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06/12/2013

Le moine Ikkyû Sôjun, par Agnès Giard

Peut-être connaissez-vous cette série en BD :Ikkyû, Sakagushi, publiée chez Glénat. Voici donc un bel article pour en savoir plus sur ce moine "fou" du Japon  :

 

Trouver l'éveil entre tes lèvres

Au 15e siècle, un célèbre moine bouddhiste appelé Ikkyû affirma que si une belle femme l’embrassait, il ne résisterait pas au contraire : il goûterait l’instant. Il partagerait l’émotion pure de ce désir sans songer ni aux conséquences, ni au lendemain. Faudrait-il abolir demain pour qu’on se mette à devenir sage ?

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L’esprit du zen se définit comme le désir d’entrer en résonance avec la nature, y compris sa propre nature humaine… Il s’agit de percevoir la beauté cachée des instants et de vivre, avant tout, de vivre. Telle est la leçon de choses proposée par Pascal Fauliot - conteur et adepte d’arts martiaux - qui, dans Contes des sages zen, consacre un grand nombre de pages au moine Ikkyû Sôjun (1394-1481), un personnage resté célèbre dans l’histoire du Japon : il s’accordait toutes les libertés. C’était une sorte d’anar et de libre-bandeur qui décrivait son pénis comme une longue corde rouge, suivant la métaphore du fil de la vie, ou comme un arbre chargé de sève (1).

Alors que des générations de bouddhistes s’étaient cassé la tête sur le kôan de la vieille femme,  le moine Ikkyû  lui régla joliment son compte sous la forme d’un poème  : «Si ce soir une belle femme m’embrassait, le printemps gagnerait mon saule desséché et ferait naître de nouveaux bourgeons». Il mit ce poème érotique dans la préface du Kyôun-shû̄ (Recueil des nuages fous), accompagné des vers suivants : “Le cœur de la vieille femme ? / Comme si elle donnait une échelle à un voleur / elle a offert une femme à un moine pur !” (2). Pour Ikkyû, en vérité, la vieille femme était un Bouddha déguisé. Mettant le feu à la hutte, ne désirait-elle rien d’autre qu’”éclairer” ce moine trop soucieux de sa réputation ? Ikkyû l’avait bien compris, lui qui, refusant de se soumettre aux règles de chasteté, fréquentait les bordels et composait des poèmes iconoclastes : «Si vous me cherchez, rendez-vous chez le poissonnier, le marchand d’alcool ou la prostituée».

Mais ses plus célèbres poèmes sont des poèmes d’amour. Vers la fin de sa vie, Ikkyû composa de superbes déclarations pour sa compagne… Elle s’appelait Shin. On la surnommait Shin-nyô ou Shin-jô, “mademoiselle Shin”. C’était une musicienne aveugle. Ils ont vécu ensemble jusqu’à la fin, jusqu’à ce qu’il meurt à l’âge de quatre-vingt-huit ans, d’une crise aigue de malaria, sur les blancs genoux de son amoureuse… C’est là qu’il situait le paradis. A cette époque, beaucoup de récits bouddhistes, émanant des écoles révolutionnaires zen et tao, vantaient la voie de l’amour comme un des chemins possibles vers l’illumination. Tous les moyens étaient bons pour parvenir à l’éveil, y compris le sexe. Mais on avait rarement vu quelqu’un prôner dans une langue aussi crue les vertus du plaisir ni signifier aussi clairement qu’il n’existe pas d’accomplissement spirituel sans «abandon», dans tous les sens du terme. Ikkyû eut donc ce courage. Le vrai sage n’a cure de la bonne ou mauvaise opinion qu’on peut avoir de lui. Il se contente d’être ce qu’il est.
  
Etant ce qu’il était, avec une pointe d’arrogance mêlée de pessimisme, Ikkyû n’en a jamais fait qu’à sa tête. Peut-être avait-il trop conscience d’être un intouchable. Fils caché de l’empereur Gokomatsu et d’une femme du clan Fujiwara, il a bénéficié toute sa vie d’une certaine licence et sa tombe, dissimulée derrière une lourde porte ornée de chrysanthèmes à seize pétales (par privilège impérial), invisible au commun des mortels, est gérée par l’agence de la famille impériale elle-même. Même sa statue est cachée au public. On sait seulement qu’elle fut sculptée par son disciple Bokusai après sa mort et que l’artiste y colla des poils de moustache, ainsi que des cheveux prélevés sur son cadavre, afin, peut-être, d’en perpétuer la scandaleuse apparence… Ikkyû avait en effet si peu cure de son image qu’il ne se rasait jamais vraiment. Sa biographie est donc celle d’un cas presque unique dans l’histoire du bouddhisme au Japon : celle d’un homme tourmenté, sévère, qui vivait de la façon la plus frugale et qui, vêtu de haillons, courait les filles et composait sans arrêt des poèmes sur la beauté du monde. Son portrait, au Musée National de Tôkyô, également signé par Bokusai, laisse peu de doute sur le caractère angoissé de cet hérétique notoire qui vit pourtant, l’instant d’un croassement de corbeau, le visage souriant d’un Buddha émerger d’une aurore… Voici brièvement sa biographie.

Né pendant la période trouble de Muromachi sous le nom de Senguikumaru, il entra au monastère à l’âge de cinq ans. Il grandit au temple Ankoku puis au Kennin-ji dans la province de Kyotô, mais dès seize ans –ne supportant plus la bêtise, l’arrivisme et l’hypocrisie de ses pairs–, il se mit à chercher désespérement un homme digne de devenir son maître. Aucun ne lui convenait. “Il régnait à l’époque un grand désordre, explique Frank Brinkley, dans une Histoire du peuple japonais. Les maîtres de la secte zen avaient été élevés par le gouvernement des Ashikaga aux plus haute dignités”. Alors que partout régnait le tumulte, une galaxie de prêtres zen affirmaient que les choses de ce monde étaient vaines et sans valeur. Certains donnaient l’exemple en pratiquant la méditation au milieu de la solitude. D’autres violaient sciemment les dogmes de leur propre foi. Ils avaient des femmes, des gitons et des enfants, polissaient des lances dans l’enceinte des temples, entretenaient des milices et géraient des fortunes de magnat. Il était alors commun qu’un homme se rase la tête et porte des vêtements bouddhiste tout en continuant à mener des armées. Les soldats se confondaient avec les moines. Les monastères s’affrontaient même, par les armes et par le feu, pour la possession de beaux garçons…

Dans ce contexte troublé, qualifié de gekokujô (littéralement “l’inférieur renverse le supérieur”, autrement dit n’importe qui peut devenir l’égal d’un noble), la civilisation japonaise connut paradoxalement un essor artistique intense. Sous l’impulsion des seigneurs de la guerre, à la recherche probablement d’un ordre strict au milieu du chaos, l’art des jardins, du thé, de la calligraphie et des parfums se développa avec un raffinement poussé. Il fallait une discipline extrême pour prétendre au statut d’homme de goût. Il n’est pas étonnant que dans ce contexte Ikkyû se soit rapidement distingué. Excentrique et radical, il se mit à composer des vers iconoclastes et passa de temple en temple, sans cesser jamais de les critiquer, jusqu’à ce qu’il rencontre Ken’O, un ermite solitaire, survivant dans une hutte aux environs de Kyôto, qui lui apprit à méditer.

Il  n’y avait rien à gagner auprès de ce prêtre mendiant, rien d’autre que la sagesse. Ce qui explique pourquoi Ikkyû devint son unique disciple et, à la mort de Ken’O, tenta de se suicider par noyade… Ikkyû avait vingt ans. Après avoir brûlé le corps de son maître, il se retrouva seul, désespéré. Quel homme serait désormais capable de le guider ? Il entendit alors parler d’un nommé Kasô, austère adepte du zazen, qui, pour échapper à la corruption ambiante, vivait sur les bords du lac Biwa et faisait faire à ses disciples des vêtements pour poupées qui assuraient de maigres revenus à leur communauté. Ikkyû, enthousiaste, resta cinq jours et cinq nuits à la porte de leur ermitage, mangeant à peine. Pour le dissuader, les moines jetèrent sur lui leurs eaux sales, mais en vain. Kasô l’autorisa finalement à se joindre à eux et lui donna des kôan à résoudre, entre deux vêtements de poupée…

En 1418, Ikkyû eut sa première expérience spirituelle. Il méditait sur le kôan intitulé “les 60 coups de Tozan”. Une troupe de musiciennes aveugles faisait alors résonner ses chants dans les environs. Porté par la musique et les accents joyeux des tambourins, il sentit brusquement son corps se dilater, son esprit ne faire plus qu’un avec le monde… Une vague de bonheur le submergea. Kasô alors lui donna son nom - Ikkyû (“un repos”) -, par allusion à cet espace de liberté parfaite, une pause dans la vacuité, que représente la voie vers l’illumination. Pascal Fauliot note que Ikkyû s’écrit avec deux idéogrammes : le premier est un trait unique qui signifie le chiffre 1. Le deuxième représente «un homme appuyé contre un arbre, signifiant ainsi qu’il se repose entre deux mondes». Est-il possible que la musique des aveugles lui ait ouvert cette porte entre les mondes ? Il eut une deuxième expérience d’illumination, en entendant un corbeau croasser. En 1428, à la mort de Kasô, Ikkyû se fit vagabond sous le nom de “nuage fou”, Kyôun.

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Sa vie errante ne l’empêchait pas de fréquenter les cercles d’artistes et de poètes, de boire en quantité et de se rendre chez les filles en tenue monastique qu’il invitait d’ailleurs, pionnier du genre, à faire partie de ses disciples… Ikkyû “pratiquait” le sexe comme une expérience spirituelle, avec la même assiduité que ses exercices de méditation. Et lorsqu’il fit la connaissance d’une belle aveugle nommée Shin, il s’éprit d’elle passionnément, sans faire la différence entre leurs plaisirs, les jeûnes et sa quête spirituelle. Ikkyû ne distinguait pas le zen de l’amour. C’était une ascèse aux allures excessives. Quand il faisait l’amour à Shin, il fallait que cela soit “dans les trois existences à venir, au cours de soixante kalpa”, c’est-à-dire  un nombre infini de fois, jusqu’à ce que le temps se fige. De leur relation, on ne sait pratiquement rien d’autre que quelques maigres faits. Ils se rencontrèrent durant l’hiver 1470, au temple Yakushido. Shin-nyô était une jongleuse et artiste aveugle née à Tango, âgée de trente ans. Elle battait du tsuzumi, un petit tambour en forme de diabolo, et ses yeux morts émurent Ikkyû. Il avait soixante-seize ans. Personne ne sait vraiment ce qu’il se passa entre eux. Ils se retrouvèrent au même endroit un an plus tard. Leur liaison devint officielle et l’année suivante, à l’automne 1472, Shin-nyô vint s’établir chez Ikkyû, qui avait élu domicile dans un petit temple à l’écart de Kyôto, le Shuon-an. Moins de deux plus tard, malgré le scandale, Ikkyû fut nommé à la tête d’un des plus importants complexes zen de la capitale  : il devint le chef du Daitoku-ji qui avait été rasé pendant les guerres d’Onin et que de nombreux bienfaiteurs contribuaient à reconstruire. Les dons affluaient en masse. Il fallait un homme intègre pour diriger ce nouveau centre du pouvoir religieux. Presqu’à regret, Ikkyû accepta ce poste qui faisait de lui un des hommes les plus importants de son temps, mais il refusa de s’y établir et préféra achever la reconstruction du Shuon-an, afin d’y vivre en concubinage avec sa jeune amie.

Le Shuon-an, surnommé Ikkyû-ji (temple d’Ikkyû) se situe à  environ 20 kilomètres de Kyôto. On peut encore y voir le grossier palanquin de bois sur lequel Ikkyû, alors âgé de quatre-vingt ans, se faisait transporter pour rejoindre la capitale. Sur les routes glissantes et pierreuses de l’époque, l’aller-retour devait être particulièrement long et douloureux. Malgré tout, c’est à ce temple isolé qu’Ikkyû resta fidèle, jusqu’au bout. C’est là qu’il fit bâtir la minuscule maison, semblable à un pavillon de thé, où il vécut avec Shin. On l’appelle Kokyuan. Ses murs sont en torchis, son toit de chaume et ses ouvertures de bois et de papier laissent passer la bise glaciale d’hiver aussi bien que les chaleurs lourdes de l’été… Fermée aux visiteurs en raison de son extrême fragilité, cette modeste hutte n’est maintenant accessible qu’au prix fort  : il faut la louer, l’espace d’une cérémonie de thé, pour pouvoir contempler, par l’ouverture des cloisons coulissantes, le jardin orné de pierres et d’arbustes qu’Ikkyû et Shin devaient voir chaque matin, serrés l’un contre l’autre. Leur vie était ascétique, mais s’il faut en croire les poèmes qu’Ikkyû écrivit alors et qui furent édités en 1480, un an avant sa mort, ils n’ont presque jamais cessé de s’y aimer. Dans son Recueil de nuages fous, il écrit  :

«Je suis fou de la belle Shin, elle vient des jardins célestes / Allongé sur les oreillers, la langue dans l’étamine de sa fleur / Je remplis ma bouche du parfum pur de sa source / Le crépuscule vient, puis des ombres du clair de lune, alors que nous chantons les chansons fraîches de l'amour.»

Il écrivit aussi  : «Ma main ne vaut pas celle de Shin / Cette femme est maître en jeux de l’amour / Quand ma tige se fane, elle la fait reverdir». Ikkyû trouvait sa délivrance dans le printemps de sa bien-aimée. Lui que les passions violentes et la colère n’ont jamais quitté, en quête constante du "vide véritable", il n’était plus avec Shin que des fleurs qui «s’ouvrent par centaines, puis tombent» dans une sorte de rêve transcendental et embaumé.

«Tu es venue, telle un printemps sur l’arbre desséché. Verts bourgeons, fleurs vibrantes, fraiche promesse… Shin, si jamais j’oubliais tout ce que je te dois, si profondément, amour, Laisse-moi brûler en enfer à jamais».

"Les gens me prennent pour un dément / Mais je n'en ai cure : / Si je suis déjà un démon sur terre, / Plus besoin de craindre les enfers ! / Chaque jour, les moines / Commentent à l'infini le dharma / Et chantent inlassablement / Les précieux soutras. / Ils feraient mieux d'apprendre / Comment déchiffrer / Les lettres d'amour envoyées / Par la pluie, la neige, la lune et le vent." (Traduction de Pascal Fauliot, page 140, Contes des sages zen)

Pour en savoir plus : Contes des sages zen, Pascal Fauliot, éd. du Seuil.

Note 1/ Faut-il le préciser ? Les moines zen n'avaient absolument pas le droit d'épouser une femme. La chasteté était une règle absolue. Ikkyû a donc brisé un interdit majeur.

Note 2/ Traduction de Pascal Fauliot : "La vieille grand-mère a tenté en vain / De donner une échelle à ce vaurien / En lui offrant une jeune beauté. / Si j'avais été à sa place, / Le vieux tronc de saule / Aurait fait de nouveaux bourgeons". (page 65, Contes des sages zen)

 

 

Source : http://sexes.blogs.liberation.fr/agnes_giard/page/4/

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