J'ai 25 ans. Je vis, comme beaucoup de jeunes de 25 ans, dans une société et un pays que je ne comprends pas. Comme beaucoup de jeunes de 25 ans, je suis très diplômé, toujours on nous a dit qu'il fallait continuer les études, s'étaler dans les études. Pourtant aujourd'hui, comme beaucoup de jeunes de 25 ans diplômés et non-diplômés je suis au chômage.
Ça ne m'abat pas, on fait autre chose, on vit autrement. On fait de l'associatif, on milite, on réfléchit, seul dans notre coin ou ensemble, avec des communautés. On fait ce qu'on peut. J'ai 25 ans, et je vis dans un pays dont la seule opportunité a été de m'offrir le RSA pour me récompenser d'un double Bac + 5 .
Mais ça n'est pas de cela que je veux parler. Ça c'est commun, c'est la situation commune.
J'ai 25 ans donc, et je vis dans une société et un pays que je ne comprends pas. Il y a maintenant plus de quinze jours, dans mon pays, celui que j'habite et dont j'ai la carte d'identité, l'État a tué un autre jeune homme de 21 ans. L'État l'a assassiné, bien sûr sans vouloir donner la mort, mais néanmoins, l'État l'a assassiné en allant jusqu'au bout de sa logique de répression, d'armement et de représentation de l'ordre. Il l'a tué peut-être pour que les autres rentrent chez eux, peut-être aussi pour rien. Il l'a tué pour rien. Aucune justification ne permet de comprendre ça.
Pour l'heure, aucune dignité de l'État, aucune démission, aucune mesure disciplinaire, l'État s'en lave les mains. Il nous parle des casseurs, des écolos terroristes. Il nous parle de gens qu'il ne connait pas et dont il est bien en peine de nommer l'engagement. Il nous parle de gens qui joignent les idées aux actes, ou les actes aux idées. L'État lui, depuis longtemps ne joint plus l'acte aux idées, il n'y a plus d'idées. Quant aux actes, ils sont micro, de la régulation, de l'application du droit européen, de la conservation et de la reproduction des privilèges de la domination. En France donc, l'État tue et nous, nous ne faisons rien, nous ne savons pas quoi faire. Il ne s'est rien passé, déjà, et de notre peine, de notre rage rien ne sort. Nous sommes silencieux. Il ne s'est rien passé.
Je ne vais pas tout mélanger mais je veux dresser un climat.
En octobre, il y a eu moins tragique et pourtant tout autant. Un groupe a dégonflé une oeuvre de Paul McCarthy place Vendôme, ne comprenant pas au fond qu'historiquement la place Vendôme est de toute façon un lieu d'érection. On a également agressé cet artiste en lui disant qu'il n'avait rien à faire là. De cet événement choquant, mais habituel, personne n'a rien fait. Paul McCarthy, lui, a peut-être compris, il n'a pas voulu remontrer l'oeuvre. Il n'a rien remonté. Il nous a laissé avec l'anéantissement d'une oeuvre d'Art. Là l'État a agi différemment, il n'a rien fait. Des protestations molles. Là les journalistes n'ont rien fait, des protestations molles. Ça n'était pas la première fois, il y a une longue histoire de ces saccages. Nous n'avons rien fait, il ne s'est rien passé.
Pendant un an, et encore aujourd'hui, en France, dans la première partie du XXIème siècle les homosexuels se font maltraiter, injurier, quotidiennement. Du fait d'une opposition archaïque à la société. Nous avons entendu des gens parler "d'un papa et d'une maman", un modèle de famille. Un modèle fantasmé et qui n'a jamais existé en tant que tel. Un papa et une maman donnant le droit de nier, d'injurier, de trainer dans la boue, tout ce qui n'est pas un papa et une maman. Quotidiennement les insultes donc, quotidiennement un climat intolérant. De cela qu'avons-nous fait? Un projet de loi est passé, maintenant tout le monde en France peut se marier. Et alors? Il ne s'est rien passé, seulement le nauséabond d'un discours. Un discours qui pourtant nous prouve que le mariage n'aura rien changé, qu'il fallait encore militer, ou peut-être même que c'était l'acte de naissance pour militer, pour dire la réalité, pour dire que tout cela, nos familles, nos amis, nous, ça n'était pas ce que l'on entendait. Pour dire combien ce que l'on entend encore maintenant est intolérable, immonde, dégueulasse. Nous n'avons rien fait, il ne s'est rien passé.
Je ne vais pas continuer à dresser ce climat. Je veux juste dire comment, au fond, j'ai 25 ans.
J'ai 25 ans , je suis donc allé à l'université, ou dans les grandes écoles, ça n'a pas d'importance. J'ai même milité dans une certaine radicalité pour préserver ces institutions ou tenter en tout cas. Nous n'avons rien endigué. Et comme beaucoup, ce que je conserve de ces années, c'est un grand décalage, un grand gâchis. L'école a sans doute tué ma créativité et mon cerveau, mais elle m'a intégré dans un discours de reproduction du dominant. Elle ne m'a pas appris à penser, elle m'a appris à reproduire. Ce qu'elle m'a appris à reproduire, c'est un modèle passé, elle m'a appris à reproduire la fin du XIXème siècle ou le début du XXème siècle. L'école a été un décalage. Alors, certes et oui j'ai appris l'autonomie, une grande autonomie et une grande liberté de fait, mais j'y ai surtout appris la contrainte de l'esprit. Les cases, les normes, d'une certaine manière une linguistique contraignante de la pensée. Je n'ai pas été en prise avec le réel ou l'hyper-réel. J'y ai simplement été triste et contraint. D'une grande tristesse même. Au fond, l'université, les grandes écoles, c'est une fin d'illusion, la fin d'un cycle d'illusion entretenu. Vous verrez là-bas vous pourrez enfin faire comme vous pensez disaient-ils tous et toujours, depuis le CP. Et ce que l'on y découvre c'est une simple linguistique de formes imposées, pas le fond. Il n'y a pas eu de fond, ou si peu. Si peu, parce que le fond nous l'oublions, il est là, mais en finalité, ce que l'on nous demande c'est de la forme. Le fond, la forme, à l'université et dans les grandes écoles, nous sommes au XIXème siècle. Il n'y a pas de pierre à jeter, le système veut ça. Il est comme ça.
J'ai 25 et j'ai aussi milité, de manière plus ou moins radicale, j'ai cherché du fond, alors je ne me suis pas contenté des manifestations syndicales ou des partis politiques, cela très vite, je l'ai abandonné, encore une fois comme beaucoup, et ici je pourrais dire nous. Nous avons tenté de militer, autrement, différemment, nous avons tenté de rendre audible autre chose, autre chose qui est notre fond. Mais nous avons vite compris que notre fond, encore une fois, n'avait aucune importance. Et que notre radicalité, ou notre pas de côté du militantisme traditionnel n'était au fond qu'une part importante de la justification du système lui-même. Non pas le bouc-émissaire, mais le modèle de marge, la marge qui permettait au système de se raconter et de se reproduire. Notre fond avait servi à la reproduction.
Tout ce monologue sur les « nous » de 25 ans a l'air désespéré. Il l'est. Nous sommes gris, absolument gris, car nous ne savons pas quoi faire.
Nous avons 25 ans, ça oui, c'est la chose certaine, nous sommes au RSA ou dans des Bullshit jobs, nous faisons aussi autre chose. Certains organisent des concerts, des expos, tentent de monter des revues ou des journaux, certains manifestent, militent, s'installent dans des lieux différents ou tentent de les construire, certains ne font plus rien et ne veulent rien faire.
J'ai 25 ans et nous vivons dans une société et un État qui nous tue, directement par des grenades d'assaut quand nous manifestons, ou indirectement quand nous allons à l'école, ou que nous tentons simplement de dire Nous. Nous vivons dans une société qui ne pense pas, une société molle où le système s'auto-génère. Pourtant nous ne sommes pas contre le système, nous ne le comprenons pas. Nous ne comprenons plus rien.
Nous vivons dans une absolue absence de sens, et un absolu immobilisme. Nous sommes tous des Oblomov, avachis dans notre lit ou sur nos canapés, nous rêvons tous de notre vie dans ces sociétés dont on a essayé d'être acteur.
La vérité, c'est que nous vivons dans une société médiocre qui s'auto-génère. Où nous laissons parler et "penser" des gens qui n'existent pas. Des gens qui miment la pensée, la polémique, le sens.
Nous vivons dans une société qui n'a plus ni passé, ni futur, qui vit dans l'immédiat mais qui en même temps n'a pas non plus de présent. Nous vivons là-dedans, dans une société grise. Nos soubresauts de résistance nous les réalisons pour nous, on sait qu'ils ne seront pas entendus, que personne ne veut les entendre. Nous sommes contraints au repli sur soi, un soi immobile. Nous n'avons jamais fait avancer une société avec des Soi, l'égo n'a aucun sens, nous le savons. Quand nous pensons au passé, on n'y pense encore, on voit l'ensemble de l'échec des luttes, la blague de la révolution française, la tentative de la commune réprimée dans la plus grande barbarie, l'esbroufe de 68 qui débouche sur une hausse du SMIC. De qui se moque-t-on encore quand on parle d'un passé glorieux?
Nous avons 25 ans et nous vivons sans passé, sans présent et sans futur et nous vivons pour rien. Depuis longtemps, le sens a été abandonné.
J'ai 25 ans, je suis un Oblomov, même pas un Bloom, un Oblomov, je vis immobile sur mon canapé, personne ne veut m'entendre, personne ne m'entend et personne ne m'entendra. J'ai 25 ans et nous sommes silencieux même dans nos actes.
J'ai 25 ans et nous sommes perdus, mais rassurez-vous nous ne savons pas quoi faire ni où le faire. Nous ne savons pas comment penser et où faire entendre notre pensée. Nous sommes simplement des désespérés immobiles sur nos canapés. Le déluge d'informations qui nous glace le sens nous rend immobile. Nous ne sommes même plus dans la fiction du réel mais dans une sur-fiction qui ne laisse plus le temps, ni à la hauteur, ni au recul. Qui ne laisse plus le temps à l'analyse mais simplement à l'immobilité que nous reproduisons docilement. Nous sommes d'une minute à l'autre amnésique. Peut-être qu'il n'y a rien de grave. Peut-être qu'il était temps enfin, qu'une génération entière soit absolument silencieuse, grise et immobile même dans ses gestes les plus radicaux.
Nous vous laissons vivre seuls, soyez sans inquiétude.
Texte anonyme