flingue. Pas de sexe. Comment fais-tu pour tenir ? » dit un  
personnage du film et cela peut synthétiser cette ?uvre prenante,  
paradoxale, passionnante et complexe entraînée par Isaac De Bankolé en  
criminel au sang froid, serein, ramassé, concentré. Sorte de parodie  
des séries noires mais selon une autre approche que  « Point Blank »  
deJohn Boorman ou de « Made in ISA », « Detective » ou encore «  
Nouvelle Vague » de Jean-Luc Godard Jarmusch crée un film efficace et  
glacé dont le héros n?est distrait ni par les filles, l'alcool ou  les  
fêtes à l'image du Ghost Dog et contrairement à Dead Made un temps  
trahit par sa sexualité. Jarmusch a d'ailleurs une passion pour le  
genre du film noir. Et s'il tourne celui-ci en Espagne c'est  
simplement pour un immeuble fascinant, les Torres Blancas, que l'on  
aperçoit sur la route de l'aéroport lorsqu'on arrive à Madrid. « Je me  
suis toujours demandé pourquoi personne n'avait eu l'idée d'y réaliser  
un film. » dit l'auteur. Tout est parti de là pour aboutir peut-être à  
son film le plus philosophique.
Le cheminement intérieur proposé par Jarmusch à travers son personnage  
central joue sur un système de répétition pour proposer une vision  
éthique et porteuse de sens qui déjouent une simple vision morale  
orthodoxe qui grince ici. Les séquences se suivent dans une forme  
cyclique. Isaach de Bankolé interprète un personnage au passé non  
défini. Il atterrit dans un récit dénué de toutes explications sur sa  
vie et ses motivations. Il rencontre des personnages énigmatiques  
sortis peut-être des méandres de son esprit, lors de séquences aux  
musiques saturées et au sein de discussions apparemment absurdes. Sur  
la lancée de « Coffee and Cigarettes »  on retrouve une construction  
influencée par une pensée bouddhiste fondée sur l'idée de cycle de vie  
et sur la perdition apparente d?un personnage perdu dans des lieux  
sans attaches au symbolisme à peine caché. Dans son voyage spirituel,  
le tueur semble extérieur à lui-même. Il ne prend conscience de son  
existence qu'en regardant des toiles de maîtres. Peu à peu, il observe  
le monde comme une peinture jusque dans l?observation d'une femme nue  
et diaphane, d'un bar, d'une ruelle ou encore dans la dégustation d'un  
café. Et l'apparition de l'actrice Youki Kudoh au milieu du film nous  
projette ainsi vingt ans en arrière, lorsqu?elle celle-ci nous  
émerveillait dans Mystery Train.

Tout se passe dans « Limits of Control » comme si la fête était finie.  
Mais les archétypes chers à Jarmusch restent fixés. L'auteur se refuse  
à installer la culpabilité au fond de l'être. Elle n'est jamais  
entretenue et joue à contre courant. Elle est pour le réalisateur  
l?inverse de l'espérance et représente la déchirure de toute joie  
puisqu'elle reste liée au socle de douleur et de contradiction. Chez  
Jarmusch elle ne divise pas. Pour lui la coupure entre le bien et le  
mal, de la chair et de l'esprit, de l?éternité supposée et surtout du  
temps gâché n'existe pas. Tout se déroule en parfaite ouverture, en  
toute innocence plus qu'en perversité. Isaach de Bankolé semble vivre  
pour l'autre qu'il contient et qui a mûri dans sa conscience qui n'a  
rien à voir avec celle qu'une quelconque faute. La conscience ne fait  
que donner à partager le silence dans le désert du naître et du  
mourir. La catastrophe a déjà eu lieu. Il n'existe plus de figure d'un  
père archaïque, lumineusement noir. La vie est à l'envers mais ne  
manque pas de sens. Simplement le sens se situe par delà le bien et le  
mal. Sans penser à un dieu. L'amour vient d'ailleurs, du crime envers  
l'autre tant il y a de mal à vivre et assurer un sentiment pacifié.  
Toutefois chez le réalisateur l?homme ne porte pas en lui par sa  
naissance un pouvoir diabolique qui engendre la faute. Du possible  
pouvoir démoniaque de l'homme Jarmusch créé des facteurs  
d?émancipation de l?homme. Un homme mélancolique certes mais un homme  
tout de même et qui n?outrage pas le ciel. Il sait se libérer de  
manière naturelle et amorale des pulsions destructrices en faisant  
sauter la chape de plomb de son Ange noir. Il sort instinctivement de  
l?insupportable désarroi, de la sidérante noirceur de la dépression,  
de la Melancolia même s'il semble y plonger. Et lorsque le réel  
revient il convient de tenter de biffer ses irruptions, ses pointes.

La bande son est créée pour ça. Grâce à son incursion le miroir du  
réel ne reflète rien.  Certes, le héros peine à concevoir le temps du  
fond de sa fatigue plus que de son mal être. Le plafond du ciel est  
bas. Le héros s'y tient voûté. Mais au lieu de s'y dissoudre, de s'y  
sédentariser il avance dans la réalité comme dans un musée. Tout  
demeure pelliculaire. Se faire comprendre et vivre revient à passer,  
par la musique, au silence.  Pas besoin de regarder l?avenir. L'esprit  
est dans le corps comme un ballet dans le cul. Mais c'est par lui que  
la conscience telle une peau envoûtée se vidange. Refusant toute  
régulation le héros tente de sa retrouver "par la bande".  S'il  
détruit c'est sans le savoir pour se devenir tout en restant étranger  
au réel. La pulsion est restée sans cadre, repère, limite et  
privation.  Le personnage central se contente de se sentir intrus dans  
un univers qui lui demeure étranger.  Il le considère comme un  
effacement"jusqu'à plus rien depuis ses tréfonds / qu'à peine à peine  
/ n'importe comment n'importe où". (Beckett). A la fin il y aura le  
tapage du silence par toutes les musiques qui s'entendent encore et  
que bientôt on qu?on n?entendra plus. Mais le spectateur comme le  
héros  n'est libre que par leur blasphème. Sans crédit, sans statut,  
ni pardon. Ce mot d?ailleurs ne veut rien dire dans l'ablation du nom  
et sa perdition voulue. Fantômes que fantômes. Abasourdis, sonnés. A  
la fin il y a  ni victime, ni bourreau. Que ça, le silence. Sa  
dernière attente. Il faut accepter de disparaître dedans.

 

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