15/04/2012
En Andalousie, des paysans occupent des terres pour « survivre »
de Anaelle Verzaux - journaliste
(De Somonte) L’Espagne sombre dans la crise. Lundi 9 avril encore, le premier ministre, Mariano Rajoy, annonçait de nouvelles coupes budgétaires. Mais tous les Espagnols ne baissent pas les bras. Il y a eu la grève générale du 29 mars. Et en Andalousie, depuis le 4 mars, des paysans journaliers occupent des terres. Comme il y a un siècle...
Il y a dans l’orange, comme un arôme d’enfance, un arrière goût d’avant. Sur la route d’une quinzaine de kilomètres, qui part de Palma del Rio, une ville de la province de Cordoue, pour rejoindre la Finca (la ferme) Somonte, il y a des oranges partout, rondes, girondes, juteuses, bien mûres. Mais au sol, elles pourrissent, sans que personne ne les ramasse.
Pourtant, en Andalousie (communauté autonome au sud de l’Espagne, 8 millions d’habitants), 30% de la population active est au chômage, et survit de bouts de rien, depuis le début de la crise, en 2008. A cause de l’économie de marché, c’est plus cher de les ramasser que de les laisser, apprend-on dans le journal local (El dia de Cordoba) du 1er avril, qui rappelle aussi qu’un huitième des orangers de la région a brûlé, à cause du froid cet hiver.
On pense aux milliers de jus frais perdus, aux morts de faim, aux bienfaits de l’agriculture traditionnelle, et avec une tendresse nostalgique, au parfum d’une mère qui jadis, déposait trois gouttes d’eau de fleur d’oranger sur un oreiller, pour nous endormir.
« Cette terre est ta terre »
La voiture ralentit soudain. Au bord de la route, un drapeau andalous flotte au vent. On entend de la musique, un flamenco dont les paroles appellent les paysans à reprendre une terre dépossédée. « Esta tierra es tu tierra » (cette terre est ta terre). Puis un bâtiment de ferme, tout en longueur. Champs, potager, chiens, chevrette, poules, des enfants, un vieillard, Lola, Juan, Rafael, Marco et trente autres personnes s’empressent de nous embrasser.
Lola a la quarantaine, la peau mate, les cheveux longs et noirs. Sa beauté semble incarner la dignité de sa lutte. Comme la plupart des autres occupants, elle fait partie du Syndicat andalou d’ouvriers agricoles (Sindicato de Obreros del Campo, SOC), qui mène, avec le mouvement de la Gauche unie (Izquierda Unida), l’occupation de Somonte, depuis le 4 mars.
D’un geste, Lola nous invite à la suivre dans la cuisine, prendre un café. Elle s’assoit, boit une gorgée, dit :
« Notre occupation est directement liée à la crise. On n’a plus de travail, on est dans une situation de survie ici. »
En 2012, le SOC, créé en 1976, renoue avec la vieille tradition des occupations massives de terres ! Jusqu’à la Seconde République espagnole (1931-1939), en Andalousie et dans tout le sud de l’Espagne, les terres agricoles (les latifundios) appartenaient à une aristocratie de propriétaires fonciers. Face aux mauvaises conditions de travail, régulièrement, les paysans ont occupé ces terres, en signe de protestation.
Parfois, les occupations ont débouché sur de grands mouvements de révolte, à l’image de ce qui se passe, toujours aujourd’hui, dans de nombreux pays d’Amérique Latine (le plus important est le mouvement des Sans-Terre, au Brésil.). A l’image aussi des luttes des années 70 menées à Marinaleda, une petite ville communiste depuis 1979, dirigée par le Collectif unitaire des travailleurs (Colectivo de unidad de los trabajadores, CUT), et située à une cinquantaine de kilomètres de Somonte.
Ici, Marinaleda, qui ne connaît pas le chômage, est un modèle. Et son maire, Juan Manuel Sanchez Gordillo, un nouveau Che. Lola repose sa tasse de café.
« Aujourd’hui, en Andalousie, 2% des propriétaires possèdent 50% des terres. »
« Ils achètent pour spéculer ! »
Le domaine occupé, 400 hectares, dont 40 à l’arrosage, fait partie des 20 000 hectares que le gouvernement andalou (la junta) a décidé de vendre aux enchères. « Or, poursuit-elle, seules les grandes entreprises espagnoles ou étrangères et la duchesse d’Albe, ont les moyens de les acheter ».
La duchesse d’Albe, c’est un peu notre Liliane Bettencourt, en plus excentrique. Elle est l’aristocrate la plus titrée au monde (une cinquantaine de titres), possède 30 000 hectares de terres, et des biens estimés entre 600 millions et 3,5 milliards d’euros. Un bel héritage en perspective, qui a failli briser sa famille, quand le 5 octobre 2011, à 85 ans, la duchesse s’est mariée avec un employé de la sécurité sociale, de 24 ans son cadet...
Sur les 20 000 hectares mis aux enchères par la junta, la moitié a récemment été vendue à des propriétaires discrets. Dans la région, le nom des acquéreurs n’est pas connu... d’autant moins que, selon les occupants, ils n’auraient encore embauché personne. Pour Lola, c’est évident, « ils achètent pour spéculer ! ».
Mais 8 000 hectares pourraient être occupés. La question a d’ailleurs été longuement évoquée, pendant l’assemblée générale quotidienne, de fin de matinée. Mais pour le moment, les journaliers préfèrent se concentrer sur Somonte. C’est déjà beaucoup d’organisation.
« Une plainte contre sept d’entre nous »
Rafael, un homme solide et volubile, était à Somonte, le premier jour de l’occupation. Il raconte :
« Le 4 mars, on était 500 journaliers agricoles à occuper le domaine. La nuit du 4 au 5 mars, des policiers de la garde civile sont venus nous rendre visite, il n’y a pas eu de violence, les policiers ont seulement donné des coups dans la porte, qu’on avait blindée. Mais le gouvernement andalou a déposé une plainte contre sept d’entre nous. »
Comme la plupart des occupants, Rafael, issu d’une famille de paysans, a d’abord travaillé dans les champs, qu’il a quittés pour le bâtiment en 2000, en plein boom immobilier.
« J’ai même travaillé en France, dans la construction d’un tunnel. Mais une fois les travaux terminés, l’entreprise nous a tous licenciés. Depuis, je suis au chômage, comme ma femme et ma fille de 22 ans, qui a pourtant fait cinq années d’études de droit . »
Et maintenant, comment vivre à Somonte ? Lola ramasse une chevrette blessée.
« Nous ne voulons surtout pas demander de subventions ou spéculer, ni même créer une coopérative de salariés. Ce que nous voulons, c’est créer une coopérative de résistance. L’objectif, c’est de faire travailler et vivre ici quarante familles. Dès que nous aurons réglé le problème de l’irrigation, ce sera possible. »
Elle presse la chevrette contre sa poitrine.
« D’ici là, il faut tenir. Le plus dur, c’est de dormir tous ensemble, dans seulement deux pièces. Mais on n’a pas le choix. Et encore, on a la chance d’avoir des soutiens financiers des habitants de Palma del Rio. »
Du temps et de l’argent
Devant nous, un gigantesque « arroz caldoso con pollo » (riz dans son jus, au poulet) mijote dans sa poêle profonde, installée en extérieur. Marco interrompt brièvement la cuisson pour nous faire visiter le poulailler, puis le potager, où quelques hommes travaillent. Tomates, laitues, poivrons, encore des tomates... et bientôt des asperges :
« La terre est bonne ici, pour les asperges, et l’avantage, c’est qu’on peut les vendre assez cher. »
Le maire de Marinaleda, Juan Manuel, nous rejoint :
« Ensuite, on pourra importer les produits de Somonte, pour qu’ils soient transformés à Marinaleda, où nous avons tous les outils nécessaires. »
Autour, les enfants jouent, la chèvre boitille, Lola clôt les débats, Rafael chante le Flamenco (« Yo soy del pueblo ! », je suis du peuple !), tout en appelant ses amis à venir se servir en riz. Jusque-là, ni la junta andalouse, ni Mariano Rajoy, le premier ministre espagnol, du Parti populaire (Partido popular, PP, droite), n’ont sévèrement menacé les journaliers.
Mais les occupants demandent de l’argent et du temps, pour vivre et montrer, comme à Marinaleda, qu’au moins à petite échelle, l’utopie n’est pas seulement un rêve.
http://www.rue89.com/rue89-eco/2012/04/12/en-andalousie-d...
14:08 Publié dans LE MONDE EN 2012 | Lien permanent | Commentaires (0)
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