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18/01/2011

La Mère Michel a lu - Spécial poésie

 

 LA MÈRE MICHEL  V

 

 

 

 

POÍESIS / POÉSIE

 

-1-

 

 

 

Automne-Hiver  2010-2011

 

 

 

 

 

 

« Vous faites erreur, mon cher Denis, la Mère Michel s’est entichée de Poésie ! Que direz-vous de cela! La nouvelle vient de m’être rapportée… Voyez-vous méthode plus certaine pour perdre son chat ? »

Billet de Sophie Volland à Denis Diderot

Collection privée

 

 

 

 

 

 

 

 

Sommaire

 

#  Une page de Miguel de UNAMUNO …………………………..   p.2

 

#  Hommage à Pierre GABRIEL …………………………………..   p.4

 

#  Des lieux de Poésie : de SARASWATI à

     NOUVEAUX DÉLITS en passant par POÈTES EN LIBERTÉ & RÉMANENCES……………………………………………………………  p.6

 

#  De quelques recueils notables de ce temps

 

            I -   Quatre saisons un désir,  de Gaston MARTY … p.20

          II -   Eskhatiaï,  de Cathy GARCIA-CANALES ……….  p.23

        III -   La Poésie de Max PONS & ses travaux  ………….  p.25

         IV -  La Maison de Vanves - Poèmes inédits, de Marina TSVETAEVA

                                                                                                 ………….  p.31

           V -  Jardinier de la lune & Seuil rêvé, de Danielle QUÉROL … p.33

         VI -  Alchimie du désir, de Silvaine ARABO …………..   p.35

       VII -   Seins, de Marie-Florence EHRET & Dominique le Tricoteur 

                                                                                                …………..   p.37

       VIII -  Traversées, Épreuves, d’Yvan MÉCIF ………….    p.39

 

#  Le Jardin des Lecteurs : Sylvestre CLANCIER …. ……..   p.41

                                                                     par Christine BINI

              

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UNE PAGE DE MIGUEL DE UNAMUNO

 

Ces lignes de la solitude et de l’exil,  extraites du bref écrit Comment se fait un roman [1],  furent écrites entre l’hiver 1924 et l’été 1925, alors que Miguel de Unamuno se trouvait exilé en France par le dictateur Primo de Rivera. Elles nous disent sur la littérature, le roman et la poésie des choses inhabituelles, éclairantes et d’allure paradoxale :

 

« L’histoire, la seule chose vivante, c’est le présent éternel, le moment fugitif qui reste tout en passant, qui passe tout en restant, et la littérature n’est que mort. Mort à partir de laquelle d’autres peuvent prendre vie. En effet, celui qui lit un roman peut le vivre, le revivre  - et qui dit roman dit histoire -  et celui qui lit un poème, une créature  - poème égale créature et poésie création -  peut le re-créer. Y compris l’auteur lui-même. Est-ce qu’un auteur qui relit une de ses œuvres passées retrouve toujours l’éternité de ce moment passé qui rend le présent éternel ? Ne t’est-il jamais arrivé, lecteur, de te mettre à méditer à la vue d’un de tes portraits, de toi-même, d’il y a vingt ou trente ans ? Le présent éternel c’est le mystère tragique, c’est la tragédie mystérieuse de notre vie historique ou spirituelle. Voilà pourquoi c’est une tragique torture que de vouloir refaire ce qui est déjà fait, qui est défait. Se retraduire soi-même en fait partie [2]. Et pourtant… » 

 

Dès la première phrase, il saute aux yeux qu’Unamuno définit « la littérature » en termes de « mort ». Et comme, du même pas ou presque, il la lie à l’histoire, au « présent éternel » et à la vie, nous nous interrogeons… Il ne s’agit certainement pas de ce que nous voyons ironiquement, en France, comme ce « reste », ou « tout le reste », qui n’est que littérature, autrement dit mauvaise littérature, ces écrits plus ou moins vains selon le degré du désintérêt que nous portons à la chose écrite comparée à la chose vécue, palpitante et nerveuse. Conjecturons qu’il s’agit plutôt des pages qui ont été une fois écrites, et qui pour leur auteur – relecteur n’offrent plus la fraîcheur et la vibration avec lesquelles elles naquirent sous sa plume. Question de temporalité, par conséquent.

Par ailleurs, Unamuno déclare que de cette mort «d’autres peuvent prendre vie ». Prendre vie ? S’animer, donc ! Naître ? Renaître ? Y puiser l’énergie essentielle… Et jusqu’à « l’auteur lui-même », ce qui surprend : pour cela, il faut pour le roman « le vivre », pour le poème « le re-créer ». Vivre mon roman me paraît impossible si je l’ai écrit : c’est fiction, après tout ! Ou alors j’ai tissé ma fiction de tant de fils autobiographiques qu’elle m’est « autofiction », une catégorie qu’ignorait Miguel de Unamuno, encore qu’il sût fort bien la part de soi-même que l’on met dans toute œuvre de l’esprit et de l’imagination. Quant au poème, le « re-créer » me paraît fort difficile car la vibration, le foudroiement de l’instant de son écriture se sont éloignés de moi. La chose est sans doute plus aisée au lecteur lorsqu’il découvre le poème et le vit en sa chair et son esprit. Mais don Miguel va au-delà : le poème est « créature » - affirme-t-il – et la poésie « création ». Peut-il être ici d’autre référence que divine, celle qui a trait au Livre de la Genèse ? Au premier instant donc, à celui de la découverte dans l’acte de « faire » (le poiein) et de la révélation du créé parmi le tremblement, l’anxiété et la fureur. Mes mots, pour cela, sont intuition-émotion et émotion-intuition : syntaxe troublée, tremblante, du premier langage-parole suggéré dans la profondeur de son secret, et qu’il va falloir mettre au jour, traduire en quelque sorte.

La Mère Michel – qui tentera de s’expliquer ci-après, en parlant de la revue Saraswati -, est peu portée à la métaphysique ; elle s’en tient à cette prééminence qu’Épicure donnait aux sens et à leurs témoignages pour connaître la vérité des choses que nous vivons. Les sens ne nous trompent que si nous n’en avons pas le bon usage. Sa mince expérience lui dit qu’Unamuno ne peut se tromper en liant notre vie « historique ou spirituelle » au « présent éternel ». Présent éternel, encore une notion qu’Épicure mettait en évidence. Quant à Saint Augustin, il lui donnait le statut de seule réalité, quoique très fugitive entre un passé aboli et un futur encore à naître. C’est d’ailleurs du pur Augustin que la première phrase de l’Espagnol. Ce temps, ce « présent », est le seul où nous sommes vivants, en disposition de « créer », d’inventer, de re-créer… de goûter enfin aux saveurs d’éternité, pour autant que la chose soit à notre portée !

La Mère Michel, août 2010

 

 

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HOMMAGE À PIERRE GABRIEL

 

 Il était né à Bordeaux, en 1926. Depuis, il n’a cessé de vivre quoique la camarde se fût montrée assez cruelle et sotte pour le cacher à nos yeux, en 1994, année où le Prix de poésie du Mont-Saint-Michel couronnait l’ensemble de son œuvre. Notre rencontre fut à Lourdes, autour des activités de L’Atelier Imaginaire, en 1988, alors qu’on lui décernait le prix Prométhée de la nouvelle pour son recueil Serpent bleu. Nous n’eûmes le temps que de voir naître la promesse d’une amitié, ce dont il m’est resté l’allégresse, le regret, et comme le sentiment d’une dette. Il reçut aussi différents prix de poésie - car il était poète comme eût dit Alexandre Vialatte -, notamment les prix Artaud et Apollinaire. Il préférait laisser parler sa poésie à disserter et gloser sur elle. C’était un homme secret, proche de la terre dont il connaissait et aimait les fruits  -  ne dirigea-t-il pas une distillerie en terre d’Armagnac… J’aime les poètes qui, la tête dans les étoiles, tiennent leurs pieds ancrés dans le sol, non pour la célébration d’antiques terroirs, mais pour guetter le sens de notre lien, mesurer notre place et le pourquoi de notre présence au monde. Michel Baglin nous donne de lui et de sa poésie de précieuses définitions : « la voix d’un homme répondant à l’angoisse par la générosité d’une parole cherchant sa vérité et son levain sur "La route qui prend source au plus noir de la nuit " ».  « Il célébrait "intacte et nue, la vie, sa flamme brève " et sa poésie est imprégnée de compassion pour ses semblables… »

(Cf.http://baglinmichel.over-blog.com/article-29985030.html).

 

Pour tout lecteur lucide cette « compassion », que j’appellerais volontiers « attention à l’autre », apparaît dans beaucoup de ses poèmes par le partage souhaité et recherché des émotions, des inquiétudes fondatrices, des questionnements centraux, et même de la connaissance des monstres. Ainsi, dans L’AUTRE, justement, celui que je vois comme « l’autre-soi », du recueil « La cinquième Vérité » :

« Un tour de clé dans la serrure, et tu t’es cru sauvé. Le vieux panneau de chêne tiendra bon. Ici, rien ne peut plus t’atteindre.

Mais voici que la main pèse à nouveau sur ton épaule. Ne te retourne pas. Tu sais déjà quelle face a surgi, quel regard, si tu lèves les yeux, va se river au tien, s’insinuer en toi. Nul répit, nulle issue : un être t’envahit de ta propre présence. La joie qui te gagne est un piège de plus. Ne cède pas. Il te faut fuir, fuir encore. Et cela même est vain. On n’accepte pas sans péril de composer avec les monstres. »

 

De l’Autre il avait le constant souci. Dans Haut Pays, les Cahiers qu’il imprimait lui-même, tel Max Pons et La Barbacane (dont je parlerai plus bas), il offrait pages et espace de parole aux poètes et aux écrivains dont il aimait les œuvres : c’est ainsi, que l’on est poète, frère et homme tout ensemble, personne admirable. On disait en d’autres temps « honnête homme » !

  

Parmi ses recueils : Saisons de notre amour  (1948) /  Seule mémoire (1965) – Prix Artaud 1967 / L’amour de toi (1967) / La vie sauve (1970) / La main de bronze (1972) / Le nom de la nuit (1973) / Lumière natale (1979) / La seconde porte (1982) – Prix Apollinaire 1983 / La route des Andes (1987) / Chaque aube tient parole (1988) – pour la Jeunesse.

Recueils posthumes :  La cinquième Vérité / La Vie en gage / Matin premier

 

Ses éditeurs : Subervie / Gaston Puel « La Fenêtre ardente » / Rougerie / Chambelland / Cheyne Editeur / L’Arrière-Pays

 

Que son souvenir soit à nouveau rappelé par ces poèmes extrait de son recueil  LUMIÈRE NATALE, publié chez Rougerie :

 

Hier est le nom de la nuit.

Les morts ont labouré la terre,

Le grain demeure enseveli.

Nul n’est venu, nul ne viendra

Moissonner sa propre lumière.

Souffle le vent d’une autre vie,

Ce qui était, ce qui sera

Retourne à la même poussière.

Demain est le nom de la nuit.

 

                               !

 

Qui est en moi

Celui-là que je suis ?

Qui me fait naître à mon absence,

Et quel silence plus profond,

Sous les paroles que je tais,

Parle à ma place et me condamne ?

Quelqu’un fait semblant de me vivre,

Quelqu’un qui n’est pas moi

Mais dont l’âme à l’affût

Dispose de la mienne.

Je ne m’appartiens plus,

L’un de nous est de trop.

Mais comment sans péril

Redevenir moi-même

Et ressaisir à son insu

L’impossible visage

Qu’est venu me voler

Cet être sans contours

Dont je suis le halo ?

 

                              !

 

Et l’un de ces brefs « inédits » dont il honorait ses amis:

 

Tu n’atteindras de toi

Que ce halo qui te ressemble,

La trace  - rien de plus –

D’une lueur trop brève

Engloutie par la nuit.

Car tu es, non le feu,

Mais l’ombre de toi qu’il projette

En démesure sur le ciel,

Non sa flamme trop vraie,

Mais son éclair déjà perdu

Au sein d’une autre vérité.

 

Les éditeurs de poésie possèdent des réserves… Trouvailles et retrouvailles se font aussi par internet. Pourquoi ne pas chercher, trouver et lire les recueils de Pierre Gabriel ? 

 

 

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DES LIEUX DE POÉSIE  / de SARASWATI à NOUVEAUX DÉLITS, en passant par RÉMANENCES et POÈTES EN LIBERTÉ

                             

 

La poésie est partout, se plaît-on à penser ou à dire. Elle n’a ni territoires ni frontières définis, un visage, un paysage la contiennent, une mer calme ou démontée, mais aussi une fête de village, un quatorze juillet aux lampions, un reflet de lune sur l’étang au mois de mars, le passage du peloton sur la route de Pithiviers lors du dernier Tour de France, la fusée Apollo s’élevant dans le ciel de Cap Cañaveral…  Je n’irai pas contre cette opinion si admise, si naturelle qu’elle fait figure de lieu commun (ils ne sont pas tous mensongers !), et certes un visage d’enfant émerveillé, le sourire de l’amoureuse, de l’amant… ouvrent un chapitre unique du poème de la vie, délivrent une charge électrique trop puissante pour être retranchés de l’ordre du poétique. Cette première observation de faits vécus nous convainc qu’il existe au moins des catégories du poétique, des lieux divers, inattendus où l’on peut le rencontrer et entrer dans ses vibrations. Mais chacun de ces lieux marque sa poésie de son sceau particulier, lié à une sensibilité plus ou moins aiguë à tel ou tel phénomène (le visage, les astres et leur lumière, l’eau, les technologies de pointe…). « Ce poétique », en somme, n’est partageable que dans la mesure où il repose sur une expérience vitale qui l’introduit à notre personne, laquelle y est alors réceptive, quand une autre, peut être très proche, lui sera indifférente ou fermée.

En est-il exactement de même avec le poétique issu des mots ? Des mots qui sont lus, dits ou récités ? En particulier avec les mots qui, réunis en recueils, officialisent – si je puis dire - le poétique dans le poème, lui donnant la force (ou la faiblesse) de l’objet classifié, saisissable, déposable… A priori il n’est aucune raison pour que les effets des mots soient très différents de ceux des lieux et des moments. Peut-être sont-ils eux-mêmes lieux et moments lorsque nous les rencontrons. Pourtant…

Pourtant, les mots, la syntaxe qui les assemble en unités et groupes pour le moins compréhensibles, pour le mieux saisissantes et marquants,  forment, pour peu que la famille et l’école aient accompli leur fonction, notre commun partage, notre héritage de l’esprit et du cœur. Ils sont notre histoire partagée dans les beautés et surprises de la langue. L’empreinte la plus vive de ces beautés, de ces surprises, est apportée dans l’enfance : ils façonnent notre être. Ce qu’Yves Bonnefoy exprime plus profondément, à propos de l’ « expérience première » et du « regard d’enfant » :

 

« Et comment préserver cette expérience première, cela peut être, c’est même à mon sens la principale façon, par la perception dans les vocables de leur son, leur son comme tel, qui est au-delà, dans chacun, des signifiés par lesquels la pensée conceptualisée voile en eux la présence possible de ce qu’ils nomment. On écoute ce son lointain, écho dans le langage de l’unité de ce qui est, on l’accueille dans notre esprit par des rythmes qui montent du corps, c’est-à-dire du besoin, non de posséder, mais d’être… »

                                                              Extrait d’un entretien avec Amaury da Cunha, Le Monde des Livres, 12 nov. 2010.

 

Nous pouvons considérer qu’une enfance sans berceuses, sans chansons, sans poèmes sera infirme et malheureuse.

Pour ceux qui ne les auront pas réduits au seul rang utilitaire d’outils de communication (ce qu’ils sont aussi par nécessité) le langage et les mots s’aimantent différemment, exerçant attractions et séductions (ou répulsions) dans les discours oratoires, injurieux, amoureux, comiques, tragiques, officiels, révolutionnaires, etc.,… Il apparaît que le poétique peut imprégner chacun de ces modes, et parfois d’étonnante manière : les Oraisons funèbres de l’évêque de Meaux, l’éloge de Jean Moulin par André Malraux aux marches du Panthéon, les psalmodies délirantes des médecins moliéresques portent une charge poétique intense. Et aussi les fables de La Fontaine, le récit des voyages de Plume, les chansons narquoises de Boris Vian…

Du même coup, le poétique demande à être défini, car s’il se répand ainsi, par imprégnation, et certainement pas de façon aléatoire ou hasardeuse, il est légitime de se demander si la forme qu’il prend ici, cette autre qu’il prend là, peuvent être qualifiées de poétique, et si l’on est ici en présence de poésie authentique (et alors laquelle ?), et là d’une monnaie de singe portant par erreur ou par fraude les appellations de « poésie, poème, poétique »…  

 

Le poétique et la poésie, nous aurons donc quelque chances de les trouver dans les mots, surtout si l’on a pris soin de les écrire, puis de les imprimer. Tenez !  Dans une sorte de brocante, je m’étais procuré, il y a deux ans, les œuvres complètes d’Alfred de Musset, dans une modeste collection (8 volumes) produite par la « Bibliothèque Larousse, Paris, rue Montparnasse, 17 ». Aucun volume ne porte de date d’impression : je suppose donc que ces recueils à la couverture jaune, imperméable au temps qui passe comme aux averses, furent imprimés entre 1950 et 1960. Mais ce n’est qu’une supposition.

Outre le « Monument d’Alfred de Musset au cimetière du Père-Lachaise, Paris »[3] figurant en ouverture du recueil, ces Poésies Nouvelles, 1836-1852, comportent une grande variété de poèmes, chansons, sonnets, complaintes et cantates… Entre autres agréables surprises, l’exécration du parc de Versailles (Sur trois marches de marbre rose) et la chanson de Mimi Pinson  Mais ouvrant le livre au hasard (vers les dernières pages, comme je fais souvent), je me suis d’abord trouvé mêlé à Une soirée perdue, laquelle commence ainsi :

 

J’étais seul, l’autre soir au Théâtre-Français,

Ou presque seul ; l’auteur n’avait pas grand succès,

Ce n’était que Molière, et nous savons de reste

Que ce grand maladroit, qui fit un jour Alceste,

Ignora le bel art de chatouiller l’esprit

Et de servir à point un dénoûment bien cuit.

……………………………………………………………………..

et ainsi se poursuit :

……………………………………………………………………….

Çà et là, toutefois, lorgnant la galerie,

Je vis que, devant moi, se balançait gaîment

Sous une tresse noire un cou svelte et charmant ;

Et, voyant cet ébène enchâssé dans l’ivoire,

Un vers d’André Chénier chanta dans ma mémoire,

……………………………………………………………………..

 

C’est léger… c’est charmant, et, pour moi, poétique ! Pour moi seul ? Je ne sais. J’ai plaisir à l’éloge de Molière et d’Alceste… et aussi à la solitude qui marque l’écart. J’ai plaisir « à ce cou svelte » et à cette « tresse noire »… Les tresses noires et les cous sveltes m’ont parfois mené aux excès. J’ai plaisir à l’imagination, à l’évocation des soirées, des représentations, des jeunes filles qui seraient à jamais oubliées si n’avaient été le regard et la mémoire du poète… Cette poésie est claire comme chez Ronsard, droite comme chez Marot… Elle parle sans apprêts rhétoriques, sans afféteries… C’est d’un extrême raffinement sous l’apparente simplicité. Poésie familière, et, toujours pour moi et ceux qui voudront partager mon avis, de la pure poésie, laquelle, fût-ce dans quatre mots, dans une strophe, est ou n’est pas.

 

 

Il y aurait des questions à se poser au sujet du foisonnement des poètes à notre époque  - ils sont milliers ! ils sont pléthore !  - et quant au fait qu’on les écoute si peu, qu’on ne les lit presque plus…  et encore qu’écrire des vers passe pour pure ringardise dans les librairies comme chez bien des éditeurs qui se refusent à les publier. Des questions au sujet de la prolifération d’éditeurs spécialisés, obstinés mais fragiles ; au sujet, chez les poètes, des vanités mortifères, des aveuglements, de la vérité comme du mensonge poétique, de la valeur inaperçue, de la médiocrité encensée enfin… de tout ce qui suppose goût personnel et jugement, choses qui supérieurement déplaisent de nos jours… CE SERA POUR UN PROCHAIN BULLETIN de La Mère Michel CONSACRÉ À LA POÉSIE !  

 

à

 

La recherche du poétique, la tentative de définition de « l’expérience poétique », la revue SARASWATI (dans son 10e numéro daté de décembre 2009) l’a menée avec méthode, notamment par le biais d’un questionnaire proposé par Silvaine Arabo, sa présidente, à 51 poètes. Silvaine Arabo, dans son éditorial, cite Baudelaire : « Ne méprisez la sensibilité de personne, la sensibilité de chacun c’est son génie ». Pourquoi, en effet, si nous faisons abstraction de la notion surfaite de « génie » vu comme exception, refuserions-nous leur génie à des poètes qui, pour être discrets ou même méconnus, osent avancer leur vérité, laquelle « porte en soi une force insoupçonnée ». La vérité du lecteur  - et la Mère Michel se croit une lectrice vraie – consiste à découvrir par ses seuls yeux ce que ne lui indiquent pas obligatoirement la mode, les engouements journalistiques, les doxologies tintinnabulantes !

S.Arabo cite Jean-Pierre Siméon :

 

« Nous ne croyons plus au poème, à sa valeur, à sa fonction, à son pouvoir de persuasion, à sa nécessité. Paralysés nous sommes, frappés d’empêchement parce que écrivant des poèmes qui se méfient d’être des poèmes, ne sont poèmes qu’à demi, récusent en eux la poésie.(…) Je voyage beaucoup et je vois comment, de l’extérieur, on considère la poésie française du moment : chose élégante et savante, comme rentrée en elle-même, timorée devant le réel hic et nunc, embarrassée du sens, du chant, de la parole adressée, etc. » (in N4728 n°15)

 

La Mère Michel, elle aussi en quête d’une poésie directe, relevée des épices du quotidien et de l’expérience commune, significative du combat contre les afféteries à prétentions savantes, le plus souvent enflées de cuistrerie par conséquent, et témoignant des combats comme des angoisses des hommes et des femmes de ce temps, s’est donc penchée avec passion sur quatre de ces questions, et sur les réponses que certains poètes y ont apportées. Sans timidité, elle y ajoute parfois son grain de sel, signalé ainsi : #.

 

Question : Qu’est-ce qui vous a conduit à écrire spécifiquement de la poésie ?

                                                                                                         Réponses :

 

… les mots « prennent soudain des chemins buissonniers. Alors des sources coulent, des feux s’allument, des musiques naissent et les mots disent autrement… » (René Cailletaud)

… « la poésie est l’écriture de l’instant, alors que le roman est l’écriture du temps, du déroulement du temps. » (Michel Cosem)

« Le langage de la poésie m’est apparu comme le langage de la profondeur. » (Bernard Grasset)

« Un langage pleinement personnel, qui émergerait de l’intériorité même et s’attacherait à traduire le secret personnel sans le divulguer ni l’épuiser. » (Gilles Lades)

# L’apparition du terme « langage » suggère l’émergence d’une autre langue (la Mère Michel en fait la pierre angulaire du poétique ! G.Lades parle de « traduire » !) L’ « instant » suggère la participation de l’intuition et des forces subconscientes…

 

Q. : Qu’est-ce pour vous que le mot ?

R. :

 

« Je reste fascinée par les univers qu’il porte en lui. Le mot vient à son heure. On ne peut le forcer. C’est lui qui force les portes pour se présenter sur la page. Et il faut savoir l’attendre. » (Cécile Oumhani)

 

Q. : D’où émane le poème : à partir de quelle « région » de vous-même se déploie-t-il : corps, cœur, mental ?

R. :

 

« Elle (l’écriture du poème) vient de très loin au fond de moi, d’une région souterraine autant que cérébrale. » (Marie-Josée Christien)

« Il y a un engagement de tout mon être lorsque j’écris un poème. » (Michel Cosem)

« … il n’y a pas tergiversation : le ru s’écoule d’un jet, traduisant la souterraine. » (Marc-Williams Debono)

« Le poème vient du tréfonds de l’être, il naît entre l’inconscient et la conscience… » (Louis Delorme)

« La vérité de soi exclut par son battement vital la notion stricte de plan établi. » (Gaston Marty)

« Il émerge des régions obscures à la part consciente de moi-même. » (Cécile Oumhani)

« Du courant souterrain émerge une matière nouvelle, qui me travaille autant que je la travaille. » (Jacqueline Saint-Jean)

# Impossible de citer 51 poètes ! La question posée (la source de… l’origine de…) est essentielle à la compréhension et à la définition, non seulement du poème, mais du mouvement qui impose à l’ « auteur » de devenir « poète », c’est-à-dire d’abandonner spontanément la prose pour adopter la cadence, la sienne, son battement : c’est la condition de l’émergence de la « matière nouvelle », c’est le débordement instantané par l’effet du « battement vital », cela ne s’obtient que par un « engagement » (d’ordinaire instinctif et urgent tel un réflexe) de tout l’être, de toutes ses forces (et faiblesses aussi), et cela seul permet d’atteindre les « régions obscures », et de les éclairer parfois, de toucher « la souterraine » ! Ces éléments de réponses croisées permettent une vive approche du poétique.

 

Q. : Quelles sont selon vous… les différentes missions de la poésie ? / La poésie est-ce pour vous : une ascèse, un jeu, une nécessité, une fonction sociale, une forme d’engagement politique, un témoignage spirituel ?

# Cette question multiple a un aspect « complémentaire ». Chaque élément aurait pu donner lieu à une réponse singulière qui n’eût pas à se soumettre au principe d’un choix ou de plusieurs choix. Des éléments de réponses sont cependant très éclairants.

R. :

« La poésie, pour moi, n’a surtout pas de mission. […] Elle est parole éphémère qui tire sa marque de sa fragilité même et de sa non-pérennité revendiquée… […] elle doit concilier au plus haut point humilité et exigence : en ce sens, elle peut effectivement être considérée comme une ascèse. » (Jean-Louis Bernard)

« […] si ascèse il y a, elle réside dans le dépouillement de son ego. » (Anne-Lise Blanchard)

« La poésie n’a pas de mission pour moi, ou elle les a toutes ! » (Jean-Michel Bougiraud)

« Je conçois que le poète puisse être un acteur social et qu’à ce titre il ne lui est pas nécessaire (est-ce même bien indiqué ?) de considérer sa contribution comme une ascèse, mais comme celle d’un individu plongé dans la vie de ses frères. […] Le pas peut alors être franchi qui permet d’atteindre l’engagement politique. » (René Cailletaud)

« Je récuse autant Platon qui veut chasser les poètes de la cité (même avec des lauriers sur la tête) que le pouvoir politique qui utilise le poète pour le louer. […] Aujourd’hui dans notre environnement social, écrire de la poésie est un engagement contre ce que les tenants du pouvoir mettent en place : une société de l’édulcoration, de la non interrogation, de la distraction, de la consommation. / Donc pour moi, la poésie est engagement… » (Jean-Louis Clarac)

« … partager, échanger […] être éveillé quand les autres dorment…

La poésie est de l’ordre du sacré même s’il s’agit d’une poésie dite profane… » (Jean-Pierre Crespel

« La poésie a la nécessité de l’art… » (Marc-Williams Debono)

« La poésie est tout cela et autre chose… la poésie permet d’être l’égal de quiconque, et seulement son égal, ce qui, dans la vie réelle, est une utopie. » (Paule Domenech)

« Elle est. » (Chantal Dupuy-Dunier)

« … au poète engagé je préfère le poète dégagé ou plutôt libre comme Baudelaire… » (Jean-Paul Gavard Perret)

« La poésie directement politique, celle qui vise un effet mobilisateur, est en général médiocre, voire abjecte (Aragon : « Hourrah l’Oural », Milosevic). Le sergent recruteur se déguise en poète. » (Jean-François Hérouard)

« … la grandeur de la poésie est de ne servir à rien… ce que le bouddha disait de l’illumination, rappelons-le. » (Emmanuel Hiriart)

« J’use du Verbe pour exister, j’use de la parole pour réclamer un autre en face de moi. » (Colette Maillard)

« Elle a aussi pour vocation d’incarner l’esprit de résistance… » (Hervé Martin)

« Une nécessité, cela va de soi, qui englobe les autres options, toutes capitales. […] … la poésie se doit de défendre la liberté face aux tentations et tentatives des pouvoirs pour l’étouffer… » (Gaston Marty)

« … Elle peut être un jeu, et rien ne lui interdit d’être populaire. Par contre, je me méfie de l’engagement politique, souvent les plus mauvais poèmes.

Le témoignage spirituel est le plus fort. »  (Claude Mourthé)

 

« La poésie n’a pas de mission. Elle est l’inutile nécessaire et cela est suffisant. » (Jean-Claude Tardif)

« La poésie est irréductible à une seule explication, n’a jamais une seule mission. » (Claude Vercey)

 

# En effet, la poésie est en tout lieu à l’étroit. Elle déborde la définition, l’assignation unique, toute assignation. Elle se nourrit, comme l’humain, de contradictions humaines. Mais pas seulement : elle vise ici tel objectif, là tel autre : elle est partout en guerre, et d’abord contre l’absurde bêtise, contre les lâches indifférences et tout ce qui veut écarter l’humain. Ici elle ne se substitue pas à une profonde réflexion, là à une nécessaire action  - chacun, chacune étant apte à définir les champs de sa réflexion et de son action. Elle peut les éclairer, créer des impulsions. Il y a la même vérité de liberté, selon la Mère Michel, dans le poète engagé que dans le poète dégagé. L’un et l’autre s’inscrivent « contre ». Et s’ils s’inscrivent « pour », c’est qu’ils célèbrent ce contre quoi s’active l’inique vulgarité du monde, quelque bassesse à vomir, les lâches négativités. C’est pourquoi la Mère Michel, en son for intérieur, désormais tout extérieur, la définit comme « le roc fertile ».

 

[SARASWATI est la déesse des Arts sur les deux berges du Bhramapoutre ; c’est aussi la très belle revue que publie Silvaine ARABO, aux Editions de l’Atlantique, à Jonzac, en Charente-Maritime. Elle est belle comme un bel album, magnifiquement illustrée, ses textes ont de la consistance et du poids ; on les lira même avec plaisir et profit pour peu que l’on ne brûle pas seulement sur le bûcher des vanités.

S’adresser à : SARASWATI / B.P. 70041 / 17102  SAINTES CEDEX

On peut encore aller sur le site Poésie d’hier et d’aujourd’hui

http://membres.lycos.fr/mirra/

 

Il faut citer d’autres remarquables « lieux de poésie », avec leurs qualités et spécificités propres.

____________________.

POÈTES EN LIBERTÉ

N°7 / mars 2010

Est éditée par le CERCLE DES POÈTES RETROUVÉS EN VENDÔMOIS, que préside Pierre-Alain HORTAL, dont le mérite de cette publication se conjugue avec celui de témoigner de la présence permanente de la poésie dans la région de Ronsard par un annuel « Salon de la poésie et de la nouvelle ». Tout est ici accompli modestement, mais fièrement, résolument, par des « intermittents de la vie ». C’est une aventure, un parcours, c’est l’arbre planté aux confins de la Beauce :

 

J’avais volé l’aurore de mes soucis,

Sur des chemins longs et rétrécis.

 

J’irai planter un arbre sans un cri

Devant la porte de ta vie

Pierre-Alain Hortal

 

La revue est riche, diverse, parfois éclectique. La prétention, la cuistrerie n’y sont pas les bienvenues, la vérité du dire et de l’écrire y règne en souveraine. Soulignons la fantaisie de Patrice Cosnuau ( Brique à brique, / Je construis sur le sable / Un bric à brac / De bric et de broc: / Ma vie est une fable…) ; cet « Adieu » de Claudette Louchart (Autre tu nais chaque matin,/ Hier eut grandes funérailles, / Mais, que tu vaques ou que tu bâilles, / Plus belle est la rose au jardin !) ; « Les petites gens » de Patrick Duchez (Leur demeure est pleine de petits bibelots / Souvenirs des instants où la vie a souri…) ; de Per Sorensen le Dernier printemps : « Si je passais / par le chas de l’aiguille / de la chance / un jour / de tendres éclaboussures… » ; la haute revendication joyeuse de Monique Pourre : « Je suis femme, et âgée, la retraite passée, / pas bien droite sur mes pieds : j’ose être handicapée ! / … / J’ose rire, chanter, écrire, dessiner, / vivre seule, ou aimer un quidam d’un peu près ! / J’ose l’instantané, le regard échangé / sur ce qui est beauté, bien-être et vérité ! » ; les « Dentelles » de Guy Blanchard : « Dentelles, / Puissiez-vous refaire belles heures de la lingerie / Pour qu’au plaisir de chair, l’esprit redonne vie. » ; « Le vieux cheval » de Christian Leroy, qui « s’en est allé la mort aux dents ! … parti galoper dans les prés du père Adam !! » ; l’œcuménisme de Michèle Hortal : « Peu importe si on s’égare / dans la poésie contemporaine / dans le slam ou le classique / Il faudra bien que l’on comprenne / que tout est domaine poétique. » ; la peine et la réflexion de Salah Al Hamdani : « Nous, seuls avec Sisyphe / Au sommet de la montagne / et malgré cela intolérants ! » ; l’éternelle désobéissance de Jean-Luc Maxence : « Le métissage des médiocrités humilie l’ombre de Césaire / L’espoir des peuples opprimés » ; le délicat hommage de Fabien Turpin à la poétesse Renée Vivien : « Je dépose une rose à l’éclat d’une tombe / au sourire discret et perdu aux sanglots… » ; et plaisir de la poésie des enfants de 8 et 9 ans, primés lors du 6e Salon : « Quand je vais à la grande fabrique de mots, / je vois la gorge de chant chanter devant moi… » (Hugo Bouvet) ; « Les tulipes rouges, oh la la, elles bougent ! » (Paul Masson) ; « Aujourd’hui le Roi-bouillon bouillonne tranquillement… » (Abel Caillette), - et, hors concours, la petite Marie Thomas : « Hier j’ai vu Lola / et t’étais pas là… »

    

Plaisir aussi de lire les hommages-Reportages à Victor Hugo, René-Guy Cadou, Maurice Carême (par Monique Bourdin), à François Villon (par Michèle Hortal) , à Federico García Lorca (par Marie-Neige Danes), à la Poésie de la Caraïbe (par Didier Lemaire), plaisir de regarder les belles images de François Lebert, Michèle de la Jouannière, Jean-Michel Lemaire…

Contacts :

Pierre-Alain Hortal / 1, rue de la Colombe, La Jouannière / 41 290 Viévy-le-Rayé

pierre-alain.hortal@orange.fr

       http://www.poetes-en-liberte.over-blog.org/

 

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NOUVEAUX DÉLITS

Revue de poésie vive et dérivés

Numéro 37 (octobre-novembre-décembre 2010)

 

Conçue, dirigée, fabriquée par Cathy Garcia, la revue est couverte d’un papier épais et de bon aloi, ses pages sont de papier recyclé, mais d’une vraie qualité et fort lisibles. C’est que Cathy Garcia, poète (poétesse pour ceux qui pensent que les mots ont un sexe) vit en pleine nature, à Saint-Cirq-Lapopie, qu’elle se comporte selon des lois naturelles, défendant autant qu’elle en a le pouvoir les restes de paysages vierges que veulent bien nous laisser les industriels, les automobilistes, les agriculteurs, les supermarchands, les pollueurs de tout acabit ! et cela non seulement près de chez elle, mais partout dans le monde, offrant ses pages aux poètes des Caraïbes, de l’Afrique, des Antilles, de l’Amérique du Nord… C’est sa marque  (sa poésie, j’en parlerai plus loin, sans la démentir, nous porte vers d’autres parages) et elle est présente dans NOUVEAUX DÉLITS, aux côtés du souci constant de défense des opprimés, de révolte contre les injustices, les flagrantes prévarications et corruptions. Un engagement qui, à chaque numéro, met en grand péril son mince budget, voire le met par terre ! Cette volonté, cette marche et cette trajectoire augmentent le poétique, le magnifient, n’en excluent pas d’autres beautés, des fêtes de mots, d’intimes allégresses, les échos des joies et des peines... La poésie, elle, est en soi et par soi illimitée, et cette revue ne l’oublie pas, car ainsi qu’écrit Silvaine Arabo (N°36) :

 

La magie des mots et des lignes

Parfois dégrafe

La douleur unique du soir

Et sa coupe d’amertume,

Vers d’autres oiseaux

 

Dont le nom encore

Est inconnu.

 

D’abord, je me souviens de ce N° 31, où figure le poète espagnol Marcos ANA, que j’y ai l’honneur de traduire, un homme que la prison franquiste, entre 1939 et 1961, n’a pu réduire ni au silence, ni à la haine, ni à quelque forme de résignation :

« Mon péché est terrible ;/  j’ai voulu remplir d’étoiles / le cœur de l’homme. »

[…]

« Elle n’est pas ronde la terre / c’est une cour carrée / où tournent les hommes / sous un ciel d’étain. »

[…]

« Dites-moi comment c’est un arbre. / Dites-moi le chant de la rivière / quand elle se couvre d’oiseaux. / (…) Dites-moi comment c’est le baiser / d’une femme. Donnez-moi le nom / de l’amour : je ne m’en souviens pas. »

[…]

« Si je renais un jour à la vie / ma maison n’aura pas de clefs : / ouverte toujours aux hommes, / au soleil et à l’air. »

[…]

et de sa « Lettre urgente à la jeunesse du monde » :

 

« Comme un clocher d’or

Rêvent vos cœurs.

La jeunesse est l’heure

De l’amour, son printemps

Pourquoi remuerai-je vos branches

Joyeuses avec ma tristesse ? »

 

Je me souviens de ce N°33, où parle l’Indienne du Canada, Rita MESTOKOSHO :

« Je suis la traductrice de la terre / Car les hommes ont oublié les sons de notre mère… »

[…]

« Je suis née dans la langue innue / Mais la forêt s’éloigne / Elle a peur de l’homme qui tue… »

[…]

« Mes enfants sont tes propres enfants. Ils sont le sang qui coule dans tes veines. Ils font battre ton cœur. »

 

Je me souviens de ce N°34, où Ernest Pépin, drôlement, regarde marcher les femmes, concrètes et fragiles, dans la ville caraïbe :

 

Les femmes multicolores

Ont arrondi la ville

Elles vont jeans serrés

Pantalons moulants

…………………………………….

Elles veulent vivre la barbarie des stars

La mode des riches

Les idées des magazines

Les fantasmes des couturiers

Boire le sang des boutiques

Je vois sous leur taille basse

D’impossibles bonheurs

Le string qui grince et grimace

Peu leur importe que

Des femmes meurent d’être femmes…

 

Je me souviens de ce N° 35 où Jany Pineau en appelle aux mots qu’elle rassemble non sans violence parfois, en dépit de tout et d’elle-même :

 

Rien, je ne dirai rien.

 

Je planquerai mes mots dans des mottes de terre pour les rendre aveugles comme des taupes […] Les mots ne m’échapperont pas.

 

Des mots / Des mots qu’on sonne / « À la page ! / Le sujet est prêt… » // Un silence qui résonne / Une feuille qui blanchit / Sous la main fixe / de l’anorexique

 

De ce N°35 encore, où Marlène Tissot a « toujours rêvé d’être une hôtesse de l’air », et voudrait « s’aimer malgré les faux plis, dans une vie froissée »… ; où Nathalie Riera dit des secrets pluriels et mêlés, des grâces délicates : « l’effluve des couleurs et cette envie d’écrire / alors ma légèreté pour vous faire jouir  […] voix délivrées de toute éclisse / fais glisser tes longs doigts // sur les lingeries du verbe // déboutonne par devant / depuis le col / la fluidité de la pénombre / mouillée / sur le jersey de laine… »

Des N° 36 & 37 je n’ai pas à me souvenir, ils sont de l’année : l’un qui voudrait nous faire fréquenter des « poètes ratés » qui ne le sont guère (Fabrice Marzuolo)  - « Brûler, vous dis-je ! / Jusqu’au gris de la cendre / Et qu’une main preste jette / La poussière dans la lumière ! » -. Des ratages de cette sorte, on en redemande !, et qui aussi permet à Silvaine Arabo d’exprimer tout le sel des temps enfuis : « Dites mon sel / Dites / Vous m’avez manqué / Vents et froidure vous avaient desséché… // Chapelet des siècles / Vos cristaux comme des gemmes / Tôt m’auront dépouillée de moi-même / À moi-même importune » ; l’autre, qui offre à votre serviteur l’espace pour ses Onzains dédiés aux femmes rencontrées, à toutes celles, amantes ou non, à qui il peut dire « Je t’ai fol-aimée. Tu fus mon amoureuse. », et donne ses espaces aussi à Frédérique Mirande : « … le vent me porte haute je suis, / je suis poussière, infiniment poussière, ronde et légère, entre ciel et terre… », à Francis Gast, en quête d’ « Un pays de mélodies intarissables / Que les guerriers surgis du fond de la haine / N’ont pas encore profané de leurs cris », à Jean-Marc La Frenière, qui pourrait me… nous… ressembler assez : « Je ne crois pas en Dieu mais je crie vers le ciel ce qui n’a pas de nom. J’apporte le bois sec, le vent des mots, le pain du rêve. », à Jean-Marc Couvé, dont le mémoire est peuplée d’images que d’aucuns connaissent bien : « - Le canard, cou coupé, court toujours dans la cour de récré ensanglantée de ma mémoire, grince Cadet. Maudit Charlot ! Quel besoin ont-ils de tuer tel plumage ou tel plumage, les hommes, pour manger ? »

Et les Nouveaux Délits N° 38 ne se feront pas attendre longtemps. Si l’on veut ne pas rester figé dans les vents glaciaux des parkings des supermarchés, ne pas s’emberlucoquer de mensonges diplomatiques, se noyer dans Google et sites de rencontre, ne pas manger aux fast food publicitaires, le remède est de lire Nouveaux Délits, et même d’y blanchir quelques euros dans l’abonnement !

 

Contacts :

Association Nouveaux Délits  - 

à Létou -  46 330 – St Cirq-Lapopie

nouveauxdelits@orange.fr

http://larevuenouveauxdelits.hautetfort.com/

http://associationeditionsnouveauxdelits.hautetfort.com/...

 

__________________.

 

 

         RÉMANENCES

         Revue Littéraire

N° 15  -  Dialogues avec les arbres

 

La revue, fondée par Yvan MÉCIF, à Bédarieux, est de grand format, d’un graphisme fort beau, sur papier de grande qualité, d’une parfaite lisibilité donc, avec de sobres illustrations…  plumage auquel répond un ramage riche et divers : elle illustre aussi bien la prose que le poème, la création que la réflexion littéraire. Chaque exemplaire est un « livre », en somme, qui a exigé une création originale.

J’ai entre les mains son numéro quinze, que m’a obligeamment communiqué Yvan Mécif. Il date de l’an 2000, et pour la Mère Michel, comme tout véritable livre il n’a pas d’âge. Et nul doute qu’on puisse se le procurer encore, ainsi que plusieurs des numéros précédents (Voir ci-dessous). 

Décrivons-le :

L’avertissement nous dit que les textes qui composent cette livraison « constituent l’avant-discours d’un ouvrage qui, s’il avait existé, aurait dû receler les traces d’une rencontre… » qui, pour des raisons peu claires n’a pas eu lieu. Le lecteur sait donc qu’on ne veut rien lui cacher, ou presque, et il est invité, c’est bien naturel, à « établir son choix ».

Une telle invitation se refuse d’autant moins que les réflexions qui ouvrent la revue, qui sont d’Yvan Mécif, nous proposent une vision totalement décloisonnée du littéraire, et du poétique – ce qui est à peu près la même chose – dans leur lien à l’espace, au temps (les temps changent-ils ?) et au monde dans lequel nous vivons. Le constat est vite posé : « Il n’y a d’écriture que d’exil », ce qui ne signifie pas hors du monde, mais dans son sillage, à sa vue peut-être, en le regardant, en regrettant la somme de ses iniquités… (Plus bas, je réinterpréterai l’assertion !) D’un côté, l’auteur « comme un livre personnel dispersé dans l’anonymat d’un fonds public et d’une bibliothèque universelle »  - la métaphore borgésienne -, de l’autre ce dont parlait Roger Caillois : le « savoir oblique »… la « déviation féconde »… Puissance  ou impuissance, donc, du littéraire ? C’est toute la question : elle a toujours passionné la Mère Michel, et Yvan Mécif la pose avec netteté autour d’un poème de José Ángel Valente qui s’ouvre sur un mode gongorin – écriture de l’exil ! - :

 

Se va deshaciendo en leves jirones

                                          de nada el mundo.

 

                                                    Tombe en lambeaux légers de néant le monde.

                                                     […]

                                                     Y ahora, antes los hilos de la sombra

                                                     Donde no está tu imagen reflejada,

                                                     Dime, si puedes,

                                                     ¿ quién podría aún nacer ?

    

                                                      Et maintenant, avant les filets de l’ombre / où est

                                                      Absente ton image reflétée / dis-moi, si tu peux /

                                                      Qui pourrait encore naître ? [4]                                           

 

La question, oui : cette beauté et cette force des mots, cette branche arrachée à « l’arbre de la littérature », sont-elles « dénonciation » suffisante et suffisamment active ?

Proposée dans la page suivante (Une inquiétude incommunicable), dans la citation d’une abondance de faits iniques extraits du paysage de ce monde, la vérité d’un constat d’abord : « Et que peut-elle (la littérature) contre pareilles injustices ? » Plus loin : « Un intellectuel est un rebelle dans son siècle, et sa recherche est celle d’un savoir désintéressé ; c’est là tout le paradoxe : à la fois replié sur lui-même et ouvert sur le monde. » Et, à la fin, le véritable dilemme : « … comment peut-on répondre par des mots à la violence… ? »  C’est bien là le fin mot de l’histoire et de l’Histoire, la question centrale. La poser est en soi un pas décisif. Les réponses appartiennent à chacun. Les mots, même explicites, constituent une action « implicite »… C’est un autre pas. La Mère Michel, qui un jour refusa l’obscure réponse des bombes, est tenue de s’en contenter. D’autres posent des bombes, elles ne contentent personne et donnent du travail aux hospitaliers, aux croque-morts et à M.Bouygues !

Paradoxe, certainement… Et, selon Yvan Mécif, le poète Antonio Gamoneda se trouve pris, comme la plupart, dans ce piège, dans les mâchoires de cet étau : « Le poète est sans illusion sur la fonction pratique de la poésie, elle ne rythmera plus l’action… » J’extrais de son poème, ces quatre vers :

 

Mi pensamiento fluye entre el vértigo y el agua, mis ojos ven en el silencio.

      Ma pensée s’écoule entre le vertige et l’eau, mes yeux voient dans le silence.

 

     Estás solo en el interior de azufre.

     Viven en ti la tempestad y el alba.

     Tu restes seul à l’intérieur du soufre.

     En toi cohabitent la tempête et l’aube.

 

     Amé todas las pérdidas, amé las desapariciones.

     J’aimais toutes les pertes, j’aimai les disparitions.[5]

 

Le poète, enfin, ne vit-il que de cette contradiction ? Je ne le pense pas. Il la dépasse en la cernant d’emblée ; il fait acte de résistance en proposant l’image de sa souffrance, de son déchirement, forcément partagés ; il fait acte de proposition en avançant d’autres vivions, les possibles… Il a fait alors, je crois, tout ce qu’il pouvait. Ou alors  - substituons les notes aux mots – c’est Rachmaninov, un an avant de disparaître, russe blanc dans l’âme, offrant en 1942 sur sa fortune personnelle une division blindée à l’Armée rouge ! Puis, si l’artiste, le poète, va plus loin, ou ailleurs ? Sa mort individuelle prévisible (car le monde se venge) sera l’ultime témoignage. Certains, qui sont morts dans leur lit, se sont arrêtés à des Odes à Staline ou à d’autres : ce sont même de très grands poètes à la face du monde, à la face des grandes Académies, et leur mémoire est célébrée. Comment ne pas rire de tels cahots, de telles abnégations ici, et là de telles parodies ? Que de sujets de réflexion !  

 

Ce numéro de RÉMANENCES, ouvrant davantage encore le champ de l’art, nous propose aussi, ces pensées de Raymond Perrot :

 

« (…)  Que vaut la signature quand les figures dessinent la parole de quelqu’un, peintre ici, analysant ce qui sort de lui, perfectionnant les codes qui le feront comprendre, assimilant la société et soi pour produire un tableau original, un tableau des problèmes réels, un tableau de propositions personnelles mais générales ?

 

Ce qui va de plus en plus manquer dans le tableau, c’est la signature. Parce que nous n’en sommes plus à signer personnellement. Nous en sommes au renouveau d’une peinture parlante, écoutée de tous, affichant sa langue et ses idiomes, ses « idiosyncrasies », détournant les on-dit, critiquant la communication officielle, chassant sur les terres de la publicité, évoquant la langue de bois, politisant les sensations communes, publiant les affaires les plus urgentes… »

 

Suit tout naturellement un poème d’Alex St-Aubin  - Origine -, qui cerne « le trait », au sens graphique du terme : « Traits… [qui] sont l’absolu visible […] dans leur langue ils ont creusé leur espace / Épousé la courbe des déserts / Ils ont su très tôt la vanité des bibliothèques et la quête du livre / À l’écoute des Dieux / Le monde est leur royaume / Ils n’appartiennent à personne et sont notre miroir.

Et Solange Hibbs, à qui sont dédiés ces Dialogues avec les arbres, de conclure :

« Et nos deux mains / sont comme deux forces / qui nous attendent // et notre esprit / est un champ vert / prêt à mûrir // et notre bouche / est prête à dire / la grande promesse // des jours à faire.

 

Dire ? Faire ? Profonde cohérence de ce RÉMANENCES 15 ! – qui se clôt sur des Extraits de dialogues, larges citations de réflexions acceptées ou refusées par divers éditeurs et revues. Un refus (comment vouloir que tout soit accepté ?) n’affaiblit pas la vérité et la dignité d’un discours. Cueillons au passage quelques incitations à penser les choses toujours un peu au-delà de leurs apparences :

     « […] la géographie spirituelle de Joë Bousquet reste à jamais loin de nous. »

     À propos de Flaubert :

     « Voilà un écrivain comme nous les aimons : vivant, emporté, incarné, véritable martyr de ses humeurs mais conduisant par ordre ses raisons, passionné et chaste à la fois, charnel et secret, introduisant dans la prose française cette passion typiquement slave, voire nihiliste qui le fit dialoguer avec Tourgueniev… »

    Au sujet de ce dialogue Flaubert-Tourgueniev, je ne puis m’empêcher de me souvenir avec commisération de ces deux intellectuels et écrivains parisiens, dont l’un s’est depuis lors propulsé à l’Académie, venus m’agresser chez Grasset dans les années 1990, parce que dans un sien essai l’un de mes amis ne s’était point soucié d’affirmer l’homosexualité de Gustave, qu’ils avaient d’un œil aguerri décelée dans la liberté verbale de cette correspondance entre le français et le russe : j’en rirais encore si ces messieurs ne m’avaient démontré que du verbe flaubertien ils ne comprenaient à peu près rien, lisant la littérature à travers leur fond de culotte ! Ainsi va notre monde…

     À propos de Henri Thomas, l’ « inclassable », cette belle intuition : « Quoi de plus prenant que la matière du rêve dont ses textes sont faits ? »

     Sur la poésie, enfin, encore et toujours :

     « La poésie est une contre-force qui fait tenir dans le livre l’expérience de cette nuit d’Idumée où le poème est naissance du monde, et voit la renaissance de celui qui le porta en lui. […] … un livre est un devoir envers le présent et l’avenir contre les voix de ceux qui, éternellement, voudraient anéantir l’un et l’autre. »

     Des pensées si solides et claires devraient nous rassurer et rassurer ceux qui savent composer de tels ouvrages, d’aussi belles revues. Nous savons qu’ils oeuvrent contre vents et marées, dans la certitude parfois d’un anonymat désespérant ! Mais là encore, si le témoignage lui aussi discret de la Mère Michel peut dire un peu plus qu’il ne dit, c’est que le grain, en effet, ne meurt pas, et qu’ici ou là il est recueilli pour d’autres ensemencements !

     Les sobres et nécessaires illustrations sont de Philippe Jaminet.

     Enfin, la liste des 14 premiers numéros parus depuis 1993 figure en fin de revue. Je ne doute pas qu’on puisse se procurer tel ou tel… J’y cueille des noms, Stétié, Valéry, Marthe Robert, Butor, de Richaud… d’autres moins connus, mais dont je gage qu’on aura tout à gagner à les mieux connaître, tels Monique Demart !

    Un site est annoncé :

     http://www.mle.asso.fr

     Une adresse :

     RÉMANENCES, Revue littéraire, 34600 – BÉDARIEUX (France)

 

à

 

DE QUELQUES RECUEILS NOTABLES DE CE TEMPS

 

I – QUATRE SAISONS UN DÉSIR  de Gaston MARTY

 

 Aux Editions de l’Atlantique

Collection Phoïbos, 2009

 

Gaston Marty fut mon guide lors de la préparation de concours destinés à faire de moi un professeur d’espagnol, il y a de cela quelque temps ! Un heureux hasard  - ma rencontre avec les éditions de l’Atlantique, précisément – a permis que nous nous retrouvions. La France est petite et grande à la fois : ce maître excellent était donc aussi poète ! J’aurais bien dû savoir que pour beau et exaltant qu’il soit (c’était ainsi alors !) le métier de professeur, s’il fait dans bien des cas la totalité d’un homme, lui ouvre cependant assez de portes pour qu’il puisse, s’il en a la force et le désir, se réaliser dans une vie plus ample, à d’autres mesures.  Je suis donc reparti sur la piste de Gaston Marty, elle me conduisit vers le sud, là où il vit désormais, occupé d’une revue de création littéraire  - Souffles -, et de sa propre poésie. Son recueil des Quatre saisons n’a rien d’horticole et tout de ce plus vaste désir. Son éditrice présente ainsi sa poésie : « [Elle] est pleine de compassion et d’humanité…  celle qui s’interroge et interroge le souvenir. Il faut y ajouter une langue parfaitement originale et des images qui nous enchantent, faisant vibrer en nous la mémoire perdue. » (Silvaine Arabo).

Une langue, oui, et qui sonne claire sur ce temps du souvenir, parfois d’une nostalgie vite rappelée à la tenue, à la noblesse discrète de l’allure et du dire… Genio y figura ! – quelque chose d’espagnol peut-être,  de simple et d’essentiel :

 

La vieille femme se tient buste droit

…………………………………………………

Je savais en sa cuisine trouver salon

Aux reflets de feu sur mosaïque gauchement réparée.

Table aussi que l’on touche à regret

Par peur de blesser la nappe et défleurir le temps.

Accourez maison inachevée mémoire fidèle

La femme étiole les fleurs changées de vase faux cristal.

 

On le pressent, plus que les quatre temps de l’année, c’est le temps tout entier qu’emportent avec eux ces vers d’autant plus libres qu’ils se vêtent de rigueur et fuient toute emphase. La force en est qu’ils nous emportent aussi dans ce temps élargi, même ceux d’entre nous qui n’en auront respiré que de lointains effluves, ou même n’en auront rien respiré. Sa poésie me semble avoir été de longtemps densité, cristallisations, prises secrètes dans et sur un réel sans cesse à saisir, énigme de nous-mêmes que l’énigme d’un tour tente d’ouvrir pour nous le révéler. En témoignent ces distiques suspendus, dans l’attente des lectures révélatrices :

 

Il n’était plus ici rumeur de ville

mais pierre bleue un extrait de jour et nuit

 

Cassant comme une falaise dussent y foisonner les nuages

je m’essayais à ce bleu brusqué ou sans trouble

 

Parfois enfoui bleu de la plus belle eau

et en sa qualité la remontée des oiseaux

Haut nouage (2001)

 

Dans l’attente du miracle d’adolescence, de ce que le jour déraille enfin, de ce que nous nous appropriions un autre monde, celui du partage, son visage et notre autre visage… Ainsi dans les proses brèves de « L’onde et la braise » (1988) : « On nous dit de partager mais quelles miettes si par escapade nous découvrons de quelle rivière sourdent les verdures aux visages de feuilles. Il suffirait j’imagine de supplier le monde d’entrer en poésie ou suivre au matin délié la bruine alliant prairies pelouses cœur des sarments pour qu’entre nuit et jour réverbère et soleil émergé le train de l’aube brise ses aiguillages. »

Faisons retour à ces Quatre saisons un désir » que viennent de publier les « Éditions de l’Atlantique ». Ce pourrait être notre livre d’heures, celui des heures condensées, rassemblées d ‘une existence qui suit son tracé aventureux quoique posé, méditatif et songeur. Non livre de prière  - encore que la vie demande qu’on la prie de nous laisser la goûter pleinement -, mais livre célébratoire, sous sa tenue de travail et de parade intime. En témoigne l’exergue, emprunté à Alain Fournier : « Au vent de cet hiver qui était si tragique et si beau ». J’y devine tout un siècle qu’on ne se résignera pas à jeter aux chiens en dépit qu’il fut si difficile. On y prit le meilleur dans sa soudaineté :

Nos danseurs jour et nuit de la Saint-Jean

n’avaient envisagé les mépris de plus tard

les horizons se couchant leur suffisaient.

Adolescence telle une rafale

et la pierre jetée dans l’eau sous forme de galet

repart de la surface qu’il caresse.

 

On y avança de cent façons, toujours en quête d’une forme nouvelle du destin, d’une espérance dans les mots mêmes des livres :

L’errance fut celle d’un piéton du sable

au rendez-vous de la voile conquise.

Sous la poudre volante crissaient rues platanes

parquets rues en beau désordre.

………………………………………………………..

Il nous revenait de rallier quelques livres suprêmes

avenues et appartements d’un exil tourné en résidence.

Pâques se complaît à intervertir pages et murmures

dormeuse buée regard fixe des mots.

 

L’exil est résidence. Brève et provisoire sans doute. Gaston Marty s’arrête et repart aussitôt. « Le parcours levé tôt apprivoise le lointain / une journée si longue nous verra ailleurs. »  Le secret est dans cette perpétuelle mobilité, qui aide à comprendre et accepter :

Il est jours tellement grenus que même

la chanson de plainte s’y perdra

jours étouffés dans la nuit.

Commandeur de la mer et la mort

le temps à dos d’homme se déshabille peu à peu

le temps se mêle à nos foules croisées

d’un air de léger compagnon.

 

Et si pèse l’inéluctable hiver, s’il convient de le regarder en face : « La suite va être un hiver sans échappée / imposant la pierre sous forme de pierre / ou d’eau gelée jusqu’à la profondeur des maisons.’, si « Le papillon perd dans nos mains la poudre de ses ailes »…, reste à se dépouiller de l’inutile « en un regard infini », à trouver « un verger aventuré aux frontières possibles », car « Arrive l’heure des temps pacifiés / s’épanche le suc de l’arbre qui craint la gelée / notre marche nous mène à des faubourgs orangés. »

 

Livre d’heures de Gaston Marty, oui, ou « Saisonnier », image d’une vie exprimée en ses quatre étapes symboliques, haute pensée, stoïque et espagnole quant à la profondeur, sensible et lumineuse tel un grand ciel variable, émouvante en son dire fluide et mesuré, au plus près du phénomène de notre existence prise dans ses frontières d’espace et de temps, mais libre celle-ci parce qu’elle se dit et s’écrit infiniment, heureusement :

 

Au milieu d’une puissante immobilité des choses

S’élèvent les feux tressés du bonheur.

 

Gaston Marty a aussi écrit et publié: L’onde et la braise (La Nouvelle Proue, 1988) ; En cet azur de grises cavalières (Académie européenne du livre, 1991) ; Conteuse d’orage (Poésie sauvée, collection, 1995) ; Vers des faubourgs orangés (Ed. du Panthéon, 1995) ; Jusqu’au dernier soleil (Collection Lucarne sur, 1988) ; Comme un affût endormi (Collection Lucarne sur, 2001) ; Haut nouage (Cahiers Froissart, Valenciennes, 2001) ; Quelques demeures inquiètes (Collection Lucarne sur, 2002) ; Une brassée au plus près du feu (Ed. Encre & Lumière, 2003) ; Visage de source (Littérales, 2006) L’ombre de partage (Souffles, 2008). Il a été couronné à de nombreuses reprises, entre autres du Grand Prix de la Compagnie des Ecrivains méditerranéens de Montpellier (1986) ; du Prix Comtesse de Mauléon Narbonne (1987) ; du Grand Prix de la ville de Béziers (2003)…

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Editions de l’Atlantique – BP. 70041 – 17 102  SAINTES CEDEX

Bowenchina12@yahoo.fr  /  http://aguerro.ifrance.com 

 

à

 

II -  ESKHATIAÏ  de Cathy GARCIA-CANALÈS

 

Aux Editions de l’Atlantique

Collection Phoïbos, 2010

 

Un premier recueil, un coup de maître… Autrement dit, l’évidence d’un poète majeur ! Non que Cathy Garcia-Canalès, n’ait que peu publié : elle l’a fait, et souvent, dans diverses revues, dont la sienne (Nouveaux Délits) et chez différents éditeurs [Voir ci-dessous (*)] Puis dans les autoéditions à tire d’ailes…où, à propos de Salines, je disais le bonheur éprouvé à découvrir une poésie d’une ampleur rare et d’une totale liberté dans le verbe qu’elle fait détaler et courir selon les pentes d’un tempérament qui, outre sa générosité, ne se conçoit pas dans les retenues dictées par les bienséances de l’heure, la volonté de ne heurter quiconque ou quoi que ce soit… Reprenons ici quelques moments de la postface que j’écrivis alors, c’était en 2007 :

« Il n’est pas de faux-semblants, ni dans le dire, ni dans l’image, ni dans la trajectoire chez Cathy Garcia, et moins qu’ailleurs peut-être dans SALINES. Ce beau titre assume une amplitude et un regard qui, d’emblée, nous rapprochent de la mer et du vent, de la peau chargée des odeurs chaudes de l’amour, et, pour tout dire, d’un élan vital originel… »

J’y relevais le rétablissement de l’âme humaine « dans les beautés et les grandeurs terrestres », et jusqu’à l’impudeur, « cette ostentation de l’être féminin  - totalement féminin -, entièrement soi, protéiforme… :

Je suis femme

Unique multiple

Je suis la grande saline

 

Une poésie établie dans le vivant absolu, « parce qu’être femme c’est cela, ni plus ni moins, c’est être dans la germination, l’efflorescence, l’offrande et le plaisir :

 

J’aime à fleurir

clandestinement

 

m’ouvrir à des nuits étoilées de plaisir

éclater sous la brûlure d’un soleil mâle »

 

J’évoquais le grand Pan, et le regret qu’en avait exprimé Michelet… la sauvagerie d’une poésie jouissive et jouissante, réjouissante donc, non pas apeurée, mais fière, où le carpe diem « n’a plus à se signaler comme ambition et désir, car il est désormais et explicitement, l’existence elle-même… »

J’aime donc et admire cette poésie aussi crue ici qu’elle se montre délicate là-bas… cette poésie de la célébration qui ne tombe jamais dans la niaiserie, ni dans le solennel et l’ennuyeux !  Qui va son train, mais ne méconnaît pas « le versant périlleux et bouleversant des choses » :

L’illusion

est si belle

 

vaut bien la blessure

que tu ne manqueras pas

de me faire

 

Je voulais aussi la ramener, non seulement à une lignée et à un puissant courant de la poésie française féminine (de Marie de France et Pernette du Guillet à Madame Colette !), mais surtout à cette longue respiration du vivant, à « cette force infinie et lointaine des fontaines résurgentes. » J’ajoutais ceci, que je confirme aujourd’hui encore : « Mon admiration est sans mesure. »

Silvaine Arabo et les Editions de l’Atlantique, en réunissant Salines et Mystica Perdita dans un même recueil intitulé ESKHATIAÏ (les confins, les limites), ne semblent pas m’avoir donné tort. La vision,  je le souligne en préface, s’élargit, s’approfondit, veut toucher à la totalité de notre monde : « Ses poèmes vibrent de ce contraste implicite entre le Jardin de la Création, que nous n’avons plus que le choix de regarder en songe, et ce jardin mutilé que, sous nos yeux, salit et martyrise la modernité cupide. » Mystica perdita lance les mots comme on lance des fusées, au grand loin, au-delà des eskhatiaï que, malgré leur fragilité, ils franchissent :

 

Mots d’hommes en langues aguerris

De verre d’entailles de boue de bruit

……………………………………………..

Mots esprits sables reptiles

Sueur sperme salive

Mots salis de nos sexes vortex

Façonnés à faire tourner

Ciel tête bol monde

 

Cette poésie magnifique, grande sans grandiloquence, nous porte, nous transporte, nous élève en somme ; elle tremble et rit et pleure dans son « Chant Chaos-Harmonie » :

 

Plaie obscure de la nuit

Dans nos paumes accolées

Rêve bu au carreau du destin

 

Elle est écrite par quelqu’un qui ne se disjoint pas, ne se divise pas en tranches séparables, opposables… Ici la main droite sait à tout moment ce que fait la main gauche. Le visage regarde et voit devant. Cathy Garcia-Canalès vit et écrit comme elle avance, droit devant elle et sans nulle crainte. Je me cite une fois encore, qu’on me pardonne, mais je ne sais mieux dire : « Le Poème qu’entreprend d’écrire sa sensibilité toute tendue vers l’intelligence de soi-même et du monde, n’est ni de contingence ni de hasard. Il est grand comme sa vie. Il va comme elle, il avance dans ses pas. »

____________________________. 

Editions de l’Atlantique – BP. 70041 – 17 102  SAINTES CEDEX

Bowenchina12@yahoo.fr  /  http://aguerro.ifrance.com (*)Publications de Cathy Garcia :Celle qui manque, éd.Asphodèle, 2011 / Trans(e)création, ou l’art de sabrer le poulpe et la pulpe, éd.Dlc, 2009 / Ombromanie, Ed.Encres Vives, 2007 / Gris feu, Ed.Ambition Chocolatée & Déconfiture, coll.de poésie N°1, 2003 / Papillon de Nuit, Ed. Clapàs, Franche-Lippée, 2001 / Fragments de tout et de rien, Ed.Clapàs, 2001 / Pandemonium 1, Ed. Clapàs, 2001… Il y a aussi des CDRom, public. en revues, anthologies, gribouglyphes, photographies.

 

 

à

 

 

III -  LA POÉSIE DE MAX PONS & ses travaux

 

VERS LE SILENCE – Itinéraire poétique

A paraître en janvier 2010 aux Editions de LA BARBACANE

150 exemplaires, sur papier Arches

 

Max Pons m’ayant accordé l’honneur et le plaisir de préfacer son recueil, qui est aussi une somme poétique, j’en donne ici le texte. 

_________________________________________.

 

 

« Je suis d’aujourd’hui et de naguère, dit-il. Mais

j’ai quelque chose en moi qui est de demain, et

d’après-demain, et de plus tard. »

Frédéric Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra 

 

 

Marcher en lucidité vers le silence est sans doute, avec les mots et le rire, l’un des apanages de l’homme. Certains y ajoutent la raison, dont pourtant les traces ont de tout temps été imperceptibles chez les bipèdes. Le poète, que d’aucuns qualifient aisément de fou, paraît devoir s’en passer sans trop de dommages, s’étant de naissance  _  je veux dire dès l’éveil de l’esprit _ consacré à l’incalculable, à l’incommensurable. Rentes et rentabilité ne sont pas de son ressort, d’où l’accusation dérisoire. Quand il bâtit, il prévoit aussi bien la demeure que la ruine de la demeure. Il poursuit son chemin et ne s’afflige pas de l’imparable. Il sait les cycles, les périodes, les trésors invisibles, les vraies pauvretés. Disons : la voilà sa raison.

 Vient un temps où il faut se retourner sur l’itinéraire, en prendre la distance et le sens. Après ce seront des pas encore, vers l’ailleurs, et c’est dans la certitude d’avoir « fait » pour le mieux que l’on peut fixer cet horizon du dernier inconnu :

 

Mon regard m’a construit,

La parole bâti,

Ce que j’ai fait m’a fait.
Dans le bonheur des mots

Je suis venu au monde

Pour m’unir au mystère,

Acquiescer au silence.

 

Max Pons se cite en ouverture. Ce n’est pas suffisance, mais volonté d’énoncer le cap : il ne s’agit ici que de construire et bâtir, du faire en somme  - le poieîn des Grecs – inaugurant poésie et poème ! Parole initiale d’ouverture face à l’étrangeté du monde. La trace visible et audible ! L’unique sens possible et les véritables richesses _ l’acquiescement dans le choix des actes _   dont on transmettra l’héritage sans avoir à en rougir : on n’a rien volé à quiconque, on n’a fait que les saisir là où on était seul d’abord à les apercevoir, et on les a légués sans même exiger un merci. C’est ici que l’on édifiera le mieux une vie et son chant. Toute bâtissure   _ qu’on pardonne le néologisme _  sera réplique aux innombrables flétrissures qui noircissent le tableau du monde. Il y faudra donc des pierres, et de toutes sortes.

C’est à Rabelais, je crois, que Max Pons emprunte celles, vives, qui fondent ce recueil qu’il veut testamentaire. Nous avons souvenir de cette repartie de Panurge à Pantagruel, lors de leur échange au sujet des jeunes mariés que certaines lois dispensent d’aller à la guerre [6]« […] les beaulx bastisseurs nouveaulx de pierres mortes ne sont escriptz en mon livre de vie. Je ne bastis que pierres vives : ce sont hommes. » Oui, tout est versé à la vie et aux hommes, et à leur seul crédit. Les banques ne sont pas encore inventées, tout part d’un élan naturel. Aucune retenue, donc, dans le geste et dans le mot. Nous savons que Max Pons aime « les pierres et les hommes » à la folie  - c’est son hubris, sa démesure intime - , au point d’avoir été, des années durant, et de rester en son cœur, le « gardien » de Bonaguil, ce puissant château du Lot-et-Garonne (en fut-il le gardien sourcilleux ? Le dragon débonnaire ?) [7], et d’intituler sa revue La Barbacane, la dédiant elle aussi aux pierres et aux hommes. Si l’on veut bien s’y arrêter un instant, cette pensée de la pierre est plus qu’essentielle, elle est première ! Tout a commencé, du moins ici-bas, en ce recoin de l’univers, par le feu et le magma originel : de ces gestations incendiaires, de ces compressions titanesque sont nées les cristallisations, les sertissages de pierreries célestes, les schistes et les silex, les granites et les calcaires, la houille et le sable, l’argile et le diamant, la mer et les nuages…

 

La pluie te rend la mémoire

De l’eau première

Et le soleil te redonne

À l’enfance du feu

 

Le processus vital s’engage alors, et, par la médiation de la Pierre de caresse / Pierre maternelle…  […] Cette carrière / devient chair… Puis naissent dans un puissant modelage : architecture et demeure, et seuil, voûte, fenêtre, porte, cintre, passage, vis de l’escalier… où s’abritent chairs, rêves, avec aussi la beauté et déjà tout un passé de femmes… Il n’est pas indifférent que Max Pons grave ici cette discrète allusion à la fine amor, à la courtoisie des âges perdus  - à ce « passé de femmes [vrillé] en nous », au chant et à l’âme du troubadour. Il ancre l’esquif de son existence dans les murailles des châteaux, à leurs tours d’angle et de flanc, dans ces images fondatrices qui l’ont peuplé et « bâti » entre instant et éternité. Bonaguil, certainement, et quelques hautes figures minérales dressées sur l’horizon des vieilles terres  _ « poignante conjugaison de l’horizontalité et de la verticalité »  _,  sont à l’origine de ses songes et visions. De sorte que s’il est quelque nostalgie au Chant des ruines, il n’est pas de tristesse à leur fatalité. Les ruines tiennent leur essence de la marche et du regard qui les organisent, les distribuent, les réalignent dans le temps renversé. Les herbes mêmes, si fragiles, disent la vie encore, la vie malgré les érosions, les éboulements : 

L’herbe, l’herbe partout dans ce chaos pierreux,

c’est sa manière à la grande ruine de porter ses cheveux blancs.

 

Et c’est le pouvoir du poète de lire sur les portulans les lieux où sont enfouis ces trésors dont je parlais tout à l’heure, les bonheurs, les beautés, l’indomptable permanence des choses qui ne font que mimer leur éloignement :

 

Quelle est donc cette force sauvage qui habite

La somptueuse gésine minérale, dans la quiétude des mousses.

 

Dès lors, il n’est plus de ces contradictions, fussent-elles soulignées, voire démontrées par les observations de la science et les ratiocinations de la physique  (m’ont toujours paru admirables et étonnantes quoique superficielles, ces oppositions entre roc des collines et eaux des sources et des rivières, parties « molles » et parties « dures » des corps qu’irrigue le sang…) qui n’ont pour objet que de faciliter les descriptions, de donner un semblant de sens aux non-sens et aux hasards. Tout dérive de tout, tout s’inclut dans tout : il n’est plus d’impossible à l’esprit qui veut vivre. Survivre n’est pas encore tout à fait de saison ! De toujours le poète sait ces choses. L’on va et c’est tout. Il n’est que voyages et traversées :

Savoir que la chair est cette pâte à pétrir

Que le sang à fleur de peau rosit la tendresse du monde

Le mystère du sexe

Fait éclater le temps

 

 Gai savoir que celui-là, et illimité, nous pouvons le penser, car il va « au plus profond du découvrir… dans la soyeuse grotte… », menant au « vertige tout puissant / de l’insaisissable. » L’invention du sacré est à hauteur d’homme, car il ne se cache pas, mais ne fait que se masquer dans ce « désastre de matière », ces minéralités, dans le leurre de « l’insecte pétrifié » :

 

Inventer la survie

Débusquer le mouvant

Jusqu’à l’immobilité lucide

Au seuil du sanctuaire

 

La vie ne cesse pas car la mort est niée radicalement : le mouvant en témoigne, la lucidité la garantit. Dès lors la chair, l’eau, la caresse, les baisers se gorgent de mots, à moins que ce ne soit l’inverse. Les corps ont la parole. Ils l’ont toujours eue, et même s’ils se livrent peu à peu au silence ils se réfractent dans la lumière de la mémoire ; ils ne peuvent donc périr. Cela s’appelle physique du poétique :

 

Et tes yeux s’ouvriront, sous leurs paupières closes,

Aux sourdes rumeurs de la vie.

 

Alors je me tairai…

 

Et ton corps deviendra multiple.

 

Dans ce chant, comme d’un chœur, du Corps multiple, Ève renaît car elle est « la première et la dernière », elle n’est appelée à aucune disparition : c’est la force du vivant que  de « reformer » sans cesse la visible, la sensible, l’indispensable forme du monde. L’amour est en permanente gestation, algues et mousses n’ont ni commencement ni fin, le poète s’est fait démiurge parce qu’il tient sa puissance des formes sensibles du monde dans lesquelles il ne cesse de vibrer:

 

Je suis du règne de la chair

J’ai faim de viande rouge

Mais aussi de froment

De forêt et de ciel

 

Au terme de son Chant profond  (si justement emprunté à l’Espagne, à Federico García Lorca  - « cante hondo » -, le poète que l’on assassina sans pouvoir le faire mourir, parce que de toujours il appartient au règne de la vie : chair, viande, froment, forêt, ciel !), Max Pons peut annoncer à la Totalité : « Je te bâtis ». C’est ainsi que l’on honore la page de sa propre vie et que l’on use des mots pour dire quelque chose plutôt que rien, ce rien étant de nos jours la première des fonctions que leur attribue une société qui a décidé de ne plus parler mais seulement de communiquer.

 

Les mots !  Les mots !

Max Pons, se libérant des pesanteurs ordinaires, dans le même élan libère ses mots des carcans des proses bienséantes et chargées de sens pratique. Les gains ne sont pas monétaires, mais d’esprit et de pures émotions. Avec eux il « refait le monde / À la mesure d’une fumée ». Lucidité n’est pas désenchantement, bien au contraire : d’un côté les deuils inéluctables, ce « gel du souvenir », de l’autre les visions paisibles, l’âtre et ses braises, la pensée des corps fragiles et le dépouillement des risibles (et vaines) ambitions : « Faire trois petits tours, / Pour le souvenir // Et puis, laisser faire / La mémoire des âges. »

De ces sagesses de chaque jour, qui ne tiennent pas de l’ataraxie épicurienne ni des détachements stoïciens, naît cette énergie qui ouvre les champs de la fantaisie et du songe. Cela aurait à voir avec l’éternel retour peut-être, avec ce mouvement créateur perpétuel que rien ne peut ni ne doit figer, mais peut-être plus encore avec cette essentielle et jeune intuition nietzschéenne :

 

« Tout luit, tout est neuf, très neuf même.

Midi dort sur l’espace et le temps :

Seul ton œil, énorme,

Me regarde, ô Infini ! »

 

Les coqs désormais perdent l’esprit de clocher, le théâtre de la Vie rouvre ses portes sur les souvenirs heureux, ceux des gares, par exemple, où cherchaient à se combler les anciennes solitudes amoureuses, et « C’était d’une beauté /  Où tout naissait encore. »

Le propre du poète est, non pas de refuser ce qui vient  _  le « Jour pâle, gris, indécis : / Jour mort de notre vie. » _, ni même de reculer les échéances, mais de ne jamais douter de la puissance de vie qui émane de lui et du monde. La naissance est sa spécialité, il accouche le monde comme Socrate accouchait les esprits. S’étant mis à table, ayant « [mangé] le soleil », il renaît de ses cendres et entraîne tout avec lui, autour de lui. Les vrais objets sensibles, les êtres sont ainsi. Dans la vision poétique ils dessinent leurs visages. Il n’est pas de triste fin, d’irrémédiable perte. Il n’est que naissances et renaissances. Cette confiance belle et généreuse nous est offerte. De ce cadeau témoignent ces paroles admirables :

C’est le début d’un monde.

Résonnent les trois coups.

Le vide s’organise.

Une forme l’habite.

…………………..

L’identité acquise

Il sera donc cet homme

Qui s’acheminera

Jusqu’au bout de son temps.

Vers une plus grande naissance.

M.H. Octobre 2010

 

à

 

 

 

IV -  LA MAISON DE VANVES - POÈMES  INÉDITS DE Marina TSVETAEVA

 

Présentation & traduction : Véronique Lossky

Editions Du Cerf & Ville de Vanves, 2010

www.editionsducerf.fr

 

Le recueil et son iconographie sont un bel hommage à Marina Tsvetaeva (1892-1941), poétesse russe qui vécut à Vanves, dans la région parisienne, de 1934 à 1938. Le maire de Vanves, Bernard Gauducheau, rappelle qu’au 65, de la rue Jean-Baptiste Potin, durant cette période tragique – elle se suicidera en Russie -  elle écrivit ces mots qui « comme des météores, traversent la nuit du désespoir, de la solitude et de l’exil » ! Son succès sera posthume : en Russie, il s’affirmera à partir de 1980, avec l’immense intérêt qu’accorderont les jeunes lecteurs à cette pionnière de la recherche verbale et du féminisme. Elle acquiert une gloire comparable à celle d’Anna Akhmatova, tendant à devenir un « classique ». Ici, en France, elle a encore tout à gagner dans ce domaine de la reconnaissance. Ce bref recueil est donc le bienvenu.

Elle chante avec simplicité et vérité cette maison de Vanves à laquelle il lui faut s’accoutumer :

 

Maison  -  épaisse verdure,

Vigne vierge et chèvrefeuille.

Maison peu familière,

Maison si peu mienne !

Maison  - au regard sombre

Aux âmes lourdes,

Le dos tourné à la cité

…………………………………….

Son mari combat dans l’armée blanche. Tout se paiera, Marina Tsvetaeva le sait, et, chantant la nuit de Moscou, ou sa fille Ariadna (en 1917), elle nous le dit :

 

Dans ma ville immense c’est la nuit.

Maison en sommeil, je te fuis.

Les passants pensent : femme, fille

Mais moi je ne retiens que la nuit

Le vent balaie ma route, c’est juillet…

§

Un jour, ô ma gracieuse créature,

Je deviendrai pour toi un souvenir,

Perdu dans tes yeux bleus, au loin

De ta mémoire, dans le lointain.

 

Sur son siècle elle ne se fait aucune illusion :

 

Je te conterai le plus grand des fracas

Le tumulte sonore de mon siècle, le fer

Du galop des chevaux contre les pierres.

 

Elle pourra rejoindre son mari réfugié à Berlin. Elle aura choisi son camp, celui des persécutés et des victimes :

J’ai au monde deux ennemis,

Deux jumeaux à jamais unis

La faim des affamés, la satiété des repus.

 

Un destin droit, que nous tracent ses principales étapes : Berlin, Prague, Paris… les passions nécessaires, l’amour. À Paris, sa poésie ne donne pas dans les traditionnelles nostalgies slaves, le pathos… Au succès succède une relative incompréhension des milieux russes qu’elle fréquente ; elle-même, non sans hauteur, tend à s’éloigner de son temps : « Mon siècle. Je donne ma démission. / Je ne conviens pas et j’en suis fière !… » Et, en 1934, plus encore : « Ouste, allez, descendants  - des troupeaux. / Siècle honni, mon malheur, mon poison / Siècle-diable, siècle ennemi, mon enfer. » De longtemps elle s’est connue hors de toute mode, marchant ailleurs que dans les sentiers battus. Elle cherchait la vie dans un siècle de mort, et, en 1913 déjà, elle sait que ses vers « Tels de grands vins au fond de leurs barriques / Sauront attendre le temps de leur précieux prix. »

S’éloigner du siècle ne veut pas dire l’oublier, le mépriser : Marina Tsvetaeva s’élèvera contre le totalitarisme hitlérien, contre « les repus de ce monde »,  elle chantera l’héroïsme du peuple tchèque, puis, réfugiée en U.R.S.S., elle saura voir ce qui vient :

 

Il est temps

D’ôter l’ambre,

De changer les mots

Et d’éteindre la lampe,

Au-dessus de ma porte.

 

Dans nos temps de paix conquise par le sommeil des consciences, par l’anesthésie consumériste, temps de Chaos à forme d’étron mou, on se représente peut-être mal ce qu’est un destin saisi dans l’Histoire et sa fureur à forme d’obus, de bombes et d’assassinats de masse. Ce fut celui de Marina Tsvetaeva. Témoignent de ces tourments dans la tourmente les quelques poèmes cités en fin de recueil : ils sont des années 20 et 30 :

Comme une pierre portée dans le bas

De ma robe

Je reconnais l’amour à la douleur

Tout au long de mon corps.

…………………………………………………

Photo perdue d’enfance,

Négatif de mon âme !

 

BIBLIOGRAPHIE (reprise du recueil édité au « Cerf ») :

Choix de poèmes, dans : Elsa Triolet, Paris, Gallimard, 1968 / Ève Malleret, Paris, La Découverte, 1986 / Bernard Kreise, Après la Russie, extraits, Paris, 1993 / Anthologie, Paris, Librairie du Globe, 1992.

Proses : Prose autobiographique, Paris, Le Seuil, 2008 (1vol.) / 2e vol. : Récits et nouvelles.

Souvenirs, Ed. du Rocher, 2006 / Octobre en wagon, Anatolia, 2007 / Le Diable, (Dmitrievitch, Lausanne, 1979 (republié en poche).

Ecrits personnels : Correspondance avec Pasternak, Paris, Syrtes, 2005. /  Carnets, Paris, Syrtes, 2008.

Biographies : D.Desanti, Le Roman de Marina, Belfond, 1994 / R.Jamais, L’espérance est violente, Paris, Nil, 1993 /  L.Lé, Comment ça va la vie, Jean-Michel Place, 2002 / V.Lossky, Un itinéraire poétique, Malakoff, Solin, 1987 / M.Razoumovsky, Mythe et réalité, Genève, Noir sur Blanc, 1988.

 

 

à

 

 

 

 

V - JARDINIER DE LA LUNE  & SEUIL RÊVÉ de Danielle QUÉROL

Editions ENCRES VIVES

Collection Encres Blanches, 2009

 

Les jardiniers s’affairent peu sous la lune, encore qu’ils se soucient de ses quartiers, de ses montées et descentes… Il faut se lever la nuit, y aller voir, et voilà tout. Danielle Quérol nous offre son curieux jardin de paroles, ses carrés de mots. On peut les visiter la nuit, mais aussi dès le lever du jour. On y entreprendra des chasses discrètes :

 

Les mots entremêlent leurs souffles

et dérapent

et te harponnent

 

Tu les suis comme un chasseur

tu les traques et les fomentes

 

Jardinier ? Poète ? Visiteur ? Qui est le maître des lieux ? Le jardin est mystérieux, voire énigmatique : « Pierre sans lune / par quoi délier l’heure // tu saignes d’une autre / mémoire revenue // et tu attends. »  Patience nécessaire, c’est évident. Et des épreuves, des visages qui vont comme masqués, du moins pour le lecteur : « Dans le jour aveugle / monte l’effroi  […] C’est l’heure noire / le vent décime les arbres / et le regard va …… » Peu à peu, ces brèves strophes, ces poèmes ouvrent leur labyrinthe central, y entrer est aisé, mais on n’en sortira qu’avec l’objet de la quête, peut-être cet « éclat effaré », cette « trace orpheline » que les yeux ne délivrent que la nuit, peut-être cette trace de la vie qui, tel le silence des pierres anciennes, ne se capte que dans la « folie » bâtie au milieu de l’étang, le Graal du sens  : « la vie prêtée / l’écho // infiniment » :

 

il était son île

de chagrin et de feu

 

Il semble qu’une fois l’orientation bien prise, tout devienne plus facile et presque un jeu, celui de la chasse : « Celui qui sait / poursuit toutes les ombres  […] dans les blés chantant à l’excès / les passages s’ouvrent » L’homme se rassemble, les deux visages de ce Janus portent un sourire, son absence n’est pas irrémédiable, des retrouvailles se profilent : « Janus aux deux visages / est entré dans ma vie / par un miroir éteint // Janus aux mains d’argent, ton sourire de loup / m’a dévoré le cœur. »

 

Le très bref recueil Seuil rêvé s’offre en manière de réponse, peut-être en illustration de l’ « écriture de poésie », selon Lionel Ray : « Non des traces mais des chemins : / telle est l’écriture de poésie, / une approche et une question.. » (L.Ray, Comme un château défait). La brièveté sied à ce qui exige plus longue méditation, à ce qui suscite les inquiétudes d’avant l’élucidation :

Seuil rêvé

une simple frontière

un secret

un trop-plein…

 

Il n’est rien de plus utile, légitime et indispensable, à mon sens, que cette interrogation centrale du poétique. Comme toujours, ce n’est pas d’abord le gage du sérieux des choses, de leur gravité que nous recherchons, et que veut offrir Danielle Quérol : c’est le sens, c’est l’alchimie du moment où les mots quittent l’ordre pâle de la communication pour entrer dans leurs pleins pouvoirs d’élucidation :

 

Le chemin traçait ses atermoiements

ses éblouissements,

cette voie fluide et mystérieuse

cette terre de conscience

où l’ait froid emplissait sa bouche de parfums violents

 

La poésie est notre langage profond : le vrai et seul langage, je crois. Elle ne peut être pesante, mais elle pèsera sur la vision que nous aurons  - claire ou brouillée – de nous-même et du monde.  Qui emprunte la voie poétique, celui-là « Il chemine seul / se faufile dans les contraintes du monde »… Il marche « le visage levé / ruisselant de désir ». La difficulté et la récompense, en somme, parce qu’au moins on l’aura abordée. On aura tenté le coup : nous sommes des pirates de la vie, de notre vie, nous lui arrachons ses trésors au fond des cales. Danielle Quérol nous le dit comme elle le pense, ou plutôt comme elle tente de le penser, car la chose est si mobile, si peu assurée que chacun ne peut y aller que de son incursion dans l’indicible : ce ne peut être que tentative, oui ! On va plus ou moins loin, mais loin à chaque fois malgré tout, parce que malgré tout on pénètre la chair et la matière du secret :

 

Tu prends conscience qu’ailleurs,

partout,

c’est l’absence de regard qui efface

le seul monde réel

 

caché à l’intérieur des choses

et qui t’éveille

et te relie

 

C’est ainsi que la dernière frontière sera atteinte, les confins  - seuils rêvés -, touchés, puis traversés. Pensons aux  Eskhatiaï de Cathy Garcia-Canalès, autre et équivalente tentative, touchant aux derniers obstacles dans son registre propre ! Est-il rassurant, apaisant de délimiter le territoire des mots chauffés à blanc dans le four du poétique, la violence féconde de « nos » mots, faits nôtres par un mouvement, une organisation, de nos cadences propres ? Danielle Quérol semble nous répondre que l’outil que nous créons à notre usage est le seul qui nous conviendra et nous permettra de dériver là où vents et gouvernail veulent nous mener :

 

Tu dérives

Traversé de violents émois

Vers une destination nouvelle

Vers ce point de convergence

Où anxiété et tension

S’amenuisent jusqu’à la clairvoyance

 

Autour

Tout s’apaise

Dans un ciel gorgé de métamorphoses.

 

_____________.

ENCRES VIVES –Direction : Michel COSEM- 2, allée des Allobroges - 31770  COLOMIERS

 

à

 

 

 

VI  -   ALCHIMIE DU DÉSIR  de Silvaine ARABO

 

La Bartavelle Éditeur

Collection « modernités », 1996

 

Les publications de Silvaine Arabo sont bien plus nombreuses que ne le laisserait penser la possession d’un recueil, qu’elle eut la gentillesse de m’offrir. Il date du temps où l’on payait les poèmes et toutes choses en francs. Elle publie depuis l’an 1967, et son Palimpseste de la Mémoire date de 2007. Il se paye d’ailleurs en euros : tout cela importe peu, sinon que l’ancienneté d’un ouvrage n’est en aucune manière un critère de valeur, et que pour la Mère Michel, qui se plaît à la lecture et relecture de L’Épopée de Gilgameš aussi bien qu’à celles de L’Odyssée… il n’est de littérature que contemporaine. Il faudrait développer et nuancer, je n’en ai pas le temps ici. En ce qui concerne Silvaine Arabo, une trentaine de recueils de poésie, des publications en anthologies, en revues, des expositions d’œuvres plastiques, la création de Saraswati, celle d’une maison d’éditionforment ce qu’il est convenu d’appeler une œuvre et disent une constance et une force. Tout cela marque le lien le plus serré de l’esprit et de la vie. Ses Réflexions et Aphorismes (Ed. de l’Atlantique, 2009) l’affirment de différentes façons :

 

Nous sommes chacun le lieu de résolution d’un conflit de l’Homme.

Retrouver la Trame perdue : rien n’est isolé, tout est relié.

Le poète : un éveilleur d’Être. Voilà pourquoi il est si peu prisé en ces temps de course à l’avoir.

Dé-poétiser le monde c’est lui ôter son épaisseur, le rendre plat, horizontal : c’est l’annuler dans le cauchemar.

Quand les hommes commenceront-ils à faire les liens ?

 

On le comprend, Silvaine Arabo cherche la profondeur, le vrai de l’être, ce qu’elle appelle « les liens », « la Trame perdue »… Il y faut un constant dépassement des découragements, des dégoûts aussi, une tension de l’esprit  - voire une spiritualité ! -, et enfin la reconnaissance du désir sans lequel il n’est qu’abandons et vouloir en finir !

Ce désir est forcément tissé dans le vivant, il est donc en bien des lieux : les chambres d’amour, les lits, l’attente des saisons, les beautés visibles, tangibles, le rire même : « J’ai ri l’autre jour devant la mer. Ri de moi, de la beauté, de l’illusion des hangars… / Il y a des avalanches de pommiers qui tombent sous l’océan, la percée douloureuse de l’été parmi les printemps qui refusent de mourir. / Il y a moi. Quel moi ? »

 Il est dans la rencontre du masculin et du féminin : « Elle : courbes et voussures, Minotaure universel, gémellité solaire.

                 Lui : pilier phallique, caresse rauque…. »

Le plaisir le rend séquentiel, le recrée instantanément, lui redonne vigueur : « Nichée dans la caresse, j’occupe les séquences alternatives du vide et du plein. Absence et présence : la présence révèle l’absence, l’absence la présence. Tout semble lié dans ce mystère conjoint où le baiser rejoint quelque chose de l’ordre de la création. / Ton regard tour à tour m’abolit, me ré-enfante, me prostitue // Me sacralise. »

En aurait-on si vite fait le tour ? Non pas. Le désir s’oriente vers tous les horizons de l’espace, du temps, de notre vision de nous-mêmes. Il dit l’inanité de la pensée honteuse, celle qui marqua les origines au Jardin permis, puis interdit :

« Leur " péché" c’est leur honte, le sentiment qu’ils ont d’être impurs

         Leur "péché" c’est de n’aimer pas la chair. L’art et la Chair : l’Œuvre, au blanc ou au noir. » 

Comment ne pas se retrouver ENTIÈREMENT dans cette pensée, qui est non moins une ascèse, une philosophie, admiration et méditation, création permanente de soi et du monde autour de soi :

Nue, elle couche en elle toutes sortes de pins bleus.

Oh ! le chant du plaisir dans les branches !

 

Il est non pas un mystère, un insaisissable, au fond ou au bout de ce puissant désir. Il se change en « célébration » et en joie puissante, et c’est sans doute l’être même de l’Amour qu’il permet de prendre dans nos mains pour le semer dans notre cœur et notre pensée. Il est le Maître, et non pas le tyran. Comment le dire mieux que Silvaine Arabo, comment dire cette réponse, cet absolu, ce souffle antique et de toujours renaissant de la chair du fruit, de sa pulpe, se transfusant dans tout l’être ? :

 

« Quelque chose de l’ordre du fruit. Une pulpe qui nourrit le cœur, étant de sa substance. Une réponse à toutes les questions. Quelque chose qui se clôt sur soi-même, dilatant l’être à l’infini (ce n’est pas là son moindre paradoxe).

………………………………………………………………………………………………

Je veux lamper ce coulis d’absolu qui s’échappe de tes lèvres disjointes, je veux brûler ton feu. Ton fouet cruellement me mord, me cuit comme brique, mais parce que je t’aime, Maître, je veux bien mourir à mon désir.

Pour n’être que ce vent, éternellement en quête de toi-même, pour être Toi, dans l’adoration réciproque.

Comment le dire mieux ou autrement que Silvaine Arabo ? La lire, donc !

____________________________________.

Publications de poèmes : Des Crépuscules et des Colombres, JFPF, Tours, 1967 / Promontoires, Promontoires, Guy Chambelland éd., 1974 / Temporalité des Miroirs I & II, Pont sous l’eau, G.Chambelland, 1991 / Spicules et Masques d’Ambroisie, G.Chambelland, 1993 / Temps Réfléchi(s), 2 recueils de poèmes et un recueil d’aphorismes, Club des Poètes, 1993 / Les Adombrés, 2 recueils de poèmes, G.Chambelland, 1994 / Arrêts sur Image, 2 recueils, Club des Poètes, 1995 / Ecoute Impromptue, Ed. Assoc. Clapàs, Millau, 1996) / Le Chagrin de Bérénice, Ed. du Gril, Belgique, 1997) / Sang d’âme (Ed.Europoésie, cahier poétique 24, 1998) / Prière Muette, 2 recueils, Club des Poètes, 1998 / Avoir et Être, Clapàs, Millau, 1998 / Regards Corpusculaires, La Bartavelle, 1998 / Les Cris d’un si Long Silence, Les Dits du Pont, Avignon, 1998 / Sang d’âme, Edidinter, 1999 / Diamant de l’ardoise, Encres Vives, 2001 / Ballade de Chef Joseph, 27 poèmes traduits en esp. par Porfirio Mamani Macedo, Edidinter, 2002 / Lames et vitraux I, 2003 ; Lames et vitraux II, 2004 ; Encres Vives / Une guitare et deux silences, Encres Vives, 2004 / Kaléidoscope de la Mémoire ou Le bien-aimé fleurit toujours sous les tonnelles, Encres Vives, 2006 /  Epures, Encres Vives, 2007 / Palimpseste de la Mémoire, Encres Vives, 2007.

 

à

 

 

VII -  SEINS  de Marie-Forence EHRET  & Dominique le TRICOTEUR

 

Centre Vendôme pour les Arts Plastiques – 2009

Tirage à 100 exemplaires sur papier vélin B.K..K

Sur les presses de Vincent Auger, rue Louise Weiss, Paris

 

Un très précieux ouvrage pour de très précieux objets que le Créateur – qui n’est peut-être pas celui qu’on pense - ne mit pas sans y avoir longuement réfléchi à la portée des mains de l’Homme. Il ne leur donna pas leur forme pure et ronde (hémisphérique, à dire vrai) non plus par hasard : je recommande de lire à ce sujet, les Mémoires du Serpent que Michel Host vient d’écrire, et que les éditions Hermann ont publié en ce mois de janvier 2010 : tout y est clairement expliqué de ce moment précis de la Création, et de plusieurs autres tout aussi essentiels !

Magnifique ouvrage donc que ce SEINS, où Dominique le Tricoteur s’est octroyé le regard graphique pluriel et divers sur ces appas qui égarent les tartuffes, inspirent les Praxitèle, enchantent les amoureux, font dire leurs stupidités aux butors, et que Rodin saisissait d’un seul trait miraculeusement englobant, attisait à plaisir de son ciseau de sculpteur. Sur le sein, on élève aussi bien un serpent que s’y lève l’éclair des cimeterres lors des Massacres de Scio. Sur les seins se posent les yeux, les mains et les têtes rêveuses. Marie-Florence Ehret, qui se fait ici illustratrice en mots, n’a sans doute rien oublié de ces vérités. J’y reviendrai.  

Le trait voyageur et déluré de Dominique le Tricoteur donne à la « gorge » son vêtement de nudité, son exotisme fruitier tournoyant aux saisons de la paix du corps, parfois le suggère dans l’éclat tourbillonnant de fureurs en voie de formation, intempérantes intempéries : les îles de Gauguin, les fleurs et les chairs… les vénéneuses torsions baudelairiennes,  ces « deux beaux seins, radieux / Comme des yeux » qu’il voit à la « Mendiante rousse », ceux encore sur lesquels on se penche afin « d’écouter la plainte éternelle / qui sanglote dans les bassins… ». La gorge a ses fières et innocentes turgescences, ses insoumissions,  ses ambitions hautes, ses audaces, elle s’avance, déjà en victoire, sur le champ des batailles à venir. Le sexe est en sa proximité complice, sexe douce fente, sexe pétales, sexe épineux, emboutonné ou délié dans le courant de ses pilosités. Algues des rivières et de la mer, non pas saisies par l’objectif d’un Lucien Clergue, mais sous la seule main habile et paisible de l’homme qui trace un songe d’harmonie sur ces paysages simplement sensuels.

Quant à Marie-Florence Ehret, elle rend d’abord hommage à cet art du trait, à cette force de naissance et de création :

Le nombril du monde

Ne cesse plus de se déplacer

Sur la feuille

L’Ombilic des Rêves

Est au bout du stylo

Car le nier ne serait pas raisonnable :

On sort nu

Du bordel

De l’origine

 

Armé de larmes

Et de cris

On sort

D’elle

On s’accroche aussitôt

A sa bouche

A ses seins

 

Cela n’est que de la femme, qui pourrait le démentir ? Les seins, donc, leurs globes jumeaux  (seuls les grands myopes les discernent trop mal pour savoir apprécier les nuances des seins menus aux seins gonflés, des seins pesants aux seins trop blancs).  Ainsi l’on va aux « Outre Seins », peut-être les îles hyperboliques d’un songe caressant, embrasseur, léchouilleur, délicieux ! Marie-Florence Ehret avoue qu’ils sont capables de « guet-apens exquis », de stratagèmes « corsetés », avec les concomitants affolements des « organes »… Elle prend, non sans malice, le mâle à témoin de sa victorieuse soumission :

 

Tu déploies ta queue de paon

Sous l’œil attendri de l’infirmière

Tu as toujours vingt ans entre les jambes

 

Elle va au-delà ensuite, à « l’oiseau sur la tête… dans les yeux… dans le cœur », à l’humain, à sa nudité et jusqu’à à sa mort. La contemplation des seins mène sans mal à toutes sortes de rêveries, à des fantasmes extrêmes, à la misère comme à la gloire : «  Il avait étranglé sa taille de guêpe / Faisant jaillir ses seins / En fontaine de vie / J’aurais dû mourir à ses pieds »… Elle nous rappelle des souffrances, nous mène à l’ « éventail du plaisir » comme à ces « mamelons [à] la douceur d’un poisson », et à même à « l’œil de Dieu » dans une nouvelle référence à l’origine… C’est que les seins, ces purs emblèmes, ces chairs fragiles, vulnérables, rendent fou en même temps qu’ils nous conduisent à l’art, à « Toi », au « vide » qu’ils emplissent aussi bien dans le regard que dans le trait qui le suscite, et que dans la main où il danse et qu’il comble et rassure :

A l’origine il y avait Toi

Toi poussière de soleil

Dans l’œil de Dieu

Trait de crayon

Ineffaçable

Dans le grand vide dansant.

 

Quel émouvant, magnifique, bel et double hommage à l’emblème de beauté et de vie que sont les seins des femmes !

 

à

 

 

VIII – TRAVERSÉES,  ÉPREUVES  d’Yvan MÉCIF

 

Traversées, Épreuves

Ed.Rémanences, Coll.Diagonales, 2007

 

 « Il n’y a d’écriture que d’exil » nous proposait Yvan Mécif dans sa belle revue RÉMANENCES, n°15 (voir plus haut). Lisant sa poésie dans Traversées, Épreuves (Ed. Rémanence, Coll. Diagonales), parmi les questions qui me sautent à l’esprit, celles-ci : ne serait-il d’exil que littéraire ? Le poème exile-t-il le poète ? L’exil se résout-il dans le poème ? Elles resteront sans réponse, car les réponses, nous le savons, ne sont que les prémices des questionnements fertiles.

Une poésie vraie peut se nourrir des venins de l’existence personnelle, eux-mêmes mêlés à ceux du temps, de tout temps par ailleurs, si l’on veut bien considérer qu’être asservi par son seigneur ou par la multinationale qui nous emploie ne fait de différence que de degré.

 

Siècles trop lourds,

infiniment trop lourds,

et lourds d’être vides.

 

Mandelstam, Tsvétaïéva, Akhmatova…

qui peut soulever la dalle

où gisent, encore vivants, vos drames ?

Coule toujours silencieuse,

La Neva oublieuse.

 

J’écris,

Me délivre.

 

Je lis ces vers comme une profession de foi… mais de foi en quoi ? Il faut se délivrer : l’écriture y consent et y aide, mais elle ne ramène dans ses filets que le pesant accablement de l’inconsistance du temps, la tristesse des « drames » qui font les jours des hommes, et d’abord des meilleurs d’entre eux. Les vers que je viens de citer, je les lis comme définition aporistique : conscience du lien étroit de l’impossible et du possible. Ici : « Retour. Là d’où nous ne sommes jamais partis. Illusion néfaste du progrès… » Là : « L’inquiétude, la recherche à travers l’inconnu furent ses réponses comme d’autres ont eu celles de la certitude du oui à la chair et au monde solaire. » Yvan Mécif semble ne pouvoir se délivrer de ces cruautés que lui oppose une pensée aiguë et peu encline à l’illusion sur le monde et les destinées qu’il nous prépare. D’étranges choses se produisent cependant, que l’on y songe : le Baudelaire « noir » (je tiens au qualificatif !) pouvait un instant s’illusionner sur les apparences du progrès, les beautés technologiques des paysages nouveaux, mais tout de même, - et c’est ici peut-être qu’Yvan Mécif est dans le vrai - : « … sur ces mouvantes merveilles / Planait (terrible nouveauté ! / Tout pour l’œil, rien pour les oreilles !) / Un silence d’éternité. » (in Rêve parisien)… Ce silence ! est celui qui s’entend dans les siècles « lourds d’être vides »…  À l’inverse  (mais l’inverse n’existe pas, tout est pareil et même !), l’humour d’un Alexandre Vialatte constatant que le progrès « fait rage » n’exprime encore que l’inanité du concept.

Yvan Mécif, dont la constance est sans défaut, va au bout du chemin, il cherche l’issue et pour tout dire la salvation, qui serait au moins dans le sens lisible des choses. L’art sera-t-il l’épée de son combat, l’outil de la construction ?

 

L’art est un chemin solitaire

inondé de soleil et de mer, bordé de brefs répits,

mais ancré dans l’obscur de son énigme.

 

Sécheresse

à la source

de nos maux.

 

Ô infini éternel, rayonnant et pur

de tout déchirement,

comme les étoiles, nos ailes

de pierre se font signe et se frôlent

dans le cœur obscur et solitaire du monde.

 

Ces quelques traces nous éclairent…

 

Ainsi se clôt, sur une espérance désespérée (ainsi je la lis), un recueil qui par ailleurs recense nos inquiétudes, nos fatigues, nos empêchements, nos démembrements… Une nouvelle « difficulté d’être » en somme… et aussi une insatisfaction qui ne s’étanchera pas dans ces « quelques traces [qui] nous éclairent »… Si l’on se permettait un reproche à ces vérités  - et je ne me le permets pas -  car la vérité du poète me paraît souveraine, maîtresse d’elle-même, de son cap, et j’ai en horreur ces critiques qui masquent leurs impuissances rageuses dans les poses de l’intelligence de ce qui leur est radicalement étranger -, je penserais que ce « reproche » s’énonce tout naturellement dans l’effroi né de l’indicible :

Passant, de ce qui n’est pas écrit là,

Souviens-toi !

Dans la question posée à un Phénix « tremblant » ! :

Comment vivre, définitivement brisé,

dans l’inconnu avançant ?

Dans une réponse comme :

Souffle soufflé, essoufflé

j’en appelle à vous, couleurs.

 

Yvan Mécif est « écrivain et peintre » : il propose donc des encres sur trois pages de son recueil : encres belles, éclatées, jaillissantes et noires – ses couleurs ! -, joie et tourment, oxymores graphiques à l’image de sa pensée et de son âme. Le recueil est superbement imprimé, sur papier « Brut de Centaure ». L’auteur en détient sans doute encore quelques exemplaires.

___________________________________.

Yvan MÉCIF

Rémanences. 25, rue de la Chapelle. 34600 - BÉDARIEUX

 

 

à

 

 

Le Jardin des lecteurs

 

Aussi surprenante que soit la chose, Le Jardin des Lecteurs de la Mère Michel est réservé aux lecteurs : ils s’y ébattront à leur aise, aux jours et heures ouvrables (soit à chaque parution de ce bulletin), y rendant compte de leurs propres lectures, découvertes, expériences littéraires (ou autres… ?), commentaires et impressions sur les faits de culture ou d’inculture, bref sur le monde tels qu’ils le vivent et l’éprouvent, voire le font avancer vers les cimes ou les abîmes. Il leur suffit de faire parvenir leurs contributions sur pièces jointes, à la Mère Michel, soit à  l’adresse suivante :  michhost@sfr.fr

 

AUJOURD’HUI, À L’OMBRE D’UN FRÊNE PLANTÉ EN PRÉSENCE DE BUFFON ET CASANOVA,  Christine BINI NOUS ENTRETIENT DES ŒUVRES DE SYLVESTRE CLANCIER.

___________________________.

 

CLANCIER, Sylvestre 

Un Jardin où la nuit respire, Ed. Phi/Les Écrits des forges, 2008.

Le Livre d’Isis, Ed. Al Manar, 2009.

La Promesse des morts, tiré à part de la revue Poésie en voyage, 2009.

 

Cette singulière deuxième personne…

Ces trois livraisons du poète Sylvestre Clancier marquent à l’évidence un tournant dans son œuvre. De prime abord, le lecteur fidèle semble en terrain connu. Les textes s’organisent, comme presque toujours chez Sylvestre Clancier, en strophes indépendantes, comme esseulées, une strophe par page et pas plus ; ou bien en courts poèmes non rimés où le rythme et la prosodie épousent étroitement le propos. Il n’est jamais question d’utiliser le blanc du papier pour faire illusion, pour jouer avec une disposition maligne et inutilement chaotique des mots. Le texte est aligné canoniquement, sans faux-semblant ni faux-fuyant. Le texte, et rien d’autre.

 

Qui est « tu » ?

La deuxième personne du singulier est la « marque » de la poésie de Sylvestre Clancier. Ce « tu » qui court les textes est presque toujours une apostrophe. Le poète apostrophe l’homme, et l’homme apostrophé est celui qui écrit, celui qui lit, celui qui écoute. L’utilisation de cette singulière deuxième personne permet à un propos centré sur une seule personnalité d’acquérir une valeur simplement humaine. Le poète parle à l’homme qu’il est, et aux hommes que nous sommes, à l’humanité que nous formons, tous. Ses interrogations sont les nôtres. Les références strictement familiales – évocation de lieux et d’êtres en rapport avec l’histoire personnelle de l’auteur – sont traitées sur le mode personnel, mais déchiffrables par chacun. Ainsi, Clancier évite le piège de l’apitoiement et de la déploration d’un passé égocentré et permet une interprétation immédiatement partageable, et partagée.

 

« Le temps pluvieux, le temps serein

Ne changeront ta mémoire.

En elle tu navigues et te perds ».

 

« Ton sang est ce passage ombreux

Plein du mystère de ta naissance

Il te change en tes aïeux

Plus tu regardes par leurs yeux ».

 

Cette utilisation du « tu » amorce, dans les derniers recueils, une translation vers le mythe. L’apostrophe est lancée à la Lune, puis à Horus – autant dire au symbole féminin, et à la représentation du fils.

« Isis ta mère (…) Lui, ton père »

 

Dans Le Livre d’Isis, la légende est racontée selon différents points de vue qui induisent les personnes verbales. Quatre parties dont les trois premières sont centrées respectivement sur Isis, Osiris et Horus, et une quatrième qui ramène le mythe vers les hommes. Le premier mouvement du recueil donne la parole à la déesse pour une déploration, le second mouvement est un monologue d’Osiris. Dans les deux cas, c’est le « Je » qui s’exprime, les dieux ont la parole. Mais le troisième mouvement revient au « tu » récurrent de l’oeuvre de Clancier, le poète s’adresse au fils d’Isis et d’Osiris, de la même manière que dans ses autres textes, la plupart du temps, le poète s’adresse à l’homme. Le raccourci serait ici un peu trop facile : l’apostrophe à Horus serait l’indice de la marque « filiale », le poète considérant qu’il n’a pas encore déployé tout à fait ses ailes et que l’ombre du père est lourde à porter. Ce monologue distancié par le « tu » est un masque trop évident pour que l’on s’arrête à cette première analyse – trop simpliste. Sans doute serait-il plus pertinent de fouiller du côté de l’héritage initiatique du dieu-faucon, comme on pourrait le faire également en ce qui concerne l’apostrophe à la Lune « avec [ses] voiles et [ses] mystère », Lune qui préside à l’ « immense baptême de moi-même à moi-même ». La partie du recueil Un Jardin où la nuit respire où apparaît l’apostrophe à la Lune est intitulée « sans peur ni dieu ». Le lecteur y décèle d’emblée le changement de cap du propos de la poésie de Clancier. L’œuvre, en amont, s’est bâtie sur la nostalgie de l’enfance, sur les paysages familiaux ou les terres de voyage. À présent, le retour sur les sensations enfantines, sur la renaissance adolescente, s’opère dans la perspective de l’âge qui avance, et dans le déchiffrement des arcanes du monde. Dans Isis, dans Le Jardin, quand le « Je » apparaît, la mort rôde. Déploration de la déesse, monologue du dieu dépecé, confession du poète :

 

« Sans peur ni dieu

Je reviens d’un voyage

Et pourtant me prépare

Pour un autre départ ».

 

Dans cette approche, la singulière deuxième personne prend des tournures d’injonction philosophique. Au remâché « connais-toi toi-même », Clancier ajoute :

 

« Ta quête pourrait-elle conjurer le malheur

Né du non-sens et de l’indifférence ? »

 

Et, reprenant Protagoras, mais nuançant la pensée grecque, il poursuit :

 

« Croyant en ton étoile

Te connaissant toi-même

Tu penses en être la mesure » ?

 

Cher Gérard, cher Paul…

Si la mort rôde, si le monde est encore à déchiffrer avant de le quitter, le travail du poète change de cap. La voie à suivre dévie imperceptiblement, et les ombres tutélaires sont nettement affirmées. Un Jardin où la nuit respire offre en exergue des citations de Valente, Camus, Meschonnic, Frénaud, Tardieu, Borges, Miron, tous écrivains dont on reconnaît que le fond est au moins autant littéraire que philosophique. Et tous écrivains du XXème siècle. Mais le grand inspirateur, le maître à qui Clancier rend hommage, et qu’il bouscule quelque peu, c’est Gérard de Nerval. Le livre d’Isis s’ouvre sur une citation du Voyage en Orient, et la dernière partie du Jardin où la nuit respire est tout entière dédiée à l’auteur des Chimères. La mort de Nerval apparaît chez Clancier comme la marque de l’énigme non résolue de notre présence au monde, comme le signe de l’impuissance hermétique, comme la défaite inéluctable du poète face à la résolution des mystères. Dans la partie dédiée à Nerval, intitulée « Attends la fin de la nuit », les références nervaliennes sont des clins d’œil au lecteur – chimères, mélancolie du Prince d’Aquitaine, étoile, feu, etc. – mais également des emprunts de connivence qui visent à mettre en relief la convergence des quêtes, et l’échec – l’échec ? – de cette quête. La mort de Nerval est comme un phare terrible et dérisoire qui éclaire la route à suivre, mais ouvre sur le gouffre. La mort est le mystère.

Autre clin d’oeil – et pas des moindres : la partie consacrée à Nerval s’ouvre sur une référence à… Paul Valéry.

« Des jours

Des jours

Toujours recommencés ». 

Là encore, et surtout en ce qui concerne Le Cimetière marin, la référence philosophique est indéniable. La tutelle revendiquée de Nerval et de Valéry orientent les derniers recueils de Sylvestre Clancier vers la voie étroite, et royale, de l’hermétisme poétique, qui est la face noble et généreuse de la poésie hermétique. Les huit poèmes de la partie intitulée « Herméneutique » du recueil Un Jardin où la nuit respire sont à ce titre emblématiques du changement de cap opéré par Clancier : le dévoilement du monde et de la logique de sa marche est bien l’objet de la quête poétique. Et tant pis si la quête est sans fin, et le dévoilement impossible.

 

Christine BINI 

 

à

 

 

La Mère Michel rappelle que :

 

- Ce bulletin est repris, diffusé et partagé par les sites suivants  (qu’ils en soient remerciés) :

 

 

                       -ENCRES VAGABONDES

                                  www.encres-vagabondes.com/

 

                       - JEAN-CLAUDE BOLOGNE

                                        jean-claude.bologne.pagesperso-orange.fr/

 

                    - CATHY GARCIA

                   http://delitdepoesie.hautetfort.com/

                     http://larevuenouveauxdelits.hautetfort.com/    

       

 

 

- que le JARDIN DES LECTEURS DE LA MÈRE MICHEL est ouvert à tous : il suffit d’adresser courriers, communications, contributions…, sous forme de « fichiers joints », à Michel Host :

 

michhost@sfr.fr

 

- que notre prochain bulletin sera consacré au roman, à la nouvelle, à l’essai…

 

 

- Fin de La Mère Michel V -

 

 

 

 

[1] Miguel de Unamuno, Comment se fait un roman (Cómo se hace una novela), traduction de Bénédicte Vauthier et Michel Garcia. Éditions ALLIA, août 2010. Ce texte fut traduit par Jean Cassou et publié dans la revue Mercure de France (N° 670, 15 mai-15 juin 1926)

[2] Lorsque Jean Cassou eut traduit le texte pour la revue Mercure de France, Miguel de Unamuno ne récupéra pas son original en langue espagnole. Voulant le publier en Espagne, il se vit contraint de le traduire de la version donnée par la revue en espagnol. 

[3] Sur le buste réduit, sans épaules, lui-même posé sur une sorte de corbeau, un visage noble, allongé, de coiffure quelque peu Renaissance et de barbe romaine, avec pour couvre-chef  une manière d’auvent ou de marquise de pierre de taille qu’aucune pluie ou grêle ne transpercera avant 100.000 ans.

[4] Texte espagnol et traduction de Rémanences.

[5] idem

[6] Le Tiers Livre, ch.VI

[7] Max Pons a dédié plusieurs ouvrages au château de Bonaguil, « mon université » déclare-t-il.  Entre autres : Bonaguil, château de rêve (Privat), Visiter Bonaguil (Editions Sud-Ouest), Regards sur Bonaguil (La Barbacane). 

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