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08/01/2016

TOTO ET SES SOEURS : ENTRETIEN AVEC ALEXANDER NANAU -

 

Pour Toto et ses sœurs (actuellement en salle), Alexander Nanau a suivi pendant plus d'un an un jeune Rom et ses deux sœurs, livrés à eux-mêmes dans un ghetto de Bucarest rongé par la drogue. Il en tire une chronique documentaire puissante, quelque part entre L'Enfance nue de Pialat et le cœur énorme d'un De Sica. Rencontre avec un homme qui n'a pas froid aux yeux et qui ne mâche pas ses mots. Propos recueillis par Raphaël Clairefond.
 
Pendant ce long tournage, vous n'étiez jamais tenté d'arrêter de filmer pour aider la fratrie ?
Bon, tout dépend de ce qu'on appelle « aider », le fait d'être là, de leur amener parfois à manger… Comment aider plus qu'en étant là ? Je crois que c'est ça le plus important pour eux : avoir un autre modèle de vie. Parce que ça ne sert à rien de dire aux gens : « Ne prenez pas de drogue », c'est ridicule. On peut pas entrer dans la vie de quelqu'un et lui dire comment vivre. Et ce n'est pas mon boulot en tant que cinéaste de prendre la place d'un travailleur social.
 
Vous avez décidé dès le début de vous intéresser aux Roms sédentaires qui vivent en Roumanie ?
Oui, je me suis concentré tout de suite sur ce quartier. Et pour moi, ce n'est absolument pas important que ce soit des Roms. Donc le film n'en parle pas, ce n'est pas un sujet. Du point de vue des enfants, à leur âge, vivant dans une société très fermée, être Rom n'est pas un problème, ils ne connaissent pas encore vraiment le racisme. Il faut respecter cela et ne pas imposer une thématique qui ne fait pas partie de leur vie.

 
Que reste-t-il de la culture rom chez ces populations ?
Peut-être le rôle de la femme qui est très précaire dans le modèle familial des Roms, c'est un peu comparable à l'Inde. C'est d'ailleurs de là qu'ils viennent. Mais dans cette famille, la mère était le boss, pas du tout la femme rom typique sous la coupe d'un homme. Elle était même plus forte qu'un homme. Cette jeune génération ne parle pas romani, ils ont très peu de liens avec leur histoire si ce n'est qu'ils savent que ce sont des Gitans. Il ne leur reste peut-être que le talent artistique, mais rien de plus qui permette de parler de « culture rom ».
 
Vous avez eu des retours surprenants sur le film ?
Les hommes entre 45 et 65 ans en moyenne me disaient qu'ils haïssaient les Roms, qu'ils étaient dégoûtés par les Roms et ils ont commencé à les aimer avec le film, ce dont ils n'étaient pas très contents. Ils étaient émotionnellement très secoués, leur voix tremblait, ils ne savaient pas trop quoi dire… C'étaient les meilleures réactions. C'est justement parce qu'on ne parle jamais de « Roms » dans le film qu'on oublie et qu'on peut les regarder simplement en tant qu'êtres humains.
 
« Imaginez qu'un gamin prenne son premier shoot à 10 ans :
d'un coup, il n'a plus faim et il a chaud.
Il en prendra forcément un deuxième… »
 
Vous n'avez pas eu à affronter de réticences de la part des hommes qui se droguent dans l'appartement de Toto et ses sœurs ?
Non, il faut imaginer que ces gens-là, c'est précisément ce que Toto peut devenir dans dix ans. Ce sont des jeunes gens brillants, mais personne ne leur donnerait de travail, donc c'est facile de tomber là-dedans. Par exemple, beaucoup de gamins commencent à se droguer parce qu'ils ont faim. Or, la drogue coupe la faim. Imaginez qu'un gamin prenne son premier shoot à 10 ans : d'un coup, il n'a plus faim et il a chaud. Il en prendra forcément un deuxième… Très facile.
 
Vous pensez que les choses peuvent changer rapidement ?
Sur les trois enfants, c'est déjà trop tard. Ça demande un travail de fond très long et très complexe pour que leurs conditions de vie changent et que les Roms fassent partie intégrante de la société. Cela doit commencer dès le début, et parler avec leurs parents pour qu'ils comprennent à quel point c'est important qu'ils aillent à l'école… C'est un énorme boulot.
 
« La France ne peut pas se contenter de dire :
'On les renvoie dans leur pays', car c’est aussi son problème. »
 
Dans cette Europe de la libre circulation, n'est-ce pas paradoxal que les Roms posent autant problème ?
La France ne peut pas se contenter de dire : « On les renvoie dans leur pays », car c’est aussi son problème. L'Europe a avant tout été construite sur la libre circulation de l'argent. Que les gens voyagent, cela importe peu, ils voudraient juste que les Roms consomment. Mais le fait qu'ils bougent aussi ne leur plait pas trop. S'ils pouvaient, ils construiraient une prison où il n'y aurait rien d'autre à faire qu'acheter leurs produits. (rires)
 
Il paraît que vous aviez un garde du corps au début, qui se tenait prêt à intervenir en cas de problème ?
Je n'étais jamais allé dans le quartier et tout le monde me disait : « Ne va pas là-bas. » Mais au bout d'une semaine, j'ai compris que c'étaient des conneries, les gens sont sympas. Bon, bien sûr, l'un des coproducteurs connaissait le terrain, il savait qui étaient les barons de la drogue et pouvait expliquer qu'on était juste là pour aider les gamins. Cependant, les gens ne sont pas aussi dangereux qu'on le dit, on n'a jamais eu de problème. Et si le garde du corps m'attendait à deux ou trois rues de là où j'étais, les gens du quartier n'étaient pas stupides, ils me disaient : « Hey, y'a quelqu'un qui t'attend là-bas… » J'ai réalisé qu'il valait mieux s'en passer. Surtout vu l'attitude du mec. Un jour, un rat l'a frôlé et il était complètement dégoûté…

 
André Glucksmann a publié une tribune sur les Roms, peu de temps avant de décéder. Il disait : « Nous avons peur, non pas des Roms, mais de leur ressembler… »
Je ne sais pas si je suis d'accord avec cela. Je pense qu'on les considère vraiment comme la classe sociale d'en-bas et on pense qu'on vaut mieux qu'eux. Et on est façonnés par ce système, cet héritage : comment peut-on être différents ? Et comment penser qu'on puisse un jour devenir comme eux ? Si on était nés dans leur système, oui, on leur ressemblerait. 90 % de nous-mêmes ne fait que fonctionner par rapport à ce système, on n’est pas vraiment nous-mêmes. On va à l'école, on apprend à penser comme-ci ou comme-ça… Et c'est pareil pour eux. Quand quelqu'un naît dans ce cercle du vol, de la pauvreté et de la prison, c'est impossible de lui demander d'être différent s'il a toujours baigné dedans. C'est comme si on nous demandait à nous de vivre une autre vie. On n'arrive déjà pas à imaginer que les Syriens viennent chez nous pour fuir la guerre. On se dit juste : « Ho, ils viennent chez nous pour avoir une meilleure vie. » Je crois que l'imagination des hommes est très limitée…
 
Vous avez montré le film à vos protagonistes ?
Je ne savais pas comment Toto et Andrea réagiraient à la vision du film, peut-être seraient-ils déprimés, peut-être en souffriraient-ils… Mais finalement, ils l'ont beaucoup aimé, ils ont beaucoup ri… Et surtout, ça les a beaucoup rapprochés. Voir le film a renforcé leur relation. En revanche, la sœur aînée ne l’a pas vu. Elle est actuellement en prison pour quatre ans.
 

mercredi 06 janvier 2016

 

http://www.sofilm.fr/toto-et-ses-soeurs-entretien-avec-alexander-nanau

 

 

 

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