Arles, le vendredi 8 janvier 2015.
Je suis tenace et violemment tenace. Même si je n’écris pas tous les jours, j’essaie au moins d’inscrire les dates dans mon carnet, et dessous quelques mots pour ne pas oublier. Hier, la chevelure de Maria dans une salle d’hôpital. Ses yeux rougis par les larmes quand elle parle de Marius. Je suis un scribe obstiné. Je cherche encore les mots pour raconter et raconter encore, vieille obsession dans ma vie, ce sentiment devenu incurable d’être celui qui écrit le malheur, la beauté d’être Rom dans une France qui a peur de ces femmes qui mendient, de ces hommes venus le soir fouiller dans ses poubelles. Avec une vieille poussette pour emporter leur butin dans la nuit noire d’un bidonville menacé d’expulsion.
En écrivant toutes les histoires qu’on vit ici en zone tsigane, je parle d’amitié et des billets de cinq euros qu’on échange, le soir, près du feu de palettes où la viande est grillée. Je parle du cuivre des vieux câbles qu’on a brûlés le matin et qu’on s’en va revendre l’après-midi, pour financer le baptême du petit et le voyage de toute urgence à Bucarest. Je parle aussi des lourds tapis qu’on lave dans l’eau du fleuve après la fête, et je raconte les jours de larmes quand on appelle en Roumanie sur mon vieux téléphone, les enfants et les petits enfants qui n’ont plus rien à manger depuis qu’il neige. Je parle des vieilles caravanes que le sous-préfet d’Arles a fait détruire au bulldozer un jour de pluie, je n’oublie pas son nom de pute ni son sourire devant la presse, quand il répète encore une fois les vieilles rengaines du ministre Hortefeux, le complice des haines anti-tsiganes que proférait leur président à l’Elysée.
En écrivant ici je raconte même l’argent qu’on envoie par mandat, tous ces rouleaux de petites pièces de cuivre qu’on ramasse en mendiant, de Nîmes à Avignon, pour payer en Roumanie le chirurgien corrompu qui doit réopérer, s’il est assez payé, l’œil malade du fils aîné de Maria. Je sais que j’en fais trop en racontant le pire qui vient user année après année leur fierté d’être Rroms. Les maladies font partie de l’histoire, je n’y peux rien, et je sais de quelles politiques elles sont nées, de quelle misère elles sont venues s’accrocher à leurs vies dans les bidonvilles de l’Europe.
On vit ici les uns avec les autres et le partage des richesses, on dirait que c’est une idée morte et enterrée depuis longtemps. On dirait que les yeux des élus sont crevés maintenant, à force de vivre dans la laideur des combines politiques. Ici, au milieu d’Arles, on prépare à manger pour la tribu, on fait les devoirs qu’on demande au collège, on compte les pièces pour acheter du pain, du lait pour les enfants, exactement comme ce poème de Marlène Feeley. Et puis on apprend quelques mots dans la langue de l’autre, tout un apprentissage qui a pris son importance au fil des jours. La langue tsigane, la langue française, la langue de l’autre à l’autre bout de l’Europe et entre nous d’anciennes frontières qu’on a ouvertes et traversées dans tous les sens, qu’on ne veut pas voir refermées.
« Cela commença sous les rires des enfants, cela finira par eux. » La phrase vient d’un poème de Rimbaud partagé par Sara Oudin. Elle ne cesse pas de résonner. La dernière phrase du poème est elle aussi chargée d’augures. « Voici venu le temps des Assassins. » Rimbaud n’était pas un prophète mais ses poèmes ressemblent souvent à des conjurations quand je le lis, de plus en plus souvent, ouvrant ses Œuvres au hasard comme d’autres peuvent ouvrir le Yi King. Et ce matin, le hasard s’appelle Sara qui est aussi poète. Et Sara a raison, on va avoir de plus en plus besoin de l’effraction des poèmes dans nos vies.
https://joursdeferraille.wordpress.com/2016/01/08/pour-continuer-decrire-en-zone-tsigane/
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