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29/01/2013

Un poison radioactif dans vos smartphones (entre autre)

Métaux indispensables à nos appareils électroniques, les terres rares sont à l’origine d’une catastrophe environnementale dans les pays où elles sont traitées. Reportage en Malaisie.

Un après-midi de la fin du mois de février 2012, par une chaleur étouffante, je m’arrête dans une station essence Esso de la petite ville malaisienne de Bukit Merah. Mon guide, un boucher du nom de Hew Yun Tat, me prévient que le gérant a la réputation d’être un grippe-sou. Nous sommes venus lui poser des questions sur un sujet qu’il n’aime pas aborder : le travail qu’il faisait dans les années 1980 lorsqu’il était propriétaire d’une société de transport routier. Il avait obtenu un contrat avec Asian Rare Earth, une usine locale codétenue par [le groupe japonais] Mitsubishi Chemical, qui fournissait des minéraux rares au secteur de l’électronique grand public.

Asian Rare Earth lui offrait trois fois ce que lui rapportaient ses autres clients. Il devait uniquement évacuer des déchets loin de l’usine, sans que personne lui dise où ni comment s’en débarrasser. “Parfois, on nous disait que c’était de l’engrais, alors on emmenait ça dans des fermes du coin, explique Hew Yun Tat. Comme mon oncle cultivait des légumes, je lui en déposais une partie.” Il est aussi arrivé que les responsables de la raffinerie lui donnent ce qui était censé être de la chaux vive, un des camionneurs avait même peint sa maison avec. “Il avait trouvé ce produit parfait, car il repoussait les moustiques et les souris.”

Opération de nettoyage

En réalité, Hew Yun Tat et ses employés transportaient des déchets toxiques et radioactifs, ce qu’ils ont découvert un an plus tard lorsque Asian Rare Earth a voulu construire une décharge dans une ville voisine. Là-bas, les habitants s’y sont opposés et quelques militants ont apporté un compteur Geiger à l’usine, ce qui leur a permis de découvrir que le taux de radioactivité était extrêmement élevé, parfois 88 fois plus que les taux autorisés par les normes internationales. En 1985, les habitants ont lancé une action en justice qui a poussé le gouvernement à fermer l’usine jusqu’à ce qu’Asian Rare Earth procède à un nettoyage.

Mais les villageois étaient inquiets. Des femmes qui vivaient près de l’usine avaient fait des fausses couches, d’autres avaient donné naissance à des enfants chétifs, aveugles ou frappés de maladies mentales. Certains souffraient de leucémie. L’administration a fait savoir aux habitants que les déchets faisaient l’objet d’un retraitement adapté. Pourtant, en 2010, un journal local s’est rendu à la décharge d’Asian Rare Earth et a trouvé 80 000 bidons contenant près de 16 millions de litres d’hydroxyde de thorium, un produit radioactif. Cette année-là, Mitsubishi Chemical a lancé la construction d’un espace de stockage souterrain et sécurisé pour entreposer les déchets de son ancienne filiale. En mars 2011, The New York Times a déclaré que ce projet, dont le coût s’élevait à 100 millions de dollars [75 millions d’euros], était “la plus grande opération de nettoyage jamais menée dans l’industrie des terres rares”.

C’est mon iPhone qui m’a conduit en Malaisie. Je savais déjà que son allure élégante cachait une histoire problématique. J’avais lu des articles sur les usines d’Apple en Chine où des adolescentes passent quinze heures par jour à nettoyer des écrans avec des solvants toxiques. Toutefois, j’ignorais la genèse de mon téléphone avant qu’il ne soit assemblé. J’ai découvert que son parcours louche avait commencé bien avant son arrivée dans une usine chinoise. Les éléments qui servent à fabriquer tous nos gadgets high-tech sont issus d’un secteur peu reluisant, qui permet aux pays riches d’extraire les précieuses ressources des Etats pauvres, pour ensuite les laisser se charger du nettoyage.

“Plus jamais ça.”

C’est une rengaine qu’on entend souvent à Bukit Merah, dont les habitants subissent depuis vingt ans les conséquences des décisions prises par Asian Rare Earth. Mais le gouvernement malaisien n’est pas de cet avis. En 2008, il a autorisé une entreprise australienne, Lynas Corporation, à ouvrir une raffinerie de terres rares sur la côte est du pays. L’extraction aura lieu en Australie, mais le raffinage se fera à Kuantan, une petite ville tranquille au bord de la mer. Une fois construite, cette usine sera la plus grande de sa catégorie et subviendra à 20 % de la demande mondiale en terres rares.

Pour le gouvernement malaisien, l’arrivée de Lynas est l’occasion de devenir un acteur de premier plan dans l’une des industries les plus lucratives et dynamiques du monde. Ces vingt dernières années, depuis la fermeture de l’usine de Bukit Merah, la demande de terres rares a été multipliée par dix. Le secteur représente actuellement 10 milliards de dollars. Selon un rapport publié récemment, la demande devrait augmenter de 36 % d’ici à 2015.

Les dix-sept métaux qui composent les terres rares ne sont pas aussi rares qu’on le pensait lors de leur découverte, au XIXe siècle. Toutefois, ils remplissent souvent des fonctions à la fois spécifiques et cruciales. Ces éléments entrent dans la fabrication des aimants les plus puissants. Grâce à eux, votre smartphone a une puissance de calcul qui aurait nécessité un volume considérable de matériel il y a trente ans, mais qui tient aujourd’hui dans la paume de votre main. Ils sont aussi indispensables à toutes sortes de technologies écologiques : on trouve du néodyme dans les éoliennes et les voitures électriques contiennent souvent jusqu’à neuf sortes de terres rares. L’yttrium permet de former des composés grâce auxquels les écrans à LED et les ampoules fluorescentes émettent de la lumière.

Risque d’infiltration

Le problème, c’est que ces métaux se trouvent toujours en présence d’éléments radioactifs comme le thorium et l’uranium, et les séparer en toute sécurité est un processus complexe. Les mineurs se servent d’équipements lourds pour atteindre le minerai brut, susceptible de contenir 3 à 9 % de terres rares, selon les gisements. Le minerai est ensuite transporté jusqu’à une raffinerie pour être “cassé” : les ouvriers utilisent de l’acide sulfurique pour obtenir une espèce de mixture liquide. La procédure nécessite une quantité phénoménale d’énergie et d’eau, soit 49 mégawatts en continu (de quoi alimenter 50 000 logements) et l’équivalent en eau de deux piscines olympiques par jour.

Ensuite, les ouvriers font bouillir le liquide et séparent les terres rares des cailloux et des éléments radioactifs. C’est à ce moment que le danger apparaît : les entreprises doivent prendre les précautions nécessaires pour veiller à ce que leurs employés ne soient pas exposés aux radiations. Si les bassins de résidus où les éléments radioactifs sont stockés définitivement ne sont pas équipés d’un bon revêtement, les substances risquent de s’infiltrer dans les nappes phréatiques. Si ces bassins ne sont pas correctement recouverts, la boue risque de sécher et de se disperser sous forme de poussière. Sans compter que ces déchets radioactifs doivent être stockés pour une éternité, puisque la période radioactive est de 14 milliards d’années pour le thorium et de 4,5 milliards d’années pour l’uranium. Pour rappel, la planète Terre existe depuis 4,5 milliards d’années. Ce n’est pas un hasard si les raffineries sont installées dans des régions où les normes environnementales sont laxistes. Les sociétés peuvent y traiter les éléments à moindre frais. Tout ça pour que mes amis et moi puissions trancher un débat sur l’ordre de parution des trois premiers albums de Metallica sans bouger de nos tabourets de bar.

Kuantan, la ville où Lynas construit sa nouvelle raffinerie, est un lieu de villégiature populaire, décontracté et sans prétention, où les plages ne sont pas bondées et où les fruits de mer sont délicieux. Mais, au début de l’automne 2013, les premières cargaisons de minerai arriveront à l’usine.

Une empreinte toxique

D’après la majorité des douze spécialistes que j’ai contactés, il est techniquement possible pour Lynas d’éliminer tout élément toxique de ses déchets, que ce soient les acides, les substances radioactives ou les résidus corrosifs. En revanche, aucun d’entre eux n’a reçu suffisamment d’explications de la part des représentants de Lynas ou du gouvernement malaisien quant aux méthodes qu’ils prévoient de mettre en œuvre.

Lorsque je me suis adressée à Lynas pour savoir si l’entreprise prévoyait la construction d’un espace de stockage permanent pour les déchets, je n’ai pas reçu de réponse. Lorsque j’ai demandé quel traitement serait appliqué aux liquides avant qu’ils soient déversés dans la rivière, ainsi qu’aux solides radioactifs devant être recyclés pour devenir des matériaux de construction, le porte-parole de la société, Alan Jury, a refusé de répondre. Il m’a invitée à consulter l’étude de la raffinerie réalisée par l’Agence internationale de l’énergie atomique.

J’ai réussi à contacter un ingénieur qui a travaillé à la construction de l’usine de Kuantan et qui a accepté de me parler à condition de rester anonyme. Au début des travaux, son équipe a remarqué de graves anomalies dans les vingt-deux bassins d’eaux usées, dont des écoulements et des failles dus à l’humidité. Début 2012, The New York Times a révélé que ces problèmes avaient conduit AkzoNobel, société néerlandaise que Lynas avait engagée pour concevoir les revêtements des bassins, à se retirer du projet.

Mon téléphone doit-il forcément avoir une empreinte si toxique ? Pas si les fabricants et les consommateurs sont prêts à dépenser plus. Dans le désert de Mojave, en Californie, se trouve le gisement de Mountain Pass, la seule grande carrière et raffinerie de terres rares aux Etats-Unis. Ouverte en 1952, cette mine est la propriété de Molycorp. Pendant des décennies, elle a permis de produire de l’europium, indispensable pour la fabrication des téléviseurs en couleurs. Toutefois, à la fin des années 1990, ses conduites d’acheminement des eaux usées ont explosé et l’Etat de Californie a décidé de fermer le complexe. Le travail de nettoyage n’est pas encore terminé.

Depuis, les dirigeants de Molycorp ont rouvert l’usine. En 2007, la Chine produisait 97 % de l’offre mondiale de terres rares. Mais en 2010 elle a réduit ses exportations de 35 % afin de réserver les métaux précieux à ses propres fabricants. Les prix ont alors augmenté. Le Congrès américain, craignant une pénurie, a présenté un projet de loi devant relancer l’extraction de terres rares aux Etats-Unis par le biais de subventions fédérales.

Ces dernières années, les ingénieurs ont considérablement perfectionné les méthodes de raffinage. Les nouvelles installations de Molycorp se servent d’acide chlorhydrique pour éliminer le thorium en amont, lorsqu’il est encore à l’état solide. Le thorium et d’autres déchets solides sont mélangés pour former une matière ressemblant au ciment, que les ouvriers étalent sur plusieurs épaisseurs dans une fosse de 40 hectares dont le fond est tapissé de polyéthylène de haute densité.

La solution trouvée par Molycorp n’est toutefois pas parfaite. Le bassin ultramoderne a une durée de vie de trente ans, après quoi il faudra en construire un nouveau. Le complexe utilise moitié moins d’eau que l’ancienne usine, mais sa consommation d’énergie est sept fois plus élevée. Par ailleurs, l’entreprise refuse de révéler la quantité de minerai envoyée pour raffinage en Estonie, ainsi que les méthodes de traitement auxquelles ont recours ses deux raffineries chinoises.

Le recyclage serait-il une solution ? Après tout, les Américains achètent de plus en plus de produits électroniques, mais seuls vingt-quatre Etats exigent des fabricants qu’ils prennent en charge le recyclage des déchets électroniques : cela signifie que 25 % seulement de tous les équipements électroniques (et 11 % des téléphones et autres appareils mobiles) sont collectés. Les quelques programmes existants se contentent souvent d’expédier les téléphones et les télévisions usagés dans des villages chinois, où ces appareils sont démontés et trempés dans de l’acide pour récupérer l’or et l’argent, ce qui entraîne une forte pollution causée par le plomb et la dioxine. Finalement, si les terres rares sont théoriquement recyclables, seulement 1 % de ces éléments font actuellement l’objet d’un retraitement. On peut tout de même se réjouir que les principales entreprises automobiles japonaises aient récemment commencé à recycler les terres rares qui se trouvent dans les batteries de leurs véhicules hybrides. L’industrie automobile américaine ferait bien d’en prendre de la graine.

Peu avant mon départ de Kuantan, je rencontre un groupe de militants qui s’oppose à la présence de Lynas. Parmi eux se trouve un homme bavard du nom de Chow Kok Chew. Il m’explique qu’il s’est installé ici il y a trente ans – avant, il habitait à Bukit Merah. “Tous les jours, en allant au travail, je voyais une affreuse fumée, raconte-t-il. Il y avait beaucoup d’usines, mais aucune n’émettait autant de fumée qu’Asian Rare Earth.” Chow Kok Chew a eu du mal à commencer une nouvelle vie sur la côte est, à des centaines de kilomètres de sa ville natale. Maintenant, il gagne bien sa vie comme chef de chantier et il a élevé ses trois enfants dans la région. Il se sent désormais chez lui.

Si la nouvelle usine est construite, est-ce qu’il déménagera à nouveau ? Il fait non de la tête. “Je suis vieux”, répond-il. Pourtant, il passe l’essentiel de son temps libre à s’informer sur le complexe et il encourage ses amis à en faire autant. Chow Kok Chew et ses amis prévoient de se raser la tête en signe de protestation. “Si je ne fais rien, m’explique-t-il, j’ai peur que mon petit-fils me dise un jour : ‘Grand-père, la première fois tu n’as rien dit. Et la seconde fois, tu n’as rien dit non plus. Pourquoi ?’

 

  • Mother Jones |
  • Kiera Butler |
  • 24 janvier 2013
  • Source : Courrier International

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