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04/08/2014

Le système de l'assurance-chômage veut-il remettre "les conteurs à zéro"? Entretien.

Yvon Le Men, le 8 juin dernier, au Festival «Étonnants voyageurs» de Saint-Malo. (c) Chantal Parent Yvon Le Men, le 8 juin dernier, au Festival «Étonnants voyageurs» de Saint-Malo. (c) Chantal Parent

« Toute une histoire à cause d’un mot.» Il y a un an, le poète Yvon Le Men, intermittent du spectacle âgé de 60 ans, est accusé par Pôle Emploi Service d’avoir triché. «Vous n’êtes pas ce que vous dites, un artiste du spectacle vivant.» Son statut de poète interprète est remis en cause, il est radié et condamné à rembourser rétroactivement (sur trois ans) la somme de 29 796 euros.

Pour lui, « c’est une insulte ». Car depuis plus de quarante ans, Yvon Le Men raconte le monde au monde, partout dans le monde. Le monde des songes, sûrement pas des mensonges. Depuis toujours, Yvon Le Men vit par – et pour – la poésie. À l’oral et à l’écrit.

Après son bac, en 1970, il entre à la fac d’histoire de Rennes. Sa mère est à ce moment-là au chômage, il est orphelin de père depuis cinq ans. La vie, déjà, ne lui fait pas de cadeaux. À 18 ans, il commence à écrire, abandonne ses études et, très vite, donne à entendre ses poèmes au public. Ses premiers pas sur scène, il les fait devant des ouvriers en grève. C’est pour lui «une révélation», «un coup de foudre», «une profession de foi». Dès lors, il pratique dans toute la France «la poésie dite», le récital. Dans sa Bretagne natale, pas un village où sa voix n’a résonné, où ses mots n’ont raisonné.

En 1986, Yvon Le Men est enfin affilié au régime des intermittents, «mais ça n’a pas été facile tout de suite». Il ne commence à «gagner correctement sa vie» que vers 1990. Depuis 1984, il est principalement salarié intermittent de l’association «Chant manuel». Dans sa ville de Lannion et en lien avec le théâtre le Carré magique, celle-ci organise, entre autres, des rencontres littéraires et des lectures de textes. Yvon Le Men est notamment chargé de mettre en voix les œuvres de ses invités. Il participe aussi au Festival «Étonnants voyageurs» de Saint-Malo, auquel il a «intégré la poésie, encore une fois, par l’oralité».

Le 8 juin dernier, il y a interprété l’intégralité de son poème «En fin de droits», dans lequel il règle ses comptes avec Pôle Emploi qui veut remettre «les conteurs à zéro». En parallèle, l’association du festival a lancé une pétition de soutien qui a déjà réuni plus de 1000 personnes. Mais «l’administration n’a jamais tort», explique-t-il. Et s’il était préférable de croire, avec Jean Ferrat, que «le poète a toujours raison»? Entretien.

BibliObs Pôle emploi vous a contacté une première fois en juillet 2013, puis vous a envoyé une lettre le 19 novembre 2013. À quel moment avez-vous décidé de prendre la plume et de combattre?

Yvon Le Men Bien sûr, quand j’ai reçu ma lettre de radiation, j’étais totalement abattu. Mille sentiments m’ont traversé: le désespoir, la colère, l’envie de m’enfermer, de hurler. J’ai donc écrit une lettre de recours que j’ai eu beaucoup de mal à rédiger, comme je le dis dans mon poème [«J’ai écrit cinquante livres et je ne sais pas écrire une lettre de recours gracieux»]. La langue administrative, je ne la connais pas – chacun sa langue – et quand on ne la comprend pas, on est vaincu. J’ai donc décidé d’écrire ce poème à la suite d’une coïncidence plutôt étrange. En allant poster ma lettre de recours, j’ai vu deux postières que je connais, et l’une d’elles m’a dit: «Il y a une grève des trains.» À cause de la grève, ma lettre risquait en plus de ne pas arriver à temps!

Je me suis dit : « Ce n’est pas possible, le monde entier est contre moi.» Dans ces situations-là, on devient un peu paranoïaque. Je suis rentré à la maison, je me suis assis devant ma table, et j’ai commencé à écrire. C’est cette anecdote-là, cette goutte d’eau supplémentaire qui a fait déborder le vase. Ce poème, je l’ai écrit très vite, en une semaine. J’écrivais jour et nuit, d’où la tension qui s’en dégage et qui ne finit pas jusqu’à ce que j’ai fini de la dire. Après, je l’ai retravaillé au scalpel. Ça a été une longue expiration, mais l’inspiration est venue de la situation. Inspiration, expiration... et aussi respiration.

Pour qui l’avez-vous écrit ? Pour vous ou pour «les saltimbanques sans banque»?

Quand on écrit, on écrit toujours à partir de soi, mais un soi qui serait les autres. Un soi universel. En creusant au fond de soi, on trouve quelqu’un, un homme, une femme, un enfant, qui a quelque chose à vous dire. Je l’ai écrit pour ceux à qui on enlève leurs droits: au-delà de l’argent, le droit de se défendre, le droit d’être écouté. J’ai été accusé et condamné sans même pouvoir me défendre, alors j’ai parlé pour ceux qui ont du mal à parler. J’étais l’un d’eux. Je l’ai écrit pour mes frères humains, il y a des gens du personnel de Pôle Emploi qui l’ont lu et qui se sont retrouvés dans mon texte. C’est pour ça, il me semble, qu’il a été aussi entendu au festival de Saint-Malo: parce qu’il dépasse la question des intermittents…

La vraie question est : « où en est notre humanité?» C’est facile de sévir quand on ne voit pas les gens, de tirer un trait de crayon sur quelqu’un. C’est un peu le malheur d’aujourd’hui, l’humanité disparaît tout doucement, et avec l’administration c’est encore plus vrai, personne n’est en face, pas de médiation, pas de discussion. Mais dans le comité de soutien, il y a aussi des gens de Pôle Emploi dont certains souffrent dans leur travail.

Votre poème est accompagné de vingt pages dessinées par Pef. Comment s’est passée cette collaboration?

Nous sommes amis depuis plus de vingt ans et il se trouve qu’il était à la maison à ce moment-là. Ses dessins, avec mon texte, ont du sens. Pef, avec ses mots tordus, a inventé quelque chose: c’est la langue des enfants blessés, des dyslexiques, et moi j’étais blessé comme les enfants qui ont du mal à parler et qu’on n’écoute plus. À chaque fois que je parlais, je parlais à côté, «si t’es toi tais-toi sinon tu seras retenu contre toi». Ces dessins sont un vrai contrechamp.

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Dans ce livre, il y a aussi Verlaine, François Villon…

Verlaine, c’est l’homme fragile qui dit : «Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches/Et puis voici mon cœur qui ne bat que pour vous.» Il parle à une femme mais quand il dit: «Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches», moi je vois un secrétaire très lointain qui déchire ma vie.

Quant à Villon, lui a été gracié plusieurs fois par Louis XI alors qu’il avait tué. Je l’ai cité car il a été le premier poète français à avoir évoqué les «frères humains». Avec lui, l’humanité est entrée dans la poésie. Mais je fais aussi référence aux slogans publicitaires: «Votre argent m’intéresse disait la BNP». Et à Ulysse…

... celui qui disait au cyclope qu’il s’appelle «Personne». En effet: «Personne ne parle personne ne m’a parlé» revient tout au long du texte. C’est ce silence qui vous a le plus blessé?

La cruauté la plus grande, c’est l’absence de discussion. Je peux aller en Chine, en Haïti, à Brazzaville, je peux aller partout, mais pas à Pôle Emploi Bretagne. Alors qu’on est sur la même planète, dans le même pays. Il y a deux moments où j’aurais pu m’expliquer: une femme m’a appelé pour me demander comment je négociais mes contrats, je lui ai répondu et pour une certaine raison, on a dû raccrocher. Elle devait me rappeler le lundi suivant, mais elle ne l’a pas fait.

La deuxième fois, c’était avec une autre femme, celle qui a une jolie voix dans mon poème. Mais elle m’a appelé quand tout était déjà fait et qu’il était trop tard. Elle m’a conseillé de faire ma demande de recours, qui a été refusée. Il y a aussi des médiateurs à Pôle Emploi qui, normalement, doivent vous répondre dans les sept jours, mais je n’ai eu aucun contact. Mon avocat, lui-même, a écrit à un médiateur national qui a répondu au bout d’un mois, mais rien, sinon la langue de bois habituelle.

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Vous écrivez : «C’est la faute au Président que j’ai élu si je suis dans la lie c’est le Président qui me nique mon air de rien de trois fois rien l’air de rien». Vous en voulez à François Hollande?

C est une façon de parler, comme on dit. Avant lui, il y a eu d’autres présidents, et après lui, il y en aura d’autres, même s’il est le chef des «armées», le chef des chefs, pour le moment. En réalité, c’est surtout l’Administration que je dénonce. L’Administration, c’est personne, c’est tout le monde. C’est personne. C’est une entité composée de multiples personnes qui au final n’en font qu’une et dont les individualités ne seraient pas responsables de ce qu’elles font ensemble et des conséquences de leurs actes sur la vie des gens.

J’ai eu des discussions avec des gens qui travaillent à Pôle Emploi et qui me disaient: «C’est pas de notre faute, c’est le système.» D’autres se justifiaient en disant: «Ce n’est pas moi, c’est mon chef et le chef de mon chef», etc., etc. Mais si on leur enlève leur responsabilité, ils n’ont plus d’humanité. Et moi, je refuse cette idée-là. Dans mon texte, je leur en donne de l’humanité. Eux me la refusent en ne me parlant pas, ou seulement quand c’est trop tard. Alors si personne n’est responsable, tout le monde l’est. «Si ce n’est toi, c’est donc ton frère», disait le loup à l’agneau dans la fable de la Fontaine.

Et puisque c’est la faute de «personne», c’est la faute au «Président»?

J’ai voté pour lui, comme beaucoup de gens, mais à la fin du passage que vous citez, j’écris «oui/oui/et non». Il y a deux oui – il est tout de même le chef des chefs des chefs – et un non à la fin... Mais c’est surtout la faute à un système, et à ceux qui ont voulu et veulent toujours de ce système où l’Administration, au plus haut niveau, ne revient pas sur ses décisions, mêmes mauvaises. Elle ne se trompe jamais. L’erreur, pour elle, n’est pas humaine.

Où en êtes-vous aujourd’hui ?

J'ai décidé d’assigner Pôle Emploi en justice, devant le Tribunal de Grande Instance de Saint-Brieuc. Je conteste tout ce qu’ils disent. J’ai pris un avocat pour la première fois de ma vie. Je crois que c’est au moment où j’ai décidé de dire le poème en public que j’ai pris cette décision. Mon combat, c’est David contre Goliath. J’ai mis du temps à comprendre ce qui arrivait, maintenant j’ai compris ce qu’ils me reprochaient et je le conteste. La justice, c’est le retour de l’humanité. Il y aura des gens, du monde en face, on ne sera plus dans le flou de l’internet.

Personne ne m’a parlé, et ça, c’est une catastrophe extrêmement contemporaine, c’est terrible. On ne sait pas par où passer. C’est un monde qui s’est retiré, qui est devenu abstrait. On a enlevé les gens, on les a mis dans des codes, des cases. À Pôle Emploi, quelqu’un m’a dit: «Il y a des métiers qu’on n’arrive pas à cadrer», «il n’y a pas de case pour eux». Il y a des gens qui ne comprennent pas que je veuille rentrer dans une case, mais j’en avais une, celle de «poète interprète», qui me donnait à exister socialement. Le droit à l’intermittence, qui permet d’être indemnisé pendant le travail de préparation des spectacles, je ne l’ai pas volé. Et tout d’un coup, à la fin de la partie, ils changent les règles…

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Dans cette société qui se déshumanise, à défaut d’avoir une case, les poètes ont-ils encore une place?

Oui, justement. Plus le monde sera dématérialisé, plus la langue sera dénaturée par les éléments de langage, et plus la poésie sera nécessaire. Elle veille au grain de la langue. Le poème résonne au plus profond de nous, il naît à la source de notre humanité, de notre réalité. C’est peut-être notre seule langue commune, même si on ne la comprend pas toujours. La poésie nous aide à ne pas tomber seul dans nos questions. Elle nous parle. Elle nous réunit, à l’inverse de la langue codée de cette Administration que je ne comprends pas.

De plus, à force de vouloir communiquer, on a affadi la langue et on ne dit plus rien. Au contraire – et je ne parle pas que de moi, cela dépasse mon chemin – je pense que le poème a de beaux jours devant lui, grâce à ces mauvais jours qui s’annoncent justement et qui nous menacent d’encore plus de solitude… Où êtes-vous, qui êtes-vous, pourrions-nous nous dire les uns aux autres. Les uns avec les autres.

Propos recueillis par Chloé Thibaud

En fin de droits, par Yvon Le Men, dessins de Pef,
éditions Bruno Doucey, 80 p., 13 euros.
En librairie le 2 octobre 2014, disponible dès maintenant sur commande.

 

Source : http://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20140730.OBS5061...

 

 

 

 

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