17/10/2010
Nîmes et Cannes, les Chicago français : TF1 a encore frappé !
Published on Rue89 (http://www.rue89.com)
By Laurent Mucchielli
10/16/2010 - 12:34
Un reportage d'Appels d'urgence les place en tête des villes les plus délinquantes. C'est faux : explications de Laurent Mucchielli.
Notre intention n'est pas de revenir sur la polémique lancée fin septembre [1] par le député
socialiste Arnaud Montebourg à propos de la chaîne de télévision TF1.
Mais un fait est là : les jours et les années passent, et une certaine télévision -pas
exclusivement celle dont on va parler ici- continue à distiller volontairement la peur dans la
population. L'actualité de cette deuxième semaine d'octobre nous oblige à y revenir, preuves
en main.
« Quatre mois » d'enquête pour un résultat très partial.
Le 12 octobre, la chaîne TF1 diffusait un nouveau numéro de l'émission Appel d'urgence
intitulé « Nîmes : Flics sous tension contre jeunes délinquants prêts à tout ». [2]
Cette émission « propose, à travers des documents exclusifs, de suivre sur le terrain et sur le vif, des professionnels des urgences durant leurs interventions au quotidien ». Bref : on fait du spectaculaire.
Le ton est évidemment plus qu'alarmiste. La présentatrice affirme en ouverture : « Depuis le début des années 2000, Nîmes partage avec Cannes la première et peu enviable place au hit parade du plus haut taux de délinquance. Une délinquance qui sévit dans les quartiers sensibles mais qui touche aussi désormais le centre-ville et les petites communes périphériques, jusqu'ici relativement épargnés.
Agressions, vols, cambriolages, trafics de drogue et de voitures volées… Chaque jour, les 400 fonctionnaires du commissariat de la cité gardoise sont sur la brèche pour tenter de combattre le sentiment d'insécurité qui s'est parfois installé dans la population. »
Elle précise aussi que « les équipes d'Appels d'urgence ont suivi, pendant quatre mois, le travail des policiers nîmois ». Un temps très long pour une « enquête » aussi partiale, reposant sur un incroyable amateurisme en matière statistique.
Certes, il y a à Nîmes des quartiers très difficiles, c'est un fait. Et le travail des policiers l'est en proportion, c'est tout aussi clair. Mais ce n'est pas un scoop. Ce genre de reportage aurait pu être tourné dans des dizaines et peut-être même des centaines de quartiers ailleurs en France.
Nîmes et Cannes ne sont pas les villes les plus dangereuses. Pourquoi donc cette focalisation nîmoise ? La raison officielle ou apparente est donnée dans la première phrase de la présentation du reportage : Nîmes et Cannes (dont le reportage ne parle pas en réalité) seraient les deux villes ayant le plus fort taux de délinquance en
France.
Sauf que c'est faux : chacun peut consulter le classement du taux de criminalité par
circonscription de police, publié chaque année par le ministère de l'Intérieur sur le site
internet de la Documentation française. Le dernier volume, consacré à l'année 2009 [3] fournit
comme d'habitude un classement des villes selon leur taux de criminalité.
En réalité, la ville qui arrive largement en tête de ce triste palmarès est Saint-Denis (93),
suivie d'Avignon (84) et de La Courneuve (93). Nîmes et Cannes arrivent dans le premier
peloton qui suit ces échappées, avec des taux de délinquance en réalité comparables à de
nombreuses villes comme Nice, Lille, Marseille, Perpignan ou encore Aubervilliers et
Bobigny.
Quatre mois de travail, donc, reposant sur un choix initial que l'on peut invalider en deux
minutes de lecture sur Internet.
Le « taux de criminalité » des villes établi sur un calcul biaisé
Au risque de paraître vouloir accabler ces journalistes, on ira même un tout petit peu plus
loin dans l'analyse statistique. Non pas pour revenir ici sur le problème que nous avons déjà
soulevé de la représentativité des statistiques de police (par exemple dernièrement au sujet
de la délinquance des filles [4]). Mais pour réfléchir à la signification de ce « taux de
criminalité par villes ».
De quoi s'agit-il ? Simplement du rapport entre le nombre de faits constatés annuellement
par la police et le nombre d'habitants des communes, tel que comptabilisé par l'Insee sur la
base des recensements de la population [5].
Le problème est ici le suivant : la population des habitants permanents d'une ville n'est pas
forcément constante. Elle peut au contraire connaître des variations réellement énormes. Et
le nombre d'infractions constatées par la police peut en réalité reposer sur un nombre de
résidents temporaires sans commune mesure avec le nombre des habitants permanents.
Deux exemples majeurs illustrent ce problème. Le premier est le phénomène saisonnier
touristique. Rappelons que la France est la première destination touristique dans le monde,
et que la Côte d'Azur est sa première zone touristique.
C'est ainsi que la ville de Cannes, qui compte officiellement 71 500 habitants au 1er janvier
2009, voit en réalité sa population tripler pendant l'été et accueille au total environ 2,5
millions de visiteurs par an [6]. Ceci ne provient pas uniquement du tourisme estival car,
comme chacun sait, Cannes accueille aussi un festival de cinéma mondialement connu.
Et voilà le deuxième exemple : après le tourisme, les événements particuliers suscitant un
important et soudain afflux de population. A Cannes son festival, et à Nîmes ses deux
grandes férias (celle de Pentecôte -la plus connue- mais aussi celle des vendanges en
septembre).
Lors de la féria de Nîmes, la population est multipliée par sept !
C'est du reste ainsi que le reportage de TF1 commence : par des scènes tournées lors de la
féria, dont on rappelle qu'elle accueille environ 1 million de personnes sur seulement quatre
jours, ce qui multiplie par sept la population (146 500 habitants au dernier recensement).
Concentré de population, concentré de boissons alcoolisées (car cette fête traditionnelle liée
à la tauromachie est aussi une énorme beuverie) et concentré de bagarres, de vols et de
dégradations en tous genres.
Et l'on pourrait ainsi multiplier les exemples : si Saint-Denis est la première commune du
palmarès officiel de l'insécurité, quel rôle y joue le fait qu'y est implanté le Stade de France ?
Même chose pour le tourisme général et le festival particulier (de théâtre) à Avignon.
Le problème général est donc le suivant : quelle part le taux de criminalité officiel de ces
villes doit-il non pas uniquement à une activité délinquante locale et permanente mais aussi
à des concentrations sans commune mesure de populations saisonnières ?
Là encore, en quatre mois d'enquête, les journalistes de TF1 auraient pu trouver des
réponses chiffrées auprès des autorités policières locales. Mais encore fallait-il se poser la
question.
TF1 a choisi la peur comme ligne éditoriale d'Appels d'urgence.
Comment la chaîne de télévision française la plus regardée (quelle responsabilité ! ) et la
plus fortunée (il sera difficile de plaider l'erreur due à un manque de moyens) peut-elle
produire une telle médiocrité d'information, pour ne pas dire une telle désinformation ?
Notre hypothèse est que, derrière la raison officielle ou apparente, il y a en réalité une raison
cachée. Cette raison, c'est le but premier de ce reportage qui n'est pas de comparer des
villes entre elles ni même de savoir où se situent les problèmes les plus importants.
La véritable motivation est de montrer quelque chose qui fera peur. C'est pour cela qu'il
fallait choisir ces deux villes de province dont l'une est peu connue (c'est Nîmes), l'autre
possède une image totalement éloignée de celle que l'on se fait ordinairement de la
délinquance (c'est Cannes).
Cette peur est activée ainsi par l'un de ses mécanismes les plus classiques et les plus forts :
la contagion. Et cette contagion est elle-même double. D'une part, le problème ne
concernerait plus seulement les très grandes agglomérations, il se diffuserait en province.
D'autre part, il ne concernerait plus seulement les « quartiers sensibles » (et ses barbares
bien connus), il se répandrait et viendrait menacer les braves gens du centre-ville.
Blog principal:
Laurent Mucchielli [7]
Montebourg : « TF1 a une tradition délinquante » [1]
""La Cité du mâle", quelle nullité !" sur le blog perso de Laurent Mucchielli [8]
source: http://www.rue89.com/laurent-mucchielli/2010/10/16/nimes-et-cannes-les-chicago-francais-tf1-aencore-
frappe-171484
Links:
[1] http://www.rue89.com/2010/10/03/montebourg-tf1-a-une-trad...
[2] http://videos.tf1.fr/appels-urgence/nimes-flics-sous-tens...
[3] http://lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/104000...
[4] http://www.rue89.com/node/169664
[6] http://www.cannes.com/index.php?option=com_content&ta...
[7] http://www.rue89.com/laurent-mucchielli
Petit avis perso : ces méthodes médiatiques à l'américaine n'ont rien de surprenantes vu le but recherché. Personnellement, je ne regarde pas TF1 et pour cause, je ne regarde pas la tv du tout et ce depuis 15 ans ! Boycott total et sans aucun effets secondaires indésirables. Seulement désirables : du temps en plus, des infos, du cinéma etc librement choisis, des pensées libres et des libres pensées, des activités créatives, des enfants heureux, des ondes en moins etc etc... et je n'ai pas PEUR !!!
13:09 Publié dans QUAND LA BÊTISE A LE POUVOIR | Lien permanent | Commentaires (0)
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