Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

22/09/2014

La voleuse de fraises d'Eun Hee-Kyung

9782367270104.jpg

 Cette phrase « Je ne peux pas dire que je sois quelqu’un de bien. Ce n’est pas non plus mon obsession » qui inaugure la première nouvelle de ce recueil de micro-fictions, celle qui donne son titre à ce livre, donne le ton pour l’ensemble de ces textes, dans lesquels les personnages semblent évoluer comme dans des sortes d’aquariums et l’auteur donne au lecteur la possibilité de les observer ainsi, tels des poissons un peu blafards. Le quotidien de ces personnages est souvent morne et si ça change c’est pour passer au noir, voire au morbide, donnant une sensation d’absurdité. Absurde comme le moment où la mort sans prévenir vient frapper et mettre fin à toutes nos prétentions, mais ici c’est à chaque fois l’autre qu’elle vient frapper. Mort accidentelle et tragique quand il s’agit de celui ou celle que l’on désire « plus on se côtoie, plus on se désire et plus on finit dans une obsession qui ronge le cœur » ou criminelle quand il s’agit de celles et ceux qui nous insupportent. L’écriture de EUN Hee-Kyung, froide, détachée, clinique, appuie sur le malaise, elle rappelle parfois celle de l’écrivain Lee Seung-U.

Ainsi malgré que La voleuse de fraises semble être une victime perpétuelle de la perfidie de son entourage, le style dénué d’émotion de l’auteur, qui ici utilise la forme du récit, ne favorise pas un sentiment inné de sympathie chez le lecteur, qui du coup ne ressent pas forcément de compassion, quand il découvre que cette voleuse de fraises a en fait réglé ses problèmes en développant les automatismes d’une serial killer, pas plus qu’un sentiment d’indignation. Une sorte de nausée le laisse entre deux.

Une autre phrase tirée cette fois-ci de la deuxième nouvelle, Le voyage d’affaires, illustre encore parfaitement le propos de l’ensemble du recueil, « la moitié des pommes étaient gâtées. En les triant, elle s’était aperçue qu’elles aussi pourrissaient à partir du point de contact avec d’autres fruits : c’était comparable à ce qui se passe entre les êtres humains », car dans aucune de ces nouvelles les gens ne se font du bien, tout est voué à se corrompre d’une façon ou d’une autre. Les personnages semblent y perdre en permanence des morceaux d’eux-mêmes, que ce soit leur dignité, comme dans La voleuse de fraises, l’amant pour la protagoniste du Voyage d’affaire, qu’elle perdra deux fois, une fois parce qu’il se marie, même si leur liaison reprendra peu après, et la deuxième fois dans un accident de la route dont elle se sentira coupable, tandis que par ailleurs sa fille, avec qui la complicité s’étiole, perd symboliquement son enfance avec ses premières règles. Enfin, dans la dernière nouvelle Le cirque du soleil, le personnage principal perd son travail et par extension sa vie et son niveau social et devient le simple instrument d’un autre qui perd celle qu’il aime au point d’avoir dérobé la caisse de son entreprise, pour partir avec elle en Australie. Celle qui voulait tant voir Le cirque du soleil périra à la place dans un incendie.

En fait, il s’agit de personnages qui ne cessent de perdre leurs illusions et EUN Hee-Kyung est sans pitié, elle les dépouille sans aucune contrepartie.

Un livre à déconseiller aux dépressifs.

 

Cathy Garcia

 

 

EUN Hee-Kyung .pngEun Hee-kyungest née à Gochang en Corée en 1959. Depuis 1996 elle a publié une quinzaine de romans et obtenu de prestigieux prix littéraires comme le prix Isang ou le prix Dongin. Appréciée par la critique littéraire comme par le grand public, elle jouit d’une réputation considérable dans son pays et dans le monde entier.

 

 

 

 

 

 

 Note parue sur la Cause Littéraire : http://www.lacauselitteraire.fr/la-voleuse-de-fraises-eun...

 

 

 

 

 

16/09/2014

Chroniques du Diable consolateur de Yann Bourven

Ed. Sulliver, septembre 2013

chroniques-du-diable-consolateur-9782351221433_0.gif

 

110 pages, 11 €.

 

  

Les Chroniques du Diable consolateur est un monologue du Bourven, l’auteur, qui s’adresse ici à sa compagne de malfortune : « Je nous vois cernés et haletant dans ce grand lit, Inhès ». Inhès aux adorables petites fesses. Un monologue poétique tout sauf monotone, qui prend sa source dans la chambre et le quotidien d’un couple, artiste, rsa, taf alimentaire, galère… dans Paris, or si la poésie a souvent pour fonction de transfigurer, ici c’est une transfiguration inversée, vers la face obscure. En effet, ce récit se place sous le signe des Ombres et de la lune avorteuse, des nuits insomniaques et des sommeils bavards. Les Chroniques du Diable consolateur sont le livre des terreurs nocturnes mais aussi celui de la fureur, où l’auteur enchaîne des textes-spasmes, oniriques et hallucinés qui parlent de la Réalité-nuit (saturée d’Ombres perverses), entre bad-trip et delirium tremens, pour exorciser une Réalité-jour, bien pire encore. Réalité-jour que l’on me tend et que l’on voudrait m’imposer par la force où même les campagnes sont tristes, jonchées de cadavres de chevaux, de vaches et de vieillards aux dos tout tordus. C’est donc et surtout aussi un livre-colère contre une société et une époque qui ne savent procurer qu’angoisses destructrices et impuissance désespérée et même si l’auteur s’enfonce dans la nuit-foutre-fugue-nuit, cela ne suffit pas pour apaiser la colère et la trouille. Voyage entre deux mondes, « Voyageant d’une douleur à l’autre ! D’une jouissance à l’autre !  Avec au bout du Fleuve Noir, quand la Seine devient Styx, Pluton et Proserpine fornicateurs, faisant cargaison de chair fraîche à bord de leur sombre péniche.

 

Yann Bourven dans la lignée des écrivains-poètes que l’on disait maudits, les visionnaires torturés, les mystiques contrariés, le regard exorbité sur l’invisible sans pour autant échapper à la merditude du réel, nous évoque des Baudelaire, Burroughs « J’étais là, une barre au crâne, comme nu, et les passants ressemblaient à des limaces géantes qui défilaient en rampant et en grognant dans la boue, survolées par des hiboux klaxonnant. » ou Lautréamont, Artaud, qui auraient longuement macéré à la sauce punk. « Non, je ne suis pas un ado attardé, merde !... ».

  

« C’est l’avenir qui nous torture ».

 

Le lit, le couple, le radeau de survie, le couple solaire malgré tout par opposition au couple maudit infernal et dévorateur, mais comment échapper aux cauchemars de la Réalité-jour sinon en se maudissant pour y échapper par la Réalité-nuit. « Caresse-moi et je te dirai comment je vomirai cette société et cette Europe mal famée. Je t’expliquerai ma politique sanglante, tu verras ! »  La Vraie-Vie ou le désert au bout du Fleuve Noir ? Lequel des deux est le pire ? Faut-il écouter Proserpine ?

 

- Cette Vraie-Vie est un leurre ! Si tu restes ici je te prédis une vie bête et sans saveur ! Une vie de routine et d’asservissement, d’ennui et de surconsommation ! Sois mignon, reviens ! Allez ! Au pied ! Tu feras partie de ma légende putréfiée ! »

 

Puisque Vie et Beauté sont tant malmenées dans la Réalité-jour aux écrans de nausée sexuelle, où l’amour balancé sur les trottoirs est dévoré par des chiensqui le chient quelques heures plus tard dans les jardins d’enfants,

 

« C’est la nuit (pilotée par la lune avorteuse) qui nous intéresse ! La nuit qui nous hurle ses poèmes épileptiques ! »

 

Et les amants s’accrochent l’un à l’autre. « Tes caresses sont précises et elles me lisent à tombeau ouvert. La mort, c’est ma peau que tu tends comme un voile dans la nuit. »

 

Ce sont des enfants en « folles virées dans Tragédie City. Enfants dépourvus d’innocence qui partent en vrille ».

 

« Nos noms s’affichent sur les murs de la ville froide. Avis de recherche. Perdus à jamais. Dans des nids de frelons. Dans la Réalité-nuit. On nous oubliera vite, tu sais. On nous oubliera. »

 

Et les amants baisent et baisent encore, le sexe comme flambeau d’amour rédempteur, « Je ne débande plus, regarde-là, elle est dure comme du bois ! Tâte ces veines diurnes qui surgissent une à une gonflées à mort ! De vraies racines qui palpitent ! ». Sexe défonce, antidote au venin de la trouille, au feu dévorant de la rage, mais pas assez puissant puisque « L’homme tourne en rond dans la pièce, marche autour du lit en se grattant le menton, en se claquant les joues et en se grondant la bite. Puis il se jette par la fenêtre. »

 

« Ci-gît l’espoir, ils ont assassiné la poésie-vérité ! me disais-je enfiévré. Ils m’ont eu, mais qui ? Qui tire les ficelles de la résignation ».

 

Portrait sous acide-vitriol et paradoxalement extralucide de notre époque, où « des vigiles métalliques nous expliquent qu’ils lacèreront nos enfants si jamais nous en faisons », ne passez pas à côté de ces Chroniques du Diable consolateur qui sonnent comme une alarme salutaire de poésie-vérité.

 

  

Cathy Garcia

 

 

 

sans-titre.pngYann Bourven est un écrivain français né le 17 octobre 1978 à Rennes. Il a déjà publié Face à la Mer (2001), Mon Héroïne (2003), La Course Éperdue du Gosse Enflammé (2004) et Les Fantômes te détestent (2006), parus aux éditions Diabase. Puis : Le Dérèglement (2009), Maclow, Ville-Fièvre (2011) et Chroniques du Diable consolateur (2013), parus aux éditions Sulliver.

 

 

 http://www.lacauselitteraire.fr/chroniques-du-diable-cons...

 

10/09/2014

La Porte du Messie de Philip le Roy

Cherche Midi, 7 mai 2014.

820618.jpg

384 pages, 19,50 €

 

Captivant, haletant, passionnant, il n’est pas difficile de trouver des qualificatifs pour encenser ce thriller théologique, encore plus enthousiasmant quand on sait que cette fiction est basée sur des recherches historiques, linguistiques, archéologiques, littéraires et théologiques donc, tout à fait sérieuses, encore peu diffusées, sur les origines du Coran et que certains de ces chercheurs ont mis pour elles, leur carrière, mais même parfois leur vie, en danger. D’ailleurs une des protagonistes de ce roman va elle-même transmettre toutes ces informations à son auteur, pour qu’il en fasse bon usage, lors d’un salon du livre à Porto-Vecchio en juillet 2013, ce qui laisse habilement le lecteur à cheval sur un fil fragile entre fiction et réalité.

 

Simon Lange, diplômé en théologie, apprend à Beyrouth, le jour des funérailles de ses parents, un couple franco-libanais mort dans un accident de voiture à Paris, qu’il a été adopté et que son père adoptif donc, lui a laissé des documents concernant son origine dans le coffre d’un hôtel à Jérusalem. Quand il s’y rend en compagnie d’un ami de la famille rencontré lors des funérailles, un certain Markus, le coffre est vide. Simon Lange, grand amateur très peu raisonnable de Talisker, le "rocher escarpé" en langue nordique, un whisky de l'île de Skye, noiera son dépit dans les bars de Jérusalem en compagnie de ce Markus. Leur odyssée les conduira devant la célèbre Porte du Messie ou porte Dorée, une des huit qui percent les remparts de la ville et qui donnait sur l’esplanade du Temple ou esplanade des Mosquées. Soliman le Magnifique la fit murer en 1541. En effet, selon une croyance chrétienne, Jésus serait entré dans Jérusalem par cette porte et selon la tradition juive, le prochain Messie rentrera par là également. D’où le mur et la construction d’un cimetière musulman juste devant, sachant qu’un grand prêtre ne pourrait le traverser. Il est dit aussi que cette porte se rouvrira à la fin des temps. Or, complètement ivre, Simon Lange mit au défi par Markus qui filmera la scène, se jette contre le mur et disparaît.

 

Simon se réveille dans une cellule de dégrisement, incapable d’expliquer comment il a pu se retrouver de l’autre côté de la porte, Markus dont l’appartement a été cambriolé reste introuvable et cela marque le début d’une course-poursuite effrénée entre Jérusalem, Paris, Berlin, le Liban et la Syrie.

 

« Tout commence en Syrie » est la phrase clé qui guidera Simon tout au long d’une enquête fiévreuse qui mêle à ses propres origines de plus en plus énigmatiques, une mystérieuse branche chrétienne qui semble avoir survécu dans l’ombre depuis l’époque de Jésus, en changeant sans cesse de nom au cours des siècles et ce qui seraient les véritables origines du Coran. Simon dont la tête semble être mise à prix par de nombreux groupes d’individus, trouvera aussi sur sa route, des personnes qui lui indiqueront sans en avoir l’air la direction à suivre, dont Sabbah une très séduisante syrienne vivant à Paris et travaillant pour l’Unesco.

 

Simon se rendra compte peu à peu que tout son vécu antérieur semble avoir eu pour seul but de le préparer à affronter toutes ses incroyables aventures et que plus il avance et moins le hasard a son mot à dire. Cette enquête semée d’embûches le mènera du Corpus Coranicum, un projet de recherche de l'Académie des sciences humaines de Berlin-Brandebourg au village montagneux syrien Maaloula, à majorité chrétienne qui parle encore l'araméen.

 

Qu’est-ce qui relie les énigmatiques Nazôréens, Jérusalem, les Bouddhas géants des falaises de la vallée de Bamiyan en Afghanistan, la bibliothèque secrète d’Ivan le Terrible, Waraqa ibn Nawfal, le cousin de Khadija, première épouse de Mahomet qui fut, selon certaines sources, un prêtre converti au christianisme nestorien, Bachar el Assad, Saddam Hussein, les Frères Musulmans, Hitler et le troisième Reich, le Hezbollah, l’Arabie Saoudite, la CIA et les évangélistes américains ?

 

Pour découvrir la vérité sur ses propres origines, Simon Lange va devoir démêler tout ça, en usant de toutes ses remarquables capacités physiques et intellectuelles et un certain don pour les tours de magie. Nous le suivons sans nous ennuyer une seule seconde et dans ce roman explosif car il touche à un sujet tabou en lien direct avec le monde actuel, il se pourrait que la fiction puisse éclairer de nombreux évènements en cours et aussi soutenir celles et ceux, majoritaires, pour qui l’Islam est une spiritualité intérieure face à ceux pour qui c’est une idéologie politique asservissante, au service d’une quête fanatique du pouvoir.

 

Une mine de pistes à suivre pour tenter d’en comprendre un peu mieux les enjeux, énormes. Après avoir lu ce livre, le lecteur peut tout à fait se transformer en enquêteur à son tour.

 

Cathy Garcia

 

PLeRoy.jpgPhilip Le Roy est un auteur français de polars, né en 1962 à Toulouse. Autodidacte doublé d'un globe trotteur. Touche-à-tout, il est à la fois adepte des arts martiaux (viet vo dao), bassiste rock à ses heures, ancien publicitaire et auteur de romans (très) noirs depuis 1997.Après Pour adultes seulement, lauréat du Prix du polar de Toulouse et Couverture dangereuse, deux premiers romans noirs, il est révélé en 2005 par le Grand Prix de littérature policière pour Le Dernier Testament, où apparaît pour la première fois Nathan Love. En 2007 paraît La Dernière Arme, deuxième enquête du profiler zen. Ses livres sont publiés dans la collection Points Thriller et sont traduits en Italie, Espagne, Russie, Allemagne, Corée…

 

 

Cet article est en ligne sur le site de la Cause Littéraire.

http://www.lacauselitteraire.fr/la-porte-du-messie-philip...

 

et pour en savoir plus sur le contexte : http://salon-litteraire.com/fr/philip-le-roy/review/1878850-la-porte-du-messie-il-s-agit-d-aborder-un-sujet-tabou-et-de-remettre-en-question-1400-ans-de-formata

 

 

 

 

 

 

18/08/2014

Artiste médium – L’Art fantastique… entre vision et rébellion d’Élisa Amaru et Odile Alleguede

 

Ed. TrajectoirE, juin 2014.

artite médium n.jpg

208 pages, 19 €.

 

Voici un ouvrage très intéressant qui donne un bon panorama d’une forme de création insolite, parfois appelée spirite ou médium, souvent touchant à l’art brut, mais qui s’exprime aussi ou s’est exprimée chez des musiciens, comme Robert Schumann, des écrivains comme William Blake, Robert Desnos et Fernando Pessoa dont peu connaissent le syndrome de multi-personnalités avéré et dont il a usé pour écrire des ouvrages fort différents sous différents noms, et puis des artistes qui par ailleurs ont vécu une vie très simple ou d’autres encore ayant connu la célébrité. Art spirite, art brut, art fantastique, art visionnaire, autant de termes décrivant un domaine où la conscience laisse place à quelque chose de plus incontrôlable, aux prises avec des dimensions invisibles, souvent mystiques ou obsessionnelles, mais pas toujours imaginaires. Beaucoup de questions aujourd’hui encore restent sans réponse, tellement nous en savons peu finalement sur le cerveau et le psychisme humains quand il s’agit de pénétrer et comprendre des domaines considérés comme irrationnels.

 

Ce livre est plus un inventaire qu’une véritable recherche de fond, mais il ouvre cependant pas mal de pistes en ce qui concerne la création atypique, compulsive, la création spontanée, incompréhensible, inexplicable, lorsqu’elle s’empare par exemple de personnes qu’absolument rien ne destinait à devenir des artistes. L’expression artistique comme exutoire, auto-thérapie, moyen de survie ou bien véritablement un pont entre différentes formes de réalités ? Sans doute un peu tout à la fois, et bien d’autres choses encore.

 

Ainsi nous découvrirons et redécouvrirons, classés dans un ordre chronologique, les univers à la fois insensés au premier abord mais exigeant des capacités hors normes, de ces artistes malgré eux, internés ou pas, comme le mineur Augustin Lesage (1876-1974), peintre et guérisseur, le cantonnier Marcel Storr (1911-1976), le plombier-zingueur Fleury Joseph Crépin (1875-1948), Fernando Nanetti (1927-1994) et ses graffitis spirituels ; Yayoi Kusama née en 1929, dont l’obsession des pois a fait sa célébrité et qui est un étonnant exemple d’artiste assimilée à l’art brut, vivant depuis 1975 dans un hôpital psychiatrique de Tokyo, mais qui a également trouvé sa place et sa renommée dans les milieux huppés de l’art contemporain ; d’autres qui semblent véritablement possédés par des artistes disparus, comme l’incroyable brésilien – le Brésil étant la terre spirite par excellence -le peintre entrancé Luiz Antonio Alencastro Gasparetto, né en 1949, qui réalise, parfois dans l’obscurité la plus complète, avec une rapidité stupéfiante, des tableaux reproduisant à la perfection le style d’une cinquantaine de grands peintres disparus de différentes époques, avec jusqu’à leur propre signature authentifiée par des spécialistes, tableaux qui seraient donc réalisés par ces maîtres eux-mêmes canalisés par le médium en transe ; et donc des artistes médiums au sens littéral du terme, comme la suédoise Hilma af Klint (1862-1944), pionnière de l’abstraction moderne avant Kandisky à qui on en a attribué la paternité, la suissesse Catherine Élise Müller (1861-1929), Victor Simon (1903-1976) ou Marjan Gruzewski (1898- ?). Il est d’ailleurs question aussi de Chico Xavier (1910-2002), le scribe psychopompe, le plus célèbre des médiums brésiliens.

 

On y trouvera également l’américain Louis Wolfson, le « Transchizo «, né en 1931 et aujourd’hui millionnaire (grâce à une méthode pour faire mentir les jeux de « hasard »), écrivain « fou » et génie des langues qui haïssant obsessionnellement la langue maternelle a mis au point un incroyable système de conversion d’une langue à l’autre par le son et le sens, malgré qu’il ait eu, après avoir été déclaré schizophrène, le cerveau toasté au cours de son enfance et adolescence, interné pour un total de 18 mois en plusieurs fois avec force électrochocs, insulinochocs, médications abrutissantes et pire…

 

Il est évident que chaque siècle pose sa marque et aussi donc la façon dont ont été appréhendées, voire provoquées, ces expériences hors normes, ainsi le XIXe siècle fut le siècle des tables tournantes, le siècle spirite, le XXème plus celui des traumas de guerre, de l’art brut et des internements abusifs et le XXIe ?

 

La liste n’est pas exhaustive, vous en découvrirez bien d’autres ainsi que des liens, des lieux et une riche biblio/vidéo/audiographie, dans ce livre abondamment illustré qui a le mérite d’attirer l’attention sur des phénomènes que trop souvent on a eu tendance à ranger dans des dossiers classés, estampillés du terme générique de « maladie mentale », parce que cela dérangeait ou dérange encore (bien que le travail de Dubuffet pour mettre en valeur l’art brut a conduit aussi à l’excès inverse) certains dogmes du milieu de l’art d’une part et des milieux médico-scientifiques d’autres part. Nous pouvons espérer cependant que le XXIe siècle sera justement le siècle où il sera possible de faire de la véritable recherche sur ces manifestations, en ne fermant aucune porte mais bien au contraire en ouvrant bien grandes toutes les portes de toutes les perceptions...

 

« Si les portes de la perception étaient nettoyées, chaque chose apparaîtrait à l'homme telle qu'elle est, infinie »

 

William Blake

in Le Mariage du Ciel et de l’Enfer.

 

 

Cathy Garcia

 

 

 

Élisa Amaru 5.jpgÉlisa Amaru est journaliste orientée web et presse écrite. Elle se consacre à la gestion de contenu éditorial et digital. Pour cela, elle fonde en 2010 le blog Le Mot et la Chose sur le portail de LeMonde.fr. Dédié aux actualités littéraire et artistique, Le Mot et la Chose agit comme une vitrine numérique, dans le but de renvoyer de l'information ciblée au plus grand nombre. Passionnée depuis longtemps par le monde de l’Art et ceux qui le font, Élisa Amaru continue à tisser des liens étroits avec les grands acteurs de la scène artistique et culturelle internationale. 

 

odile alleguede_.jpgOdile Alleguede est journaliste indépendante à Paris, responsable de collections éditoriales, écrivain, et en charge d'une agence de communication éthique et collaborative. Ingénieur et universitaire, elle collabore en permanence avec diverses publications, des magazines de presse papier et web, et plusieurs éditeurs, touchant aussi bien les domaines scientifiques et culturels, que littéraires. Membre des JNE (journalistes de la nature et de l’environnement), sa curiosité englobe des domaines aussi différents que l’histoire, les arts, la psychologie, la philosophie, l’écologie, les sciences humaines et sociales, etc. Notamment passionnée par les démarches originales et les initiatives marginales, elle s’intéresse aux pistes alternatives de la société, aux tendances émergentes et, en particulier à tous ceux qui les initient, ces hommes et femmes qu’un parcours atypique loin des consensus continue, parfois, à transformer en parias.

 

 Cet article est en ligne sur le site de la Cause Littéraire :

http://www.lacauselitteraire.fr/artiste-medium-l-art-fant...

 

 

 

 

 

28/07/2014

Les Falaises de Wangsisina de Pavan K. Varma

traduit de l’anglais (Inde) par Sophie Bastide-Foltz

 

9782330030438.jpg

Actes Sud, mars 2014.

240 pages, 21 €.

 

 

« Resserre ton monde et regarde comme il s’étend

Un œil plein de ciel, un monde dans tes bras »

Nida Fazli

 

 

Voici un roman rafraichissant, profond, drôle, d’une haute teneur en vitamines spirituelles, dans la trame duquel viennent très naturellement s’insérer des fragments de ghazal, la poésie indienne :

 

Ce que nous appelons le monde est un jouet magique :

Un tas de sable quand on l’a, une pièce d’or quand on le perd

 

Un roman qui propose sans avoir l’air un enseignement précieux, imprégné de sagesse hindoue et de philosophie bouddhiste, en équilibre sur le fil fragile entre dukkha, la tristesse et ananda, la joie.

 

Au départ, Anand est un jeune et brillant avocat de New Delhi, qui a tout sacrifié à une ambition qui ne le mène à rien, sinon à être le pantin d’un associé moins compétent que lui qui l’humilie et se prend pour le patron. Aussi quand Anand apprend brutalement qu’il est atteint d’un cancer du pancréas et n’en a plus que pour quelques mois, il apprend aussi dans la foulée que sa femme le quitte pour épouser Adi, cet associé justement, dont elle est la maîtresse. D’un coup, tout s’effondre en lui et autour de lui. Passés le choc, la colère et le refus de se savoir condamné et abandonné de surcroit, mourant, par sa femme pour son meilleur ennemi, ce chaos total lui ouvre les yeux sur ce qu’a été sa vie jusque là, le non-sens de sa vie et de l’univers factice dans lequel il évoluait. Il réalise avec cet arrêt obligatoire combien il est passé à côté de tout, pour courir après des chimères, plus qu’amères à l’heure où il s‘en rend compte.

 

Il n’y a qu’aux êtres condamnés qu’est donnée la lucidité de voir à quel point ce qui leur avait paru important n’est que foutaise.

 

Anand cependant, nourri de poésie indienne, commence à entrevoir les prémisses d’une paix dans l’acceptation de ce qui est. Aussi, quand son médecin le rappelle pour lui dire qu’en fait, il s’était peut-être trompé, et que suite à une opération, il s’avère qu’effectivement ce n’était pas ce qu’on pensait, c’est comme une nouvelle naissance pour Anand, et cette fois il est bien décidé à vivre vraiment. Pleinement.

 

Il règle ses comptes, soulage son cœur et ne retourne pas travailler, refuse même de nouvelles offres encore plus avantageuses et comme il en a pour l’instant les moyens, il décide de ne rien faire, laissant ainsi son esprit se tourner vers des questionnements plus spirituels. Il prend enfin ce temps qu’il ne s’était jamais accordé, ni à lui, ni à sa femme, pour flâner, méditer, observer, humer et se laisser guider par l’instant présent. Ses pas le mènent ainsi plusieurs fois auprès du tombeau d’un grand saint soufi indien. C’est là qu’il fera la rencontre de l’ambassadeur du Bhoutan, rencontre qui va le propulser dans une toute nouvelle et très surprenante direction.

 

C’est là-bas, dans ce pays à la nature extraordinaire, où le bonheur national brut remplace le PIB, où les façades des maisons et des temples s’ornent d’imposants phallus magnifiquement colorés, que sa renaissance va vraiment avoir lieu, grâce à une vallée merveilleuse, à une rivière qui court aux pieds de falaises vivantes et de deux femmes. L’une, Chimi, sera celle qui lui louera une petite maison dans cette vallée et qui l’initiera à l’esprit des lieux. L’autre, Tara, est une Indienne comme lui, qui veut laisser définitivement derrière elle le monde et son lot de douleurs et de déceptions, en devenant nonne dans un monastère tout près de là. Anand va tomber fou amoureux d’elle, mais Tara ne veut pas renoncer à son vœu.

 

Leur rencontre étonnante avec un disciple de Drukpa Kunley, ce yogi tantrique tibétain du XVIe siècle, connu sous le nom de « fou divin », initiateur irrévérencieux, en apparence, d’une sage philosophie de liberté fondée sur le rire et le sexe, va les bouleverser tous deux et les emmener au plus près de la connaissance de soi et peut-être aussi au plus près d’ananda.

 

Ô Khusro, la rivière de l’amour suit sa propre loi

Ceux qui l’ont traversée s’y sont noyés à coup sûr

Ceux qui s’y sont noyés l’ont traversée

Amir Khusro

 

 

Il n’y a pas à hésiter, c’est un livre dans lequel il fait très bon plonger !

 

 

Cathy Garcia

 

 

374.jpgDiplomate, essayiste, traducteur, Pavan K. Varma est aujourd’hui ambassadeur de l’Inde au Bhoutan. Actes Sud a déjà publié Le Défi indien (2005, Babel n° 798), La Classe moyenne en Inde (2009) et Devenir Indien (2011). Les Falaises de Wangsisina est sa première incursion dans la fiction.

 

 

 

 

 

22/07/2014

L’Incroyable Histoire de Wheeler Burden de Selden Edwards

 

traduit de l’anglais (États-Unis) par Hubert Tézénas

 

 9782749117867.jpg

 

Cherche Midi, janvier 2014

650 pages, 20€.

 

   

Ce roman à la construction extrêmement élaborée, d’une densité vertigineuse, nous emporte avec son personnage principal dans un tourbillon d’évènements, dont une bonne partie a pour théâtre la ville de Vienne. Frank Standish Burden III, alias Wheeler Burden, champion de base-ball dans ses années étudiantes comme son père avant lui, puis célèbre musicien de rock des années 70, a abandonné la musique pour consacrer une dizaine d’années à l’écriture d’un livre. C’est suite à la sortie de ce livre, en 1988 donc, que Wheeler rentrant d’une soirée qui lui était consacrée, se retrouve tout d’un coup à Vienne ! Ce fait est déjà fort surprenant, mais le plus incroyable, c’est que la Vienne dans laquelle il se retrouve ainsi transporté, est la Vienne de 1897 ! Un inexplicable et soudain bond en arrière qui marque le début d’une aventure tout aussi impensable.

 

Ce roman labyrinthique s’articule donc autour de nombreux aller-retour dans le temps et dans la vie de Wheeler Burden mais aussi de plusieurs autres membres de sa famille et quelques autres personnages qui ont tous en commun la ville de Vienne. Wheeler Burden la connaissait sans jamais y avoir mis les pieds et tout particulièrement la Vienne étincelante de la fin du XIXème, grâce aux récits passionnés du vénérable Haze, lui-même viennois d’origine. D’ailleurs le livre que Wheeler venait de faire paraître avant d’être catapulté dans le temps, était en fait la mise au propre des innombrables notes que ce bien-aimé professeur d’Histoire de St Grégory lui avait bizarrement léguées. Haze avait eu aussi pour élève le père de Wheeler, qui de même que son grand-père, avait étudié dans cet établissement privé très chic pour garçons des environs de Boston. Wheeler, bien que n’ayant pas le profil habituel, y était entré grâce à sa grand-mère, Eleanor Burden, dont Haze était un ami proche. Il avait pu ainsi entrer par la suite à Harvard, toujours sur les traces de ses illustres père et grand-père.

 

La Vienne de cet automne 1897, capitale de l’Empire austro-hongrois, c’est une Vienne en pleine ébullition, qui privilégie le faste des fêtes, du théâtre et de la musique, avec son célèbre Ring, grand et chic boulevard annulaire bordé de platanes où la population aisée se presse pour aller se divertir. C’est aussi la Vienne de jeunes intellectuels et artistes qui se retrouvent au Café Central pour refaire la société : la Jung Wien que fréquentait le jeune Arnauld Esterhazy, le futur professeur Haze, mais cette Vienne est aussi celle qui ne se préoccupe pas de sa population la plus miséreuse et celle d’un tout nouveau maire, Karl Lueger, qui assoit sa popularité en exploitant les idées nauséabondes d’un antisémitisme insidieux et montant.

 

Il semble très vite évident à Wheeler, alors âgé d’une cinquantaine d’années, que ce voyage dans le temps, bien que des plus improbables, ne s’est pas fait complètement au hasard. Cela deviendra une évidence, bien que toujours plus ahurissante, quand on découvrira en même temps que Wheeler, que bien des personnes auxquelles il est apparenté, sont également à Vienne à ce moment là. En effet, l’Américain dans la chambre d’hôtel duquel il va dérober vêtements et argent juste après sa rocambolesque arrivée, n’est autre que son futur grand-père et Weezie, la jeune américaine dont il va tomber follement amoureux, n’est autre que sa future grand-mère, le jeune Haze y est également. Plus fou encore, Wheeler va y rencontrer Dilly, son père, qui lui aussi vient de voyager dans le temps pour arriver au même lieu, en cet automne 1897, alors qu’il était en 1944, mourant aux mains de la Gestapo, après avoir été arrêté et torturé. Il travaillait pour les services anglais en aidant la résistance française et détenait des informations aussi cruciales que la date et le lieu du débarquement. Son fils Wheeler qu’il avait eu avec Flora, une anglaise militante et pacifiste, avait alors 3 ans.

  

Selden Edwards pour un premier roman, nous offre donc un spectaculaire enchevêtrement d’histoires, un tissage réalisé de main de maître dont le motif apparaîtra peu à peu dans son ensemble et révélera bien des secrets d’une famille peu ordinaire, c’est le moins qu’on puisse dire, elle-même directement liée aux grand évènements de l’Histoire et dans lequel apparaissent d’autres personnages tel que Freud, le seul à qui Wheeler racontera toute la vérité, sachant qu’il ne le croirait pas mais serait suffisamment intéressé par les mécanismes inconscients pouvant pousser un homme à raconter de telles invraisemblances, pour lui procurer en échange le gite et la nourriture, mais aussi le compositeur Gustav Mahler, le peintre Klimt et l’écrivain américain Mark Twain sans oublier Adolf Hitler, que Dilly veut absolument retrouver, qui vit alors dans un village non loin de Vienne. C’est encore un enfant de 6 ans, maltraité par son père.

  

Plein de suspens et de rebondissements, c’est un roman qui ne cessera de nous étonner tout en nous faisant parcourir un pan entier de l’Histoire contemporaine avec ses dessous plus ou moins reluisants. Il ouvre un abime de réflexion sur la place du temps, de la fatalité, de la mort et du risque ou pas de changer les évènements en se retrouvant comme Wheeler et son père dans un temps antérieur à leur propre naissance.  C’est un roman impossible à résumer, à la fois très documenté, doté d’une époustouflante inventivité, qui en racontant le destin de personnages pris dans le flux de plusieurs époques, idées, principes et croyances, interroge aussi et surtout les tréfonds de l’humain et les valeurs auxquelles nous nous accrochons, ouvrant grand la porte à la réflexion sur le sens que chacun des personnages peut ou veut donner à sa vie.

 

Cathy Garcia

 

  

selden_edwards-18950.jpgNé en 1945, Selden Edwards est professeur. Il vit en Californie, à Santa Barbara. L’Incroyable Histoire de Wheeler Burden est son premier roman. Il y a travaillé pendant près de trente ans.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

03/07/2014

Notre quelque part de Nii Ayikwei Parkes

  

Ed. Zulma, février 2014

 notrequelquepart-l-572086.jpg

Traduit de l'anglais (Ghana) par Sika Fakambi. Prix Mahogany 2014

304 pages, 21 €.

 

 

Kayo Odamtten est un jeune médecin légiste qui a fait ses études à Londres et qui vient de retourner au pays, c’est à dire au Ghana. Sa candidature n’a pas été retenue par les services de police, aussi il travaille sans grand enthousiasme comme manager dans un laboratoire d’analyse biochimique et vit chez ses parents, à Accra, la capitale, tout en espérant mieux, malgré un contexte difficile pour exercer dans son pays.

 

Pendant ce temps, de mystérieux restes humains sont retrouvés dans la case de Kofi Atta, un cultivateur de cacao à Sonokrom. Le légisse, comme le nomme les villageois,n’a pas su déterminer de quoi il s’agissait réellement : « ça pourrait être n’importe quoi. Personnellement, je pencherais plutôt pour de la matière placentaire, mais en même temps ça me parait un peu trop gros pour que ce soit ça ». Sonokrom est un petit village situé à quelques heures d’Accra qui sert de rendez-vous discret pour le ministre du Développement des routes et autoroutes avec sa jeune maîtresse, originaire de Tafo, proche de Sonokrom. C’est justement parce que c’est cette fille qui, alertée par l’odeur alors qu’elle poursuivait un oiseau à tête bleu, a découvert ces restes humains dans la case, que Kayo va être recruté de façon plutôt inhabituelle par l’inspecteur principal Donkor. Donkor est un type tout sauf sympathique, dont l’ambition est à la mesure d’une totale absence de scrupules. Ainsi Kayo, de son vrai nom ghanéen Kwadwo, est chargé, ou plutôt sommé, de faire la lumière sur cette affaire, mais surtout de pondre un rapport du style « Les Experts », une série qu’affectionne l’inspecteur, qui puisse servir la cause de ce dernier aux yeux du ministre, et peu importe la vérité vraie. Voilà donc notre médecin légiste, qui après avoir passé une mauvaise nuit en cellule, part pour Donokor, affublé de Garba, un policier qui lui sert d’aide et de chauffeur. Kayo est content de pouvoir enfin exercer son métier, mais cependant contrarié par les circonstances dans lesquelles il est appelé à le faire. Détenteur de connaissances à la fois venues de l’étranger mais aussi de son éducation, dont il a retenu les bonnes façons de se comporter selon les coutumes de la société rurale de son pays, il va se mouvoir avec pas mal d’aisance et beaucoup de respect entre deux mondes. Il fait ainsi le lien entre sa science et sa technologie et le monde clos du village avec ses traditions ancestrales et un savoir tout aussi ancien mais pas moins efficace. Cela lui vaudra d’être apprécié et soutenu dans son enquête par les habitants du village, particulièrement par Opanyin Poku, dit Yao Poku, le chasseur, mais aussi le féticheur du village, Oduro, et ces deux là semblent en savoir bien plus sur cette affaire que ce qu’ils en disent. Il faudra donc que Kayo prenne patience et se rende utile, tout en savourant le vin de palme et les bons plats de chez la troublante Akosuoa Darko et sa fille Esi, plus troublante encore et qu’il écoute surtout jusqu’au bout l’histoire que Yao Poku va lui raconter. « Ah. Peut-être c’est ça l’histoire que tu cherches. Mais ce n’est pas moi qui peux te dire si c’est vrai. Je te raconte une histoire seulement. Sur cette terre ici, nous devons bien choisir quelle histoire nous allons raconter, parce que l’histoire là va nous changer. Ça va changer comment nous allons vivre après. »

 

Kayo savait qu’il ne pourrait jamais se faire une idée complète et précise de ce qui s’était passé dans la case, avant la fin du délai imparti pour rendre son rapport. « Il commençait même à se dire que l’ultime vérité des choses, comme l’amour, se trouvait hors de portée de toute explication scientifique ». Aussi une fois sa mission remplie, sa confrontation avec la corruption des pouvoirs en place et ce qu’il avait appris de son séjour à Sonokrom, le placent face à un choix qui met au défi son courage et son intégrité, mais plus encore, qui le poussent à décider qui il veut être véritablement.

 

« Les lois des livres et le pouvoir des fusils n’enseigneront jamais les manières de faire avec les humains. »

 

Notre quelque part dans l’écriture duquel se mêle avec bonheur français classique et langue populaire d’Afrique de l’Ouest, est un bel hommage à l’identité profonde ghanéenne. Nii Ayikwei Parkes nous fait entrer ainsi de façon très originale dans l’intimité de son pays natal, nous fait découvrir au-delà des travers et problématiques, sa beauté, sa sagesse et sa dimension humaine et donc universelle. C’est un livre rafraichissant, d’une grande dignité et qui fait du bien.

 

«  Ceux qui ont vécu savent que l’ombre n’est là que pour un temps ; le matin apporte avec lui sa lumière. »

 

 

Cathy Garcia

 

 

niiayikweiparkes-352.jpgRomancier, poète du spoken word, nourri de jazz et de blues, Nii Ayikwei Parkes est né au Ghana en 1974. Il partage sa vie entre Londres et Accra. Notre quelque part, est son premier roman, très remarqué, finaliste du Commonwealth Prize.

 

 

21/06/2014

L’âme de Kôtarô contemplait la mer de Medoruma Shun

traduit du japonais par Myriam Dartois-Ako, Véronique Perrin et Corinne Quentin

 

L’âme de Kôtarô contemplait la mer, Medoruma Shun
 
 

 Ed. Zulma janvier 2014, 285 p. 21 €

 

Six nouvelles qui nous embarquent pour un Japon un peu particulier, le Japon de l’enfance de l’auteur, l’île d’Okinawa qui est restée sous administration américaine pendant vingt-sept ans. Nous sommes ici dans l’ambiance d’une période qui précède et suit la rétrocession en 1972.

« J’étais alors en quatrième année de primaire. L’inquiétude ambiante chez les adultes du fait qu’Okinawa serait restitué au Japon l’année suivante se propageait jusqu’à nous, les enfants. (…) après la rétrocession au Japon est-ce qu’il neigerait à Okinawa ? Est-ce que les cerisiers se mettraient à fleurir en avril ? ».

Dans ce contexte incertain de crise identitaire, se confrontent et se confondent une Histoire en marche avec les croyances et traditions ancestrales très vivaces, d’une société insulaire encore rurale, surtout dans le nord. C’est dans ce terreau que prennent racine les nouvelles de ce très beau recueil. Le monde des ancêtres et des esprits de la nature est encore très présent au quotidien, nous ne sommes pas encore dans la trépidation folle de la modernité. L’écriture de Medoruma Shun est douce, délicate, poétique, enveloppante et même envoûtante comme dans Mabuigumi-L’âme relogée, la nouvelle qui a inspiré le titre du recueil :

« L’âme de Kôtarô était assise à la même place dans la même attitude. Le soleil s’était radouci et la couleur de la mer était enveloppée d’une lumière pâle, une lune blanche flottait auprès des gros nuages mafflus qui grimpaient à l’horizon », et dans celle, peut-être la plus belle et la plus poignante de toutes, intitulée Avec les ombres :

« Moi j’aimais bien me tenir dans la clairière du sanctuaire, les yeux fermés j’écoutais le chant des oiseaux, les insectes et le bruissement des feuilles, je respirais l’odeur de la forêt, un mélange de feuilles mortes, de terre, d’eau, de fleurs et d’écorce d’arbre, je sentais que les divinités de la forêt sacrée me regardaient. Je restais debout et j’avais l’impression de devenir un arbre ou une plante, mon corps bourgeonnait ici et là, des fleurs s’épanouissaient au bout de mes doigts, je devenais légère comme un voile de mariée, prêt à s’envoler, c’était comme si mon corps se déployait pour se mêler à la forêt. Je pouvais passer des heures là-bas sans m’en lasser ».

Cette nouvelle relate pourtant une histoire triste et même violente. Dans leur ensemble, ces nouvelles évoquent, dans une langue sensible, subtile et pleine de fraîcheur, les choses de la vie, du quotidien, des souvenirs d’enfance mais aussi les premiers émois contrariés d’adolescents : « C’était un fil incroyablement long et fin. Parallèle à la surface de l’eau, il émettait une lueur fragile et pure qui apparaissait et disparaissait tour à tour au gré du vent. Nous étions fascinés par cette lumière. L’épaule de S. a bougé. Il a passé son bras dans mon dos, m’a enserré le torse par le côté et m’a enlacé. – Ne bouge pas ! a-t-il murmuré, sa joue plaquée derrière mon oreille », peut-on lire dans Rouges palmiers et puis la violence conjugale et le suicide dans La mer intérieure, la soumission et la rébellion face aux hiérarchies sociales et les rapports familiaux, notamment dans Coq de combat, mais aussi le déclin et la disparition des cérémonies rituelles. Elles parlent d’amitié, d’amour, de vieillesse, de solitude, de différences et d’esprits errants entre les mondes, un peu comme les gens eux-mêmes qui évoluent entre passé et présent. Vraiment un remarquable et original voyage dans l’âme profonde du Japon.

 

Cathy Garcia

 

 

medoruma-shun.jpg« L’été est long à Okinawa, écrit Medoruma Shun. Il y a une trentaine d’années, les enfants jouaient tout le temps dehors. Sans les poissons combattants qui ondulaient de leur longue queue bleue dans une eau claire jaillissant au milieu des rochers, ni les expériences de mon enfance entièrement plongée dans la nature, les forêts et les montagnes d’Okinawa, je pense que je n’aurais pas pu écrire ces histoires ». Medoruma Shun est né le 6 octobre 1960. Il est, avec Eiki Matayoshi, un des plus importants écrivains contemporains originaires d’Okinawa. Ses nouvelles ont été couronnées par les très prestigieux Prix Akutagawa et Kawabata.

 

 

31/05/2014

La Trilogie Nostradamus de Mario Reading

La Trilogie Nostradamus, traduit de l’anglais par Florence Mantran, T. 1, Les Prophéties perdues, septembre 2013, 576 pages, 14 € ; T. 2, L’Hérésie maya, septembre 2013, 640 p. 21 € ; T. 3, Le Troisième Antéchrist, février 2014, 592 pages, 21 €

Edition: Le Cherche-Midi

 

LesProphétiesperdues_TrilogieNostradamus_ChercheMidi.gif

    

 

Difficile de résumer une telle trilogie, tellement elle est dense, mais ce qui est certain c’est que le premier tome nous embarque pour une aventure des plus captivantes où se retrouvent impliqués, parfois bien malgré eux, des personnages de milieux qui a priori n’ont rien à voir entre eux. Ainsi Adam Sabir, un écrivain franco-américain, spécialiste de Nostradamus, arrive à Paris sur les traces de 52 prophéties inédites dont nul n’a eu connaissance, des prophéties perdues.

Légende ou réalité ? Toujours est-il qu’il se retrouve aussitôt mêlé à une sombre histoire de meurtre, celui d’un gitan surnommé Babel Samana qui semblait savoir quelque chose à leur propos. Adam Sabir est le principal suspect de cet assassinat plutôt sauvage. À la fois en fuite et toujours sur les traces des prophéties perdues, il a sur ses propres traces le policier Calque, qui tient plus de l’érudit fou d’histoire que du policier, et son adjoint bien moins érudit, mais plus zélé. Le tueur de Babel Samana aussi est sur ses traces, Adam Sabir n’est pas le seul à rechercher ces prophéties.

Après avoir frôlé la mort dans le camp de gitans où il recherche la sœur de Babel, Yola Dufontaine, il se retrouve contre toute attente désigné comme frère de sang de cette dernière et tous deux seront impliqués ainsi que Calque, jusqu’au cou et jusqu’au bout de cette trépidante trilogie, mêlant intrigue et suspens à la sauce policière, thriller ésotérique, amour et aventure multiculturelle à travers la France, l’Europe et le Mexique, d’abord la piste des Vierges Noires, puis entre autres les crânes de cristal et la prophétie des Mayas pour finir par trouver le troisième antéchrist et la parousie, au fin fond de la Roumanie, et avec continuellement aux trousses un obscur et redoutable Corpus Maleficus, chargé de protéger le monde en provoquant le chaos…

Et tout ça, sans jamais tomber dans un délire new-âge, mais au contraire très documenté, drôle, intelligent, poétique, pure fiction mais des plus crédibles, passionnante. Cela dit le premier tome étant si prenant, il est difficile de tenir sur la longueur un rythme aussi haletant, et la fin peut sembler du coup un peu décevante, mais à vrai dire elle n’importe pas tant que ça, l’essentiel s’étant passé avant. A lire donc sans hésiter, il y a à boire et à manger.

 

Cathy Garcia

 

 

 

mario_reading_-_credit_claudia_reading.jpgGlobe-trotter insatiable, Mario Reading a vécu en Autriche et en Afrique du Sud. Expert en livres anciens, il est considéré comme l’un des grands spécialistes de Nostradamus. Après Les Prophéties perdues, paru une première fois en 2009 aux éditions First, L’Hérésie maya et Le Troisième Antéchrist viennent compléter La Trilogie Nostradamus.

 

Note paru sur le site de la Cause Littéraire

 

 

 

 

 

 

 

01/05/2014

La piste des sortilèges de Gary Victor

Vents d'ailleurs,  janvier 2014

La-Piste.jpg

590 pages, 14,50 €

 

 

Voici un roman intensément fabuleux, qui plairait sans aucun doute à un Tim Burton ou à un Lewis Carroll. Cette quête initiatrice dans laquelle nous entraîne Piripit, sorte d’Alice en version jeune mâle musclé au pays vodou, est un grand chaudron dans lequel macèrent toutes sortes de faits, de créatures et de choses toutes plus étranges et plus inouïes les unes que les autres, l’ensemble dégageant un parfum de goyave, d’embruns et de kleren*, mêlé de sueur et de charogne. C’est la piste des sortilèges.

Parmi certains des personnages, on pourrait citer l’incontournable Bawon Samedi et son insatiable fille Gede Loray, Legba, l’ouvreur de portes, ainsi que Petit-Noël Prieur, un chef de bande d’esclaves révoltés, qui refusait l’autorité des généraux durant les guerres de l’Indépendance, mais aussi le maudit Grenn Bôt, « une seule botte », et le Basilic, un redoutable reptile géant.

Piripit, que l’on doit d’abord arracher au pouvoir de la Sirène qui l’avait envoûté, doit voler au secours d’un ami auquel il doit lui-même la vie : Persée Persifal. Pour cela, il doit passer de l’autre côté de la fragile membrane qui sépare le monde des morts de celui des vivants. Une aventure des plus téméraires où le temps presse. Il n’aura qu’une nuit pour retrouver son ami, trahi par d’anciens compagnons de lutte, qui l’ont empoisonné et vendu à des convoyeurs de zombies. Piripit doit le retrouver avant qu’il n’atteigne le point de non-retour et pour cela, il devra franchir toutes les portes de la Piste, en échappant à la multitude de pièges et de dangers qui la parsèment et devra prouver à chaque fois que son ami est un Juste, une espèce en voie de disparition dans ce pays voué à toutes les corruptions.

La Piste, c’est aussi toute l’histoire d’Haïti, passée et présente, avec tous ses habitants depuis les tout premiers, son histoire mythique et son histoire politique, le choc des cultures, toutes ses violences, ses folies, ses sociétés secrètes, ses rites et sa magie, et toute sa beauté et sa sensualité aussi exubérantes que l’imagination de l’auteur qui nous offre ici un roman véritablement stupéfiant. Bouleversant hommage à ce pays qui n’en finit plus d’être meurtri dans sa chair comme dans son âme.

Une nuit, Piripit… mais quelle nuit ! Une nuit de plus de 580 pages. Le temps n’est pas le même, il tourne au ralenti sur la Piste, mais prenez garde, car vous pourriez bien, vous aussi, y passer la nuit sans pouvoir en sortir, car on pourrait mentionner sur la première page du livre : attention, chef-d’œuvre !

 

Cathy Garcia

 

* alcool de canne

 

 

VICTOR_GARY_1_250px_56c57ac5f4a1ef1ba7f31c8f9ef6d2c9.jpgNé à Port-au-Prince, Gary Victor est plébiscité par les lecteurs en Haïti. Après des études d’agronomie, il exerce le métier de journaliste durant de nombreuses années et a occupé des postes importants dans la fonction publique haïtienne. Fils de René Victor, qui est peut-être le sociologue le plus important de son pays, l’écrivain en a hérité un regard lucide sur sa société. Ses créations explorent sans complaisance aucune le mal-être haïtien pour tenter de trouver le moyen de sortir du cycle de la misère et de la violence. Son roman, À l’angle des rues parallèles, a obtenu le prix de fiction du livre insulaire à Ouessant 2003. Il a fait également l’objet d’une adaptation au théâtre. Outre son travail d’écriture, Gary Victor est scénariste pour la radio, le cinéma et la télévision. Esprit rebelle, indépendant, ses réflexions sur la société haïtienne ont quotidiennement fait des vagues sur les ondes de l'une des stations de radio de Port-au-Prince, et son feuilleton télévisé sur les mœurs de la petite bourgeoisie haïtienne a été adapté au cinéma.

Il s’est vu décerner le prix RFO 2004 pour son titre Je sais quand Dieu vient se promener dans mon jardin, en 2008 le prix Caraïbes pour Les cloches de La Brésilienne et en 2012, le prix Casa de Las Américas.

  • Bibliographie

Aux éditions Vents d'ailleurs

La Piste des sortilèges, La Roque d'Anthéron, Vents d'ailleurs, 2013. Réédition en poche. Quand le jour cède à la nuit, Vents d'ailleurs, 2012. Le sang et la mer, La Roque d'Anthéron, Vents d'ailleurs, 2010. Banal oubli, La Roque d'Anthéron, Vents d'ailleurs, 2008. Clair de manbo, La Roque d'Anthéron, Vents d'ailleurs, 2007. Les cloches de La Brésilienne, La Roque d'Anthéron, Vents d'ailleurs, 2006. PRIX CARAÏBES Dernières nouvelles du colonialisme, recueil de nouvelles, collectif, La Roque d'Anthéron, Vents d'ailleurs, 2006. Le Diable dans un thé à la citronnelle, La Roque d'Anthéron, Vents d'ailleurs, 2005. Je sais quand Dieu vient dans mon jardin, La Roque d'Anthéron, Vents d'ailleurs, 2004. PRIX RFO À l'angle des rues parallèles, La Roque d'Anthéron, Vents d'ailleurs, 2003. PRIX DU LIVRE INSULAIRE La Piste des sortilèges, La Roque d'Anthéron, Vents d'ailleurs, 2002.

Chez d’autres éditeurs

Romans

Collier de débris, Montréal, Mémoire d'encrier, 2013. Maudite éducation, Paris, Philippe Rey, 2012 ; Montréal, Mémoire d'encrier, 2012. Soro, Port-au-Prince, Imprimeur II, 2011 ; Montréal, Mémoire d'encrier, 2011. Saison de porcs, Montréal, Mémoire d'encrier, 2009. Le Revenant, Tome 2, La Pierre de Damballah, Port-au-Prince, L'Imprimeur II, 2009. Nuit albinos, Port-au-Prince, Deschamps, 2008. Le Revenant, Tome 1, Port-au-Prince, L'Imprimeur II, 2007. Le Cercle des époux fidèles, Port-au-Prince, Imprimeur II, 2002. Un octobre d'Élyaniz, Port-au-Prince, Imprimeur II, 1996.

Nouvelles

Dossiers interdits, Tome 2, Port-au-Prince, L'Imprimeur II, 2013. Histoires entendues ou vécues dans un tap-tap, Pétion-Ville, C3 Éditions, 2013. Dossiers interdits, Tome 1, Port-au-Prince : L'Imprimeur II, 2012. Treize nouvelles vaudou, Préface d'Alain Mabanckou, Montréal, Mémoire d'encrier, 2007. Chroniques d'un leader haïtien comme il faut (les meilleures d'Albert Buron), Montréal, Mémoire d'encrier, 2006. La Chorale de sang, Port-au-Prince, Éditions Mémoire, 2001. Albert Buron, ou Profil d'une élite, Tome 2, Port-au-Prince, Imprimeur II, 1999. Le Sorcier qui n'aimait pas la neige, Montréal, CIDIHCA, 1995. Symphonie pour demain, Port-au-Prince, Fardin, 1981. Sonson Pipirit, ou profil d'un homme du peuple, Port-au-Prince, Deschamps, 1989. Nouvelles interdites, Tomes 1 et 2. Port-au-Prince, Deschamps, 1989. Albert Buron, ou Profil d'une élite, Tome 1, Port-au-Prince, Imprimeur II, 1988 ; Port-au-Prince, Deschamps, 1989.

Théâtre

Le Douzième Étage, monologue joué et mis en scène par Albert Moléon au Festival Quatre Chemins, Haïti, 2007. La Reine des Masques, monologue joué et mis en scène par Natacha Jeune Saintil, Haiti, France, Guinée, Burkina, 2006-2007. Défilé, mis en scène par Ralf Civil, KTK, Haïti 2005. Nuit publique, jouée par le Petit Conservatoire dans une mise en scène de Daniel Marcelin à Port-au-Prince, Haïti, janvier et février 2003. Le Jour où l'on vola ma femme, pièce jouée à Port-au-Prince, Haïti, en 2001. Anastaste, adaptation du roman À l'angle des rues parallèles, jouée par le Petit Conservatoire dans une mise en scène de Daniel Marcelin en 2001 à Port-au-Prince, Haïti.

Traduction

Ti Prens lan, par Antoine de Saint-Exupéry, Port-au-Prince, La Direction Nationale du Livre, 2010.

 

 

21/01/2014

Corps à l'écart d'Elisabetta Bucciarelli

traduit de l’italien par Sarah Guilmault, Asphalte, janvier 2014.

 

corps-a-l-ecart.jpg

 

224 pages, 21 €.

 

  

 

Corps à l’écart, corps au rebut, comme la plupart des personnages de ce roman de la désillusion, qui se déroule principalement dans une immense décharge, accolée à une usine d’incinération, dans une ville sans nom du nord de l’Italie. Qu’ils soient des adolescents en rupture, comme Iac et Lira Funesta, où des adultes accidentés de la vie, comme Saddam le Turc, le géant Argos du Zimbabwe ou le Vieux, alcoolique au dernier stade de la clochardisation, tous ont en commun de vivre dans ce qu’ils appellent la « zone de vie », située dans une partie de ce no man’s land sordide, qui accueille chaque jour dans les allers-retours incessants de camions et de pelleteuses, tous les déchets de la ville. La décharge elle-même est un personnage à part entière du roman, avec tout son cycle organique d’absorption, déglutition, transformation de tout ce que la société ne veut pas, ou plus, voir. Déchets pour les uns, source de richesse pour les autres, qui savent comment recycler l’inutilisable, redonner une deuxième, voire une troisième vie au grand tout jetable. La décharge ainsi recèle souvent au sein de la crasse bien des trésors et comme tout microcosme, elle a ses habitudes, ses rythmes, ses règles et ses mythes. Ainsi il y a la Chose qui règne dans ce lieu où l’on évite d’aller : la Putride, sorte de marécage fangeux pestilentiel qui avale tout ce et ceux qui passent à sa portée et régurgite parfois d’étranges choses.

 

Iac est un adolescent mutique et renfermé, qui ne veut plus retourner dans l’immeuble où vivent sa mère et son petit frère Tommi qui le prend cependant comme exemple. Il passe son temps dans son refuge sur la décharge, un cocon nauséabond qui représente pour lui sa liberté sans concession et dans lequel il entasse tout un tas de vestiges symboliques d’une enfance brisée entre autre par l’abandon du père. Il gagne un peu d’argent en revendant avec Argos des objets recyclés grâce à Saddam le Turc qui sait tout réparer, sur le marché aux puces, le marché des pauvres et a pour compagnon un chien aussi insoumis et indépendant que lui, Nero. Il passe du temps aussi avec Lira Funesta, malgré que celui-ci parle trop. Lira ne vit pas en permanence sur la décharge, il continue à aller plus ou moins au lycée. Et puis il y a Silvia… Silvia n’a rien à voir avec la décharge, mais tous les jours elle passe par une rue adjacente et Iac se débrouille pour être à chaque fois sur son chemin. Il la trouve belle et voudrait attirer son attention. Il ne sait rien d’elle et elle ne sait rien de lui. Il ne sait pas que Silvia vit dans un monde où la perfection est un droit, voire un devoir. Un monde éclatant de propreté, de blancheur, de luxe et d’impeccabilité. Son père est un chirurgien esthétique des plus renommés.

 

Une des originalités du roman tient à cette alternance de grandes parties de l’histoire qui se déroulent dans la décharge et quelques incursions dans le monde des parents de Silvia. Cette juxtaposition donne à la décharge une réalité bien plus forte, comme si finalement la vraie vie, c’était là que ça se passait, en ce lieu de transit où tout finit par venir s’échouer : les matières, les objets, les personnes dont le nombre augmente sans arrêt et toutes sortes de substances plus ou moins officielles. En comparaison, ce monde de rides à effacer, de seins à augmenter, de cellulite à gommer, n’en parait que plus factice, absurde, déconnecté de la vie et en réalité bien plus obscène et dégoutant que la décharge elle-même, tout en soulignant que même des parties de nos propres corps deviennent des indésirables.

 

Cependant une décharge n’est pas un lieu pour vivre et un incendie viendra bousculer un semblant d’équilibre et de solidarité dans la vie de ses occupants, révélant la face cachée et empoisonnée de ce qui aurait pu rester aux yeux des plus jeunes comme une aventure en marge du système avec des trésors à trouver et des dangers à braver, le plus souvent imaginaires… L’incendie va révéler que la décharge est réellement dangereuse, pire, elle est mortelle, puisque elle dissimule un trafic illégal de déchets hautement toxiques. Du coup Iac et ses acolytes se retrouvent  plus encore du côté des indésirables, puisque même en ce lieu qui est le dernier de tous, ils dérangent…  Chacun alors devra faire face à sa propre histoire.

 

Un roman sombre et fétide qui est aussi et surtout une bonne critique sociale qui questionne nos modes de vies et met en exergue ce problème bien réel qui en découle directement, en Italie comme ailleurs : le trafic de déchets dangereux en tout genre. Un aparté à la fin du livre intitulé « Les faits » en donne un aperçu concret. En fait, c’est la société toute entière qui en état de décomposition avancée.

 

Pour l’ambiance, il y a aussi à la fin du livre, et c’est original, une playlist de morceaux à écouter*.

 

  

 

Cathy Garcia

 

 

*http://www.youtube.com/playlist?list=PLVzRM6p_bm-vBpaCpLTTPP9QHG0Lfk0xn

 

 

 

 

bucciarelli fotolores.jpgElisabetta Bucciarelli écrit pour le théâtre, le cinéma et la télévision. Elle a également de nombreux romans noirs à son actif, primés en Italie et traduits en espagnol et en allemand. Elle vit à Milan où elle donne des cours d'écriture.

 

 

 

 

 

 

 

 

08/01/2014

Dans la lumière de Barbara Kingsolver

traduit (USA) par Martine Aubert, Edition Rivages, août 2013

9782743625856.jpg

 

560 pages, 24,50 €

 

Voici un étonnant roman, un pavé même, qui au début peut faire peur. En effet, on se demande un peu ce qu’on fait là, plongé brusquement dans le quotidien d’une famille américaine moyenne, éleveuse de moutons dans les Appalaches, un milieu rural et clos dont la vie est rythmée par les saisons et l’Église.

 

Tout démarre au moment où Dellarobia s’apprête à commettre l’irréparable. Dellarobia est la mère de deux jeunes enfants, Cordelia et Preston et l’épouse presque accidentelle de Cub, suite à une grossesse à 17 ans, dont l’enfant mort-né a basculé dans le silence et un oubli imposé. Ce mariage précipité l’avait empêchée, elle qui était plus brillante que la moyenne locale, d’aller étudier à la fac, pour se retrouver à la place,  jeune épouse installée dans la chambre d’enfant d’un jeune homme bon mais lourdaud, écrasé par son père mais surtout sa mère, Hester, une femme de poigne, rude et méprisante. Les parents de Dellarobia étaient morts, la belle-famille était propriétaire d’une exploitation, c’était donc à considérer comme une chance.

 

Tout démarre donc au moment où Dellarobia est sur le point d’envoyer tout valser, faire craquer ce vernis familial étouffant sous lequel elle dissimule tant bien que mal un ennui abyssal. Elle est en chemin pour aller rejoindre un homme plus jeune qu’elle dans une cabane de bûcherons et tout bascule effectivement, mais pas dans le sens où elle l’imaginait. Ce qui l’attend sur la montagne, ce n’est pas un homme, mais un spectacle aussi éblouissant que bouleversant. La montagne est en flammes, un incendie qui lui semble comme un signe quasi mystique, car il ne s’agit pas de feu, mais de millions de papillons orange vif accrochés aux arbres.

 

Ce sont des King Billies, des monarques qui habituellement se regroupent l’hiver au Mexique.

 

Cet évènement hors du commun va bouleverser les habitudes et la vie de cette petite communauté rurale, et encore plus celle de Dellarobia, celle qui a eu la « vision » et qui bien-sûr ne peut révéler pourquoi elle était là-haut à ce moment-là sur la montagne, ce qui va déchainer toutes sortes de délires à son sujet, dont les médias vont s’emparer. La vie de Dellarobia bascule donc du tout au tout et plus encore lorsqu’un séduisant professeur d’université, Ovid Byron, spécialiste des monarques, va débarquer et installer un labo dans une grange de la propriété, en l’embauchant comme aide-laborantine.

 

Il est impossible de résumer ce roman d’une telle densité en quelques mots, mais l’auteur a réussi le prodige, vu le sujet très centré sur un espace-temps réduit, de faire que très vite on ne pense plus du tout qu’on en arrivera jamais au bout. Outre une façon de saisir le quotidien des plus banals d’une mère de deux jeunes enfants, avec une grande justesse et vraiment beaucoup d’humour, ce roman brasse avec autant de justesse de nombreux sujets qui posent question : changements climatiques et environnementaux, opportunisme politique et médiatique, fracture sociale, société de consommation et précarité, rapports entre monde rural et éducation ainsi qu’entre religion, tradition et science, sens de la vie de couple, dilemme entre maternité et épanouissement personnel…

 

Bien que tout cela se déroule donc chez les red-necks, comme ils se nomment eux-mêmes non sans ironie, même si le terme peut avoir une conation péjorative, Barbara Kingsolver réussit à donner à ce roman une envergure universelle dans laquelle beaucoup pourront se reconnaître.

 

De plus, toute lectrice et lecteur deviendra ainsi un(e) spécialiste confirmé(e) des monarques, ces merveilleux papillons migrateurs qui hibernent en grappes, toujours sur les sommets du centre du Mexique - leur installation dans les Appalaches étant pour l’instant heureusement pure fiction - avant de s’envoler mystérieusement par millions pour un trajet de plus de 4000 kms vers le Nord, d’où les générations suivantes reviendront pour hiberner sur les mêmes lieux que leurs parents, sans jamais y être allés auparavant.

 

Cathy Garcia

 

 

Barbara-Kingsolver_9315.jpgBarbara Kingsolver, est née le 8 avril 1955 aux États-Unis, à Annapolis, dans le Maryland. Journaliste, poète et romancière, elle a écrit une dizaine de livres, tous publiés chez Rivages. Connue pour son engagement écologiste, elle tient une place à part dans la littérature américaine. Que ce soit sous forme de romans, d'essais, de nouvelles ou encore de poèmes, ses écrits reflètent son intérêt pour la justice sociale et la biodiversité.  En 2010, elle a obtenu le prestigieux Orange Prize pour Un autre monde.

 

Note publiée sur le site de la Cause Littéraire.

 

04/12/2013

Il pleuvait des oiseaux de Jocelyne Saucier

 

pleuvait-oiseaux-1393271-616x0.jpg

Denoël, août 2013

205 pages, 16 €

    

 

Avec un titre pareil, on s’attend en commençant la lecture à se faire emporter par un certain lyrisme, il n’en est rien. L’écriture ici est plutôt dépouillée, rêche, comme en retrait, à l’image de ces vieillards retirés du monde dans des cabanes au fond de la forêt. Ceci jusqu’à l’arrivée de Marie-Desneige, qui infusera dans l’histoire une poésie aussi pure et fragile qu’elle.

Au départ ils étaient trois, Ted, Tom et Charlie, plus leurs chiens, tous trois ont en commun d’avoir survécu il y a longtemps au Grand Feu de Matheson en 1916, un de ces violents incendies qui ont ravagé la région québécoise du Témiscamingue au début du XXe siècle. Tom avait ensuite brûlé sa vie dans l’alcool et Charlie, ancien employé des Postes et trappeur à ses heures, avait déjà été donné pour mort suite à une insuffisance rénale. Parti mourir dans la forêt, celle-ci lui avait offert une seconde vie. Ted, lui, son histoire est la plus mystérieuse. Après avoir perdu toute sa famille dans le Grand Feu, on a dit qu’il était devenu aveugle, puis fou… « Une blessure ouverte, disait-on le plus souvent ».

Tous trois avaient chacun leurs raisons et leur façon d’être épris de liberté jusqu’à l’absolu. Ils ont donc décidé de disparaître aux yeux du monde et rejoindre la forêt pour de bon. Ils y vivent coupés de tout, leurs besoins réduits au minimum étant assurés par une production de cannabis dont s’occupe Bruno, un marginal plus jeune, qui fait le va et vient entre le camp des disparus volontaires et le reste du monde. C’est lui qui leur apporte le strict nécessaire : nourriture et matériel divers. Il y a aussi Steve, qui tient un hôtel de luxe qui ne l’a jamais été, un caprice de riche Libanais qui avait fait fortune dans l’alcool frelaté, un immense hôtel vide au milieu de nulle part, et qui est devenu en quelque sorte l’avant-poste de garde du campement des vieux, veillant à ce que personne n’aille fouiner par chez eux. Steve, c’est le désenchantement absolu, un homme qui n’a ni ambition ni vanité. Il régnait sur un domaine avec une totale insouciance. L’hôtel ne lui appartenait pas. Le propriétaire lui avait laissé à sa gérance, autant dire à l’abandon.

Ted, 94 ans, Charlie, 89 ans et Tom, 86 ans, sont liés par une volonté de survie et un pacte de mort, chacun a sur une étagère dans sa cabane une petite boite de strychnine.

« Chacun avait sa boite de sel et s’il fallait un jour aider, chacun savait où était la boite de l’autre ».

Tout commence quand une photographe du Herald Tribune débarque sans crier gare dans le sanctuaire des vieillards disparus. Elle est sur les traces de Ted, Edward ou Ed Boychuck, l’homme aux plusieurs noms, le garçon qui avait marché dans les décombres fumants, dont la légende marche toujours dans la mémoire locale. La photographe veut prendre des photos de tous les survivants des Grands Feux et recueillir leur témoignage. Mais voilà, Ted est mort. Du moins, c’est ce que lui dit Charlie et il n’y a rien à dire de plus, mais la photographe, loin de se laisser intimider par la rudesse de Charlie, va au contraire s’attacher de plus en plus à ces vieux marginaux, comme elle s’attachera à Marie-Desneige, qui s’attachera à elle en la nommant Ange-Aimée en souvenir de la seule amie qu’elle avait eue à l’asile et de laquelle elle avait été séparée « pour leur bien ».

Marie-Desneige, c’est la fée de l’histoire. Une fée nommée Gertrude, qui fut internée abusivement par son père à l’âge de 16 ans et qui passera 66 ans, ignorée de tous, à l’asile. Marie-Desneige, c’est le nom qu’elle prendra pour disparaître et commencer à vivre. C’est la tante de Bruno. A la mort du frère de cette dernière et donc du père de Bruno, sa mère avait découvert l’existence de cette belle-sœur en retrouvant une lettre qu’elle avait envoyée, dans laquelle elle suppliait son frère de venir la sortir de là. Elle avait alors 37 ans. Il faudra 45 ans de plus pour que quelqu’un réponde à cette lettre. Bruno rencontre sa tante donc chez sa mère. C’était la première fois en 66 ans que quelqu’un la sortait de l’asile. « Sa mère, après sa première visite à sa belle-sœur, a entrepris de lui enjoliver la vie. C’est ce qu’elle disait, lui enjoliver la vie ». Elle l’avait donc invitée pour passer quelques jours chez elle « mais quelques jours seulement, la pauvre ne supporterait pas davantage ». Bruno tombé sous le charme de la vieille dame, qui paraît tout sauf folle, ne pourra se résoudre à la ramener entre ces quatre murs où elle a vécu toute une vie volée… Alors, il fera croire qu’elle s’est échappée sur le chemin du retour et va l’amener là où vont les disparus de son âge. L’arrivée de Marie-Desneige dans le camp des vieux de la forêt va bouleverser les habitudes. Avec elle arrive le désir de vivre et avec elle arrive l’amour le plus inattendu qui va illuminer Charlie. Charlie qui, à l’aube de ses 90 ans, va commencer ainsi sa troisième vie.

Ce serait dommage de trop en dire car l’histoire racontée ici est d’une telle délicatesse, qu’inexplicablement au fur et à mesure de la lecture, qui au départ peut sembler un peu sèche, on tombe sous le charme, on est pris aux tripes, on est parcouru de sensations, d’émotions. Il y a vraiment quelque chose de particulier qui opère malgré nous, l’auteur tisse sans en avoir l’air ses filets et nous voilà pris dedans, bouleversés. On a alors envie d’écouter du Tom Waits, de sentir l’odeur de la forêt, une odeur de terre, de fumée et de bois mouillé. On a le cœur qui bat un peu plus fort et on ne s’y attendait pas, mais on a vraiment basculé de l’autre côté, happé par le livre. C’est là sans aucun doute le talent discret mais terriblement efficace de Jocelyne Saucier.

Ce roman va être prochainement adapté au cinéma, et on s’en réjouit d’avance.

 

Cathy Garcia

 

  

 

jocelyne_saucier.jpgJocelyne Saucier est une romancière canadienne née dans la province du Nouveau-Brunswick en 1948. Elle a fait des études de sciences politiques et de journalisme. Il pleuvait des oiseaux est son quatrième roman.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

14/11/2013

Un privé à bas bilan d'Éric Dejaeger

Cactus Inébranlable éditions, coll. Cactus Noir – mai 2013

 

cover-complete-3.jpg

 

218 pages, 15 €.

 

 

Vous connaissez un privé à Babylone ? Voici le privé à bas bilan ! Frédo Loup et Kiki-la-zigue, voilà un duo des plus attachants, voire un peu tachant, pour ce polar décalé, plein d’humour  -  meilleur bien-sûr grinçant, voire un peu saignant. Un polar doté de toutes les qualités du genre : une bonne intrigue, un peu de violence (aïe !), du sucepince, un peu de sexe et d’alcool. Enfin, pas mal d’alcool et beaucoup de sexe, mais quand on est un privé qui débute dans le métier, grâce à un ticket à gratter gagnant et sans vouloir s’embarrasser de formalités administratives et autres légalités, finalement un priapisme chronique ça peut servir, et Kiki le fameux, participe pleinement et vaillamment, et plutôt deux fois qu’une, à l’aventure. Une enquête triquée donc et drôlement bien menée, entre bar à danseuses pas trop habillées et chaine porno cryptée, de villa à partouze à snoeuf mou-vit, le sujet est sérieux mais pas le livre, et notre Priape autoproclamé détective, puisque à plus de 28 ans, il se voyait sur le point d’être expulsé du domicile parental, comme il l’avait été du chômage, de glandeur né, plutôt alcoolo et qui entrave queue dalle à l’anglais, Frédo Loup, va se révéler en fait plutôt doué pour démêler entre ouisqui, pastis et les états dames de Kiki, les écheveaux d’une double enquête : retrouver une jeune strip-teaseuse disparue et prendre un mari volage en flagrant délit. Bref, couilles du diable, selon l’expression favorite de notre privé, un bon polar pour l’apéro, on ne s’ennuie pas une seconde, et il y a certainement d’autres Kikis qui apprécieront le talent de l’auteur pour les descriptions de faciès en tout genre, en contre plongée, vue de dos, du dessus, du dessous, bref du sérieux, excitant mais jamais vulgaire, qui détend autant les zygomatiques, que les orpions, voire les croupions. Et en plus c’est bien écrit. Peut se déguster avec une Chimay bleue.

 

Cathy Garcia

 

 

 

Éric Dejaeger (1958-20**) continue son petit mauvaishomme de chemin dans la littérature, commencé il y a plus de trente ans. Il compte à ce jour près de 700 textes parus dans une petite centaine de revues, ainsi qu'une trentaine de titres chez des éditeurs belges et français. Refusant les étiquettes, qui finissent toujours par se décoller et valser à la poubelle, il va sans problème de l'aphorisme au roman en passant par le poème, le conte bref, la nouvelle, voire le théâtre. Sans parler de l'incontournable revue Microbe, qu'il commet depuis de nombreuses années, de mèche avec Paul Guiot.

 

Derniers titres parus :


Buk you ! – Ouvrage collectif autour de Charles Bukowski – Éd. Gros Textes (France, 2013)

Les cancans de Cancale et environs (recueil instantané 3) – Autoédition – Tirage strictement limitée à 64 exemplaires (2012)

La saga Maigros – Cactus Inébranlable éd. (Belgique, 2011)

NON au littérairement correct ! – Éd. Gros Textes (France, 2011)

Un Grand-Chapeau-Noir-Sur-Un-Long-Visage in Banlieue de Babylone (ouvrage collectif autour de Richard Brautigan), Éd. Gros Textes (France, 2010)

Je ne boirai plus jamais d’ouzo… aussi jeune (recueil instantané 2) – Autoédition – Tirage strictement limitée à 65 exemplaires (2010)

Le seigneur des ânes – maelstrÖm réÉvolution (Belgique, 2010)

Prises de vies en noir et noir – Éd. Gros Textes (France, 2009)

Trashaïkus – Les Éd. du Soir au Matin (France, 2009)

De l’art d’accommoder un prosateur cocu à la sauce poétique suivi de Règlement de compte à O.K. Poetry et de Je suis un écrivain sérieux – Les Éd. de la Gare (France, 2009)


Blog de l’auteur : http://courttoujours.hautetfort.com/

 

 

 

 

04/11/2013

Les Hamacs de carton, une enquête du capitaine Anato en Amazonie française de Colon Niel.

 Actes Sud, juin 2013 (première édition aux Ed. du Rouergue en 2012)

 

les-hamacs-de-carton-89-de-n-colin-941469335_ML.jpg

 

380 pages, 8,80 euros.

 

 

 

 

Une intrigue dense et bien ficelée, des personnages consistants, pour cette enquête policière dans laquelle on se laisse volontiers embarquer. Son originalité est sans conteste l’univers dans lequel elle se déroule, peu exploré habituellement dans ce genre de littérature : la Guyane française, et plus particulièrement les communautés de Noirs-Marrons qui vivent le long du fleuve Maroni.

 

Le capitaine Anato mène l’enquête, fraîchement débarqué de la capitale métropolitaine, de la nécropole, comme certains Guyanais appellent la France. Anato est lui-même d’origine ndjuka, l’une de ces communautés de Noirs-Marrons, mais de ses origines, il ne connait pas grand-chose, car ses parents avaient quitté la Guyane pour la France alors qu’il était encore enfant. Il a donc passé la majeure partie de sa vie à Paris. Mais le jour où ses deux parents, retournés en Guyane pour la première fois depuis tout ce temps, y meurent tous deux dans un accident de voiture, le capitaine Anato ressent le besoin de se rapprocher de ses racines. Il postule donc pour un poste à Cayenne, sans trop savoir ce qu’il espérait retrouver là-bas. Il y retrouvera des membres de sa famille, mais se sentira au départ, véritablement étranger, ne connaissant rien ou presque de la culture ndjuka d’une part, et d’autre part à cause de son métier, car une des premières enquêtes qui lui sera confiée, le plongera de plain-pied dans ces communautés qui vivent au bord du fleuve.

 

Les victimes sont une mère et ses deux enfants, d’origine ndjuka comme lui, retrouvés mort du jour au lendemain dans leurs hamacs. Une famille qui vivait un peu à l’écart du village et donc le père souvent absent, travaille sur des chantiers d’orpaillage. Il y avait aussi déjà une jeune fille assassinée à Cayenne pour un portable, puis une fonctionnaire française qui sera retrouvée morte et salement amochée, au fond d’un ravin, dans une partie de forêt plutôt fréquentée près de Cayenne, où elle faisait régulièrement du jogging. Trois histoires à priori non liées, mais qui petit à petit vont laisser apparaître des ramifications très entremêlées, jusqu’à impliquer un membre de la famille même du capitaine Anato : une jeune nièce, Monique, qui sort avec un français de 20 ans plus âgé qu’elle, au passé trouble. Anato va se retrouver dans une position plutôt inconfortable, mais qui au final va s’avérer un atout majeur, alors que son adjoint, Vacaresse, est guyanais, mais sort peu de Cayenne et ne connait pas grand-chose de ces communautés Noirs-Marrons du bord du fleuve. Entre les deux hommes, la communication ne sera pas des plus faciles.

 

Dans ce polar à l’ambiance très particulière, c’est tout un visage méconnu de la Guyane que nous fait découvrir l’auteur, au-delà de la violence urbaine de Cayenne et des problèmes causés ailleurs par l’orpaillage. Là, nous sommes vraiment plongés au cœur du quotidien et de la culture noirs-marrons d’un part, déjà complexe car sous cette dénomination,  se regroupent différentes communautés : les Ndjukas, qui furent les premiers à gagner leur liberté, reconnu dès 1760, et puis les Alukus ou Bonis, les Saramakas, les Paramakas, qui bien que partageant une même origine identitaire, ont entre elles parfois un passé de conflit. Cette enquête du capitaine Anato met en lumière ces histoires d’identité, de territoire et surtout les problématiques de papiers avec l’administration française, selon que l’on soit né côté Guyanais ou côté Surinam du fleuve, qui est pour les Noirs-Marrons un seul et unique territoire, et puis des histoires de corruption et comment chacun lutte pour exister et pour réaliser ses rêves. L’enquête elle-même se suit avec intérêt, mais ce n’est pas vraiment l’intrigue ou le style de l’écriture qui rend ce roman attachant, mais bien la découverte des dessous d’un territoire à la fois lié à la France et tellement éloigné d’elle à tous points de vue, ainsi que l’histoire lourde d’un multiculturalisme, avec beaucoup de plaies pas encore refermées.

 

Cette enquête est la première d’une série où on pourra retrouver le capitaine Anato et son adjoint Vacaresse, toujours en Guyane, aux Ed. du Rouergue, coll. Rouergue Noir.

 

 

Cathy Garcia

 

 

 

 

 

colin-niel-1.jpgNé en 1976 en banlieue parisienne, Colin Niel vit aujourd’hui en Guadeloupe. Ingénieur en environnement, spécialisé dans la préservation de la biodiversité, il a quitté la métropole après ses études pour travailler en Guyane durant six années qui lui ont permis de côtoyer les nombreuses cultures de la région et notamment les populations alukus et ndjukas du fleuve Maroni. Il a voulu faire partager, sous la forme d’un roman policier profondément social et très documenté, le destin parfois tragique d’une partie des habitants de Guyane qui l’ont tant marqué.

 

 

20/10/2013

Le plancher de Perrine le Querrec

Éditions Les doigts dans la prose, avril 2013.

 

9782953608342-0.jpg

 

134 pages, 15 €.

 

 

 

Le plancher est un livre d’une densité singulière, qui au fur et à mesure confine à l’étouffement, et pour cause, l’histoire peinte ici raconte le basculement dans la folie de toute une famille. Peinte, car la langue dont use l’auteur est un matériau quasi organique qui est à elle toute seule, une œuvre d’art. La poésie n’y est pas un décorum, mais véritablement la seule langue possible pour formuler l’indicible, pénétrer l’intolérable et infuser la folie dans les tripes même du lecteur. Car si dans la première partie nous sommes encore dans la narration, dans la seconde nous culbutons du côté où la langue elle-même s’affole. Une langue pleine de terre, taillée au couteau, absolument magnifique cependant, flamboyante comme un crépuscule d’automne. Dans la troisième partie, elle nous immerge pour de bon dans un bourbier de démence.

 

La première partie est intitulée La souche. La souche, ce qui reste d’un arbre que l’on a coupé, les racines toujours plongées dans la terre, nourricière ou collet, c’est selon. Ici cette terre, cette terre de paysans, passera de nourricière à cocon toxique, jusqu’à ce que piège, elle se referme définitivement. Nulle métamorphose heureuse n’en sortira.

 

La famille, ils sont six. Le père, la mère et les enfants : Paule, Simone, Jeannot et Mortné.

 

L’histoire commence en 1930 quand Joséphine et Alexandre, le père et la mère, achètent une ferme dans le Sud, fuyant des problèmes avec les autres, là-haut dans le Nord. Joséphine, avec ses deux frères à l’asile, porte déjà en elle les germes d’une impossibilité de s’entendre avec qui que ce soit. Ils achètent donc une grande et belle ferme et en tant qu’estrangers, s’attirent immédiatement la haine et la jalousie des Deux-cents, les villageois d’à côté.

 

Dans cet univers déjà clos, trois enfants de plus viendront au monde. Paule était déjà née dans le Nord. Le dernier est mort né en plein champ.

 

Jean, qui ne sera jamais que Jeannot, est né en 1939, pour éviter au père la conscription, ce qui ne fait qu’alimenter sales murmures et jalousie du côté des Deux-cents. Quand aux six, « ils ont tous un air de famille, un air de désastre ».

 

La guerre passe et « Les années passent et avec elles les coups de hache, les éraflures, les entailles, les éviscérations. Les années avancent et elles essaient, les filles, de courir insouciantes, d’étudier bienveillantes, de grandir insouciantes. Les années passent et Jeannot tente de comprendre, d’aimer et de parler. Les années passent et les parents poursuivent l’œuvre de destruction, souterrainement aidés par les Deux-cents qui n’en finissent pas de maudire, de cracher, d’envier. 

 

(…)

 

Ce n’est pas un père, juste une forme de violence

Ce n’est pas une mère, juste une forme d’indifférence

Ce n’est pas une famille, juste une forme de récit

(…)

Une longue cohabitation avec l’inhabitable. »

 

(…)

 

Les parents ne sont jamais d’accord. Sur rien. Sauf pour persécuter les enfants. »

 

 

Et puis il y a ce jour funeste où Jeannot pénètre dans la grange et qu’il voit…

 

« - Tu n’as rien vu !

 

Je n’ai rien vu. Verrai rien. Jamais. Ni dans la grange, ni dans la chambre, ni dans le champ. La bête je la vois pas. La bête aux yeux dilatés de peur. »

 

Alors Alexandre, le père, le colosse, l’abuseur, deviendra l’ENNEMI. L’ENNEMI qui commande au cerveau de Jeannot. Ne rien voir.

 

« Alexandre bine et bêche et sillonne, brutalise. Passe et repasse sa charrue. Paule a de la terre plein la bouche, plein les yeux, jupe relevée sur son ventre neuf. »

 

Jeannot a dix-huit ans, il est amoureux. Amoureux de Destinée. Fille du village des Deux-cents qui ne voient pas cela d’un bon œil. Jeannot a dix-huit ans, son cœur sera pulvérisé. Il va partir, il part, ira verser plus de saloperie encore sur ses plaies. Il part pour l’Algérie.

 

Jeannot parti tuer, Simone partie avec un mari pour ne plus jamais revenir, Paule restée avec la graine de douleur que l’ennemi a semé en elle, l’EnfantX et les voix des Deux-cents qui vipèrent plus que jamais, jusqu’à l’agression physique. Paule, la labourée, commence à basculer. Le père rattrapé par le bouche à oreille, l’irracontable qui s’ébruite à tout va, le père : pendu dans la grange. Jeannot doit rentrer.

 

« Jeannot sera toujours le mutilé, suspendu au crochet, sur les murs épais de la ferme, blessé aux épines de silence cloués aux portes des granges pour éloigner le mal qui est le bien, mais qui le dit ? »

 

Nous entrons alors dans la deuxième partie, Les branches, où « s’ouvre le gouffre des douze longues années de solitude »

 

« Tout ce qui était au père, tout ce qui était le père, Jeannot le laisse pourrir. » Ce qui reste de la « famille » se referme sur elle-même, « mi-humains, mi-bêtes, ils n’existent plus, deviennent innommables, désintégrés, sauf à visser plus fort leur masque de fou. »

 

Tout ira alors crescendo dans le non-sens de la désintégration, de la dissolution, de la décomposition, jusqu’à la troisième partie, où la mère déjà enterrée sous le plancher, où Paule erre dans ce qui reste de la ferme envahie par la végétation et la putréfaction. Jeannot lui, ne décolle plus du plancher, à plat ventre, il grave dans les planches, au couteau, à s’en faire saigner les mains, il grave tout. Parce qu’il n’a pas trouvé un seul bout de papier dans toute cette désolation et qu’il doit conjurer trente-deux ans de silence. Il grave, saigne à blanc le plancher.

 

« Si Jeannot le veut, bois devient papier. »

 

« Ceci est malangue !

 

Allongé dans ma litière de copeaux je touche les lettres, je sais ce que je dis. Je dis que j’ai vu. Je dis que ma rétine, ma vue, mon œil et les images. Je dis les abus. Je dis noir sur noir. Je dis et ne vacille pas. Je dis ce qu’ils ne m’ont pas raconté. Leurs interdits. Je dis à leur place, je dis à leur faute, je dis à leur face, je dis à leur tête. Je dis ma puissance. C’est à vous de me regarder maintenant. »

 

Cinq mois de travaux forcés à plat ventre sur le plancher, à plat ventre sur le corps pourrissant de la mère. Jusqu’à la mort.

 

Restera Paule, SURVIVANTE, la première et la dernière.

 

Le plancher de Jeannot a été présenté lors de l’exposition Écriture en délire à la collection de l’Art Brut, à Lausanne, du 11 février au 26 septembre 2004. Ce plancher existe et il est placardé sur les murs de l’hôpital Sainte Anne, dans le 14è arrondissement de Paris, où il est toujours visible et rend justice à tous les Jeannot, toutes les Paule, tous les enfantsX et les Mortnés… On en trouvera des photos à la fin de ce livre.

 

Un livre d’une beauté saisissante, portrait choc d’une certaine réalité du monde rural d’antan, entre autre, un livre hybride dans sa construction, qui dissout les frontières entre prose et poésie et met comme le souhaite ses éditeur, les doigts dans la prose. Nous en ressortons absolument électrifiés, ébahis et profondément fouillés de l’intérieur.

 

Cathy Garcia

 

 

 

Le plancher photographié par Martin d'Orgeval6_n.jpg

Le plancher photographié par Martin d'Orgeval

 

 

 

 

PERRINe le Querrec~1.JPG

Perrine Le Querrec est née à Paris en 1968. Elle hante les bibliothèques et les archives pour assouvir son appétit de mots et révéler les secrets oubliés. De cette quête elle a fait son métier : recherchiste. Les heures d’attente dans le silence des bibliothèques sont propices à l’écriture, une écriture qui, lorsqu’elle se déchaîne, l’entraîne vers des continents lointains à la recherche de nouveaux horizons. Perrine Le Querrec est une auteure vivante. Elle écrit dans les phares, sur les planchers, dans les maisons closes, les hôpitaux psychiatriques. Et dans les bibliothèques où elle recherche archives, images, mémoires et instants perdus. Dès que possible, elle croise ses mots avec des artistes, photographes, plasticiens, comédiens.

Bibliographie :

 

« Jeanne L’Étang »,  Bruit Blanc, avril 2013

« De la guerre », Derrière la salle de bains, 2013
« No control », Derrière la salle de bains, 2012
« Bec & Ongles », Les Carnets du Dessert de Lune, 2011
« Coups de ciseaux », Les Carnets du Dessert de Lune, 2007


Site :
http://www.perrine-lequerrec.com/
Blog: http://entre-sort.blogspot.com/

 

 

02/10/2013

Le désespoir des anges d’Henri Kénol

 

 

67152.jpg

Actes Sud, avril 2013

326 pages, 21,80 €

 

 

Ce roman qui se déroule à Haïti est un roman coup de poing, sans concession, qui nous plonge au cœur de la Cité, ces quartiers à la périphérie de Port-au-Prince, ville qui ne sera jamais cité autrement que par le terme de centre-ville, en opposition à ces ghettos tombés entre les mains de gangs d’une violence qui n’a d’équivalent que la misère dont ils sont issus. Peu importe la qualité de la graine, pour survivre dans ce terreau-là, elle ne pourra devenir que mauvaise. Des gangs qui maintiennent leur pouvoir tout en servant, chef après chef, car les têtes tombent vite, le Président et ses sbires, y compris leurs intérêts étrangers, chez qui là aussi, sinon plus, trafic, violence et corruption sont les maîtres mots. Ainsi les gangs fournissent d’innombrables mains sales et promptes à faire parler fusils et machettes, les malheureusement trop fameuses « chimères » d’un président dont le nom ne sera pas cité. Qu’importe, l’histoire se répète à Haïti comme ailleurs. Des hommes de mains pour semer la terreur dans la population, faire taire des opposants et manifestants gênants. En échange, les zotobrés, les notables, ferment les yeux sur les abominations commises dans les territoires-prison qui sont sous contrôle des gangs, ces quartiers miséreux et cette population dont personne ne veut ailleurs, ils y envoient parfois discrètement des bulldozers pour enterrer les morts et cacher les charniers quand ils sont trop nombreux…

 

Ceci pour le contexte général, mais dans ce roman, narré à la première personne du singulier, il s’agit avant tout d’une histoire au féminin, et principalement celle de la narratrice, dont on ne saura jamais le prénom. Une jeune fille dont la mère travaillait sans relâche au service d’une maison de maîtres, pour permettre à sa fille d’avoir une bien meilleure vie qu’elle, dans un monde où l’on ne peut compter que sur soi et surtout pas sur les hommes. Et c’est aussi ça, le thème principal du roman, la violence et la prédation des mâles. La narratrice était une fille brillante, une élève modèle à l’école, une école côté que Winsor Pierre-Louis avait réussi à créer au cœur même de la cité, à laquelle il avait consacré sa vie, bien avant qu’il ne soit sauvagement assassiné par des enfants devenus grands et violents. C’était le premier et quasi le seul qui avait osé leur tenir tête, sa fin fut atroce. Et les années qui suivirent plus atroces encore.

 

« Je ne me rappelle pas le jour précis où l’ennemi à investi la Cité.

 

Ils étaient venus de nulle part, crachés d’une nuit sans lune. À peine plus haut que des enfants, avec des armes plus grandes qu’eux. Certains adultes disaient avoir prédit ce malheur. Ils les avaient vus dans leurs cauchemars des temps d’orage, dans des ténèbres si opaques qu’elles anéantissaient même l’espoir d’un lendemain. (…) Ils avaient grandi sous le soleil et les étoiles sans jamais connaître la douceur d’une berceuse, les murmures de chants d’enfant, encore moins les caresses d’une mère ou la chaleur d’un foyer. »

 

A ce moment là, notre jeune narratrice, l’élève modèle que Winsor Pierre-Louis appelait son étoile, celle qui se rêvait médecin, était déjà devenue la petite amie de Mario, le Suprême, le chef de ceux qui s’étaient emparés de la Cité et l’avaient fait basculer dans l’horreur et le sang. Elle avait 15 ans et elle aussi fêtera la mort de Winsor Pierre-Louis.

 

Pour comprendre, il faut remonter à ce viol, dont elle a été victime quelques temps auparavant, un viol ultra violent perpétré par Mr Ronald, le fils des maîtres de la maison dans laquelle sa mère travaille, lui et plusieurs de ses amis. Une scène banale en fait, sur laquelle il faudra poser le silence, pour que sa mère puisse continuer de travailler, pour qu’elle puisse avoir une meilleure vie, devenir médecin… Seulement voilà, de ce viol poussera un enfant, puis une fausse couche à 4 mois lui laissera une longue cicatrice tout au long d’un ventre qui ne pourra plus jamais porter de fruits…. La colère qui naîtra suite à ce viol jamais puni ne quittera pas la narratrice, elle fera définitivement basculer sa vie pour le pire, mais lui donnera aussi suffisamment de rage pour survivre à d’innombrables violences. D’autres viols suivront, elle-même sera complice d’abominations par le fait d’être la « putain » de celui qui fera régner la terreur sur la Cité : Mario, qui lui aussi était il y a longtemps un gentil garçon, aimé de trop près par le curé auquel il faisait confiance, confiance violée également, qui fera de lui un tueur, un tueur qui à son tour sera tué par plus féroce que lui.

 

Quand Mario tombera, remplacé par Stivans, encore plus fou et bien plus ambitieux, la narratrice devra s’enfuir, se cacher. Une femme l’aidera, Soledad, une « chimère » qu’elle avait déjà rencontrée, qui joue double-jeu et cache des « intouchables », enfants dont les familles ont été exécutées et dont nul ne doit s’occuper, dans l’ancienne maison de la mère de la narratrice. Sa mère morte sans avoir pardonné sa fille, mais en priant pour que dieu l’épargne « quand sa colère balayera toute cette racaille ! ».

 

Toute la trame du roman est bâtie sur la spirale, forme typique de la littérature haïtienne. Quand la narratrice commence à se remémorer, elle a toutes ces années de violence derrière elle, elle a quitté le bordel de madame Rosie, havre de paix et d’amour comparé à sa vie dans la Cité, et on dirait qu’elle a vécu déjà plusieurs vies, alors qu’elle a à peine 25 ans. Elle travaille pour une famille bourgeoise et sert bien évidemment de maîtresse à l’homme de la maison, ce qu’ignore son épouse qui vit dans un autre monde et qui est bien loin d’imaginer celui d’où vient la narratrice.

 

« Moi, ton homme, il suffit  qu’il vienne me visiter, rien qu’une fois, et que le tonnerre m’écrase si après ça il a envie de voir ailleurs.

 

Parce qu’à l’intérieur aussi, je suis marquée. Profond, dans mon ventre labouré toutes ces années par tant de sexes ennemis. Mon corps est le terrain sur lequel des centaines d’hommes m’ont livré bataille sans jamais avoir réussi à me réduire. Ceux qui m’ont possédée s’accordent à dire qu’il y a dans mon ventre des fibres qui décuplent leur plaisir. Ce qui fait qu’à l’époque où je faisais la pute, j’étais considérée comme la meilleure. »

 

La narratrice, tout au long de cette remémoration, se trouve devant sa patronne, prête à s’entendre dire qu’elle est renvoyée suite à un plateau de verroteries qu’elle a laissé tombé et tout  s’est brisé et c’est là que ça lui remonte. Tout, toute son histoire, celle qu’elle voudrait balancer à la figure de cette femme, pas méchante non, mais dans son rôle légèrement condescendant de patronne bourgeoise, alors qu’en fait la narratrice à bien vu… Elle a vu les marques, elle a vu ce que cette femme cache et qui la relie à elle bien plus profondément que n’importe quoi d’autres : la trace des coups. Les deux femmes viennent de deux univers qui n’ont rien à voir l’un avec  l’autre et pourtant cette violence masculine va les réunir et au final inverser les rôles. Une violence qui balaie toutes frontières, franchit tous les niveaux de la société.

 

Ce roman se dévore, la crispation au ventre, parfois les larmes aux yeux, mais l’auteur ne joue pas avec l’émotion. C’est du brut, une fiction qui est et a été la réalité d’innombrables filles et femmes dans les bidonvilles de la planète. Cela se passe à Haïti mais l’auteur a réussi à donner une dimension bien plus vaste à ce récit, qui laisse lui aussi après lecture, des traces de coups.

 

 

Cathy Garcia

 

 

 

 

Henri Kénol.JPGDiplômé d’Économie Commerciale et de Gestion ainsi de l’École Normale Supérieure en Sciences Sociales, Henry Kénol travaille actuellement en tant que cadre de gestion dans une entreprise haïtienne. Outre Le désespoir des Anges, publié aux Éditions de l’Atelier Jeudi Soir en 2009, Henry Kénol a publié textes et nouvelles dans le cadre de projets collectifs publiés par des éditeurs d’outre-mer, tels que Rives Neuves Continents ou Actes Sud (il signe l’un des textes qui figurent dans Haïti parmi les Vivants, recueil de témoignages paru après le séisme qui ravagea l’île le 12 janvier 2010). Il a aussi produit de nombreux textes, nouvelles ou poèmes pour les cahiers de l’Atelier Jeudi Soir ou pour le journal haïtien « Le Nouvelliste ».

 

 

 

Article publié sur : http://www.lacauselitteraire.fr/le-desespoir-des-anges-he...

 

25/09/2013

Chambre 2 de Julie Bonnie

 

 

chambre-2-1372685-616x0.jpg

 

 

Belfond août 2013

188 pages, 17,50 €.

 

 

 

Ce roman  est un vertigineux plongeon dans le ventre des femmes, et par là même au cœur de l’âme féminine. On pourrait dire en effet que le personnage principal de ce roman, c’est le corps des femmes, ce corps indissociable du cœur, qui séduit, qui envoûte, ce corps qu’on mutile, qui souffre, qui peut donner la vie et donner la mort.

 

Deux univers bien différents nous sont racontés en alternance, par une femme. Cette femme c’est Béatrice, danseuse nue du Cabaret de l’Amour, avec Gabor au violon, Paolo à la batterie et Pierre & Pierre, un couple de travestis torrides rencontrés au KOB, un haut lieu de la culture alternative de l’époque, à Berlin. Plus que des concerts, ce sont de véritables performances qu’ils offrent tous ensemble, à un public underground de tous les coins d’Europe, surtout l’Est. Ils sont beaux, sales, tatoués, parés de cuir noir et de piercings. C’est le début des années grunge, la vie de bohème, la vie en camion, les tournée pendant 13 ans, l’amour avec Gabor, la fusion avec le public, c’est le féminin assumée, sublimée, dans une nudité fière et libératrice, la danse, le désir, le plaisir, la musique, l’ivresse des sens.

 

« Avec le temps, j’ai appris à montrer beaucoup plus que mon corps. J’ai exposé mes blessures, exhibé mes émotions. J’ai dévêtu mon corps puis déshabillé mon âme. Plus que mes seins ou mes fesses, j’ai fait danser mon sang, nue, dans des salles remplies de punk-rockers venus écouter Gabor et son violon, Paolo et sa batterie. »

 

Et puis c’est aussi la douleur, un premier accouchement dans la caravane d’une vieille sorcière gitane, terrifiante, puis un enfant mort né, et puis un autre enfant, plus tard qui lui, viendra au monde en même temps que le plus beau des orgasmes maternels. Norma Maria Rose, Jésus enterré en secret au Père-Lachaise et Roméo Farès, trois enfants qui sont nés du ventre d’une danseuse nue de cabaret moderne.

 

Béatrice, au moment où elle raconte son histoire, est seule. Gabor est parti, elle ne le reverra jamais. Gabor, dont la devise est It’s better to burn out than to fade away, ayant toujours vécu dans la marginalité, est incapable de rentrer dans le rang, même pour ses enfants. Béatrice doit faire face au deuil quasi impossible de ce grand amour qui n’a pas survécu à la normalisation, la sédentarisation et le deuil d’une vie tellement riche, tellement forte sur les routes, mais qui était condamnée à s’achever un jour, en commençant par l’accident suicide de Pierre & Pierre atteints du sida.

 

« Il m’est vraiment difficile de comprendre comment tout s’est effondré.

J’ai eu les enfants. Gabor est parti.

J’ai eu peur, moi qui n’avais peur de rien.

Mon corps s’est tu.

Il a fallut que je travaille.

J’ai enfilé une blouse. »

 

Béatrice doit faire face à sa condition de femme seule avec deux enfants, elle doit gagner autant que perdre sa nouvelle vie, comme auxiliaire de puéricultrice dans un hôpital à Paris.

 

C’est le deuxième lieu du roman : une maternité et des chambres numérotées. Dans chacune de ces chambres, des histoires de femmes.

 

Une maternité, c’est le lieu où l’on accueille la vie mais c’est aussi un lieu de  peur, de douleur, de folie et de mort et Béatrice qui est bien trop sensible, se prend de plein fouet l’extrême angoisse, la violence et le stress de ce métier. Elle nous raconte ce vécu, tous ces moments extrêmes qui bien souvent côtoient l’abime.

 

Ce roman c’est aussi l’histoire d’une mère qui aime ses enfants et qui les voit devenir adolescents et indifférents, c’est l’histoire de cette déchirure entre la mère et la femme, la mère et l’amante, entre l’amour et la liberté, entre l’expression de soi et la pression de la normalité. Un livre poignant, bouleversant, où à travers l’histoire de Béatrice et de celles qui se déroulent derrière les portes numérotées des chambres, ce sont d’innombrables histoires qui remontent en surface, l’histoire universelle des femmes qui depuis le début de l’humanité portent et donnent la vie, avec toujours au centre, ce corps à la fois si fort et si fragile, objet de désir et de répulsion, de plaisir et de souffrance. C’est aussi l’histoire de l’immense solitude de ces femmes dans une société stressée, régie par des soucis de performance, de rentabilité et d’apparence, où les besoins du corps, aussi bien que ceux du cœur et de l’âme, sont réprimés, pour les faire rentrer dans des cases, des carcans, et parfois des camisoles ou des chambres mortuaires.

 

Cathy Garcia

 

 

julie-bonnie-65053_w1000.jpgNée à Tours, Julie Bonnie a donné son premier concert à 14 ans et chante dans toute l’Europe pendant plus de dix ans. Elle a joué avec Kid Loco et sorti trois albums solo. Chambre 2 et son premier roman.

 

 

 

 

Note parue sur http://www.lacauselitteraire.fr/chambre-2-julie-bonnie

16/09/2013

Pépites brésiliennes de Jean-Yves Loude

PEPITE~1.JPG

 

Actes Sud, avril 2013

80 pages, 23 €.

 

 

 

Voilà donc une mine, qui fera le bonheur des amoureux du Brésil, mais pas seulement. L’auteur et sa compagne, ethnologues passionnés, nous entraînent sur leur sillage dans une enquête aux allures de road-movie, sur les traces de la mémoire africaine au Brésil. De Rio de Janeiro à São Luis do Maranhão, situé sur l’île du même nom, en passant par le Minas Gerais et le Nordeste, on visitera de multiples lieux, des villes comme Ouro Preto, Belo Horizonte, Salvador, Recife, Petrolina, Teresina… Un périple de plus de 5000 km pour recueillir ces pépites que représentent, pour le couple d’ethnologues, les personnages marquants, d’hier et d’aujourd’hui, de l’identité noire du Brésil. Une identité d’autant plus occultée qu’elle est directement liée à cette autre mémoire, encore aujourd’hui verrouillée, du Brésil portugais colonial et esclavagiste.

 

Cet ouvrage est en quelque sorte l’accomplissement d’une promesse faite quelques mois auparavant à Zayda, une farouche militante de la cause noire à travers les activités d’un groupe de danse à São Luis, le Tambor de Crioula et le point de départ de cette chasse aux trésors, c’est une photo de Luzia, une ancêtre brésilienne, dont le squelette a été retrouvé au cours des années 70, dans le Minas Gerais. Disparue au moins onze mille ans avant notre ère, son visage fut reconstitué à Manchester et présenté en mars 1999. Là, il fit le tour du monde, mettant à mal l’hypothèse en vogue alors, sur le peuplement originel du continent américain : la culture dite de Clóvis, représentant l’avancée pionnière du flux migratoire sibéro-mongol. En effet, Luzia ressemble aux Africains ou aux Aborigènes australiens à cause de ses traits typiquement négroïdes.

 

Plus ancien encore, Zuzu. C’est un des plus anciens ancêtres brésiliens, retrouvé avec quelques 250 squelettes, dans le Parc national de Serra da Capivara au Sud-est de l’État du Piaui dans le centre du Brésil, où on retrouve également d’innombrables peintures rupestres, un des plus grands sites mondial, où figure entre autre la plus ancienne représentation de bateau. La datation indique une période se situant entre 60 000 ans et 55 000 ans. Zuzu est doté lui aussi du même type de traits dits paléoaméricains. Ce terme désigne les populations non-mongoloïdes (non-paléoindiennes) ayant vécu en Amérique du Nord et en Amérique du Sud avant ou pendant la dernière glaciation. Voilà pour les doyens de tous ceux et celles que nous allons découvrir et rencontrer grâce à Monsieur Lion et Leuk, comme se surnomment le couple de chercheurs, avides de mettre à jour les souvenirs plus ou moins enfouis d’un Brésil actuel, qui peine encore a accepter cette part essentielle de son identité.

 

Il y a donc Luzia et Zuzu et puis l’histoire de cet empereur du Mali, Abou Bakari II, disparu avec une flotte de deux mille barques chargées d’or et de vivres, alors qu’il avait embarqué en 1311 sur la « Mer des Ténèbres », nom donné alors à l’océan Atlantique et qui, en dérivant selon les courants marins, aurait très bien pu arriver au Brésil un siècle et demi avant Cabral et Colomb. Nous irons donc de découverte en découverte, à la rencontre d’histoires et de figuras, comprenez « personnalités », « caractères », encore vivantes ou ayant vécu. Des artistes, des poètes, des écrivains, des musiciens, des artisans, des philosophes, des militants, des imprécateurs, des saints et des saintes, des esclaves rebelles qui formeront les premiers quilombos, ces communautés d’esclaves fugitifs, entrés dans la clandestinité et qui aujourd’hui sont des communautés rurales paupérisées et marginalisées. Le plus célèbre de ces résistants est Zumbi dos Palmares, aujourd’hui un héros national, mais il y en eut d’autres. Nous rencontrerons beaucoup de femmes aussi, des affranchies célèbres pour leur force de caractère et leur beauté, des revendicatrices, des enseignantes, des guérisseuses, une prostituée mystique, une faiseuse d’anges et en filigrane toujours, les orishas, ces divinités venues d’Afrique avec les premiers esclaves, et qui ont retrouvé vie à travers le son des tambours et les cérémonies, très longtemps interdites, de candomblé. Toute une culture qui a survécu, se fondant habilement dans un syncrétisme qui prouve encore aujourd’hui sa force et sa vivacité. Nous apprendrons toutes les luttes, encore en cours aujourd’hui, pour qu’enfin soit reconnue intégralement et à sa juste valeur, cette identité noire et mulâtre et la place de cet incontournable richesse humaine et culturelle dans l’histoire d’un pays, qui aurait tout à gagner en accordant à cette part de lui-même, toute la reconnaissance qui lui est due et permettre ainsi aux plaies du passé de se refermer enfin.

 

Pépites brésiliennes est un ouvrage passionnant, mené tambour battant, loin d’un Brésil surfait de carte postale, mais au cœur d’un Brésil bien plus authentique, bien vivant avec ses blessures, ses splendeurs et ses misères, ce creuset de culture populaire où la plus belle des pépites est  ce métissage unique et exceptionnel. Les auteurs ont l’art de nous faire partager leur passion, cette véritable quête qui les anime, et nous sommes rapidement gagnés par leur fièvre, une exaltation qui donnerait envie de fêter ça, pour les connaisseurs, autour d’une bonne bouteille de cachaça.

 

Cathy Garcia

 

 

ResizedImage600399-Couple.jpgÉcrivain et ethnologue, Jean-Yves Loude est l’auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels une série publiée chez Actes Sud, dans laquelle s’inscrit cet opus, consacrée aux mémoires occultées de l’Afrique : Le Roi d’Afrique et la reine mer (1994), Cap-Vert, notes atlantiques (1997), Lisbonne, dans la ville noire (2003), et Coup de théâtre à São Tomé (2007). Cet ouvrage a été réalisé en collaboration avec sa compagne, Viviane Lièvre, ethnologue et photographe. Tous deux témoignent depuis trente ans de la diversité des cultures du monde – lointaines ou proches – à travers leurs livres, études, romans adultes et jeunesse, leurs photos et leurs conférences. Leurs terrains d’investigations sont les Kalash du Pakistan, le Maghreb, l’Afrique de l’Ouest, le Cap-Vert, Lisbonne, São Tomé, le Brésil.

Note de lecture parue sur http://www.lacauselitteraire.fr/pepites-bresiliennes-jean...

 

 

27/07/2013

Les esprits de la steppe – Avec les derniers chamanes de Mongolie, de Corine Sombrun

corine-sombrun_les-esprits-de-la-steppe_ed-albin-michel_2012_perspective.jpg

Albin Michel octobre 2012. 330 pages, 19,50 €.

 

 

 

Si on a eu la chance de suivre Corine Sombrun depuis le début de ses incroyables, mais bien réelles aventures, nous ne pourrons qu’apprécier au plus haut point ce nouveau livre, qui raconte la vie d’Enkhetuya. Cette femme chamane tsaatane a initié pendant de longues années Corine Sombrun, après que celle-ci soit inopportunément, et bien malgré elle, se soit retrouvée en transe dans la peau d’un loup, alors qu’elle participait à une séance chamanique chez un autre chamane, afin d’en faire des enregistrements sonores pour la BBC. C’est ce que Corine Sombrun raconte dans son livre Mon initiation chez les Chamanes (Une Parisienne en Mongolie) paru chez Albin Michel en 2004. Cela dit son séjour d’alors en Mongolie n’était pas totalement dû au hasard. Si on lit son tout premier livre, Journal d’une apprentie chamane, paru en 2002, on apprendra que lors d’un séjour chez un ayahuascuero en Amazonie, où elle était partie suite à la perte d’un être très cher, elle s’était mise à chanter, lors d’une cérémonie sous ayahuasca, des chants diphoniques qu’elle ne connaissait pas du tout, mais qui lui avait indiqué sans qu’elle comprenne pourquoi, la voie vers la Mongolie où est pratiquée cette technique de chant traditionnelle.

 

Ce qui est bien avec Corine, c’est que toute son histoire, depuis le départ et dans chacun de ses livres, elle nous la raconte avec simplicité, beaucoup d’humour, malgré la grande douleur qui en est à l’origine, et aussi une grande humilité. C’est une femme intelligente, sensible, douée, la tête bien sur les épaules et ses livres sont bien loin des ouvrages new-ageux un peu foireux et racoleurs. Ses aventures sont authentiquement extraordinaires, de l’Amazonie à la Mongolie, où elle reviendra tous les ans pour continuer sa formation de chamane, en passant par son face à face avec elle-même à Paris, qu’elle raconte dans Les tribulations d’un chamane à Paris (Albin Michel, 2007), avec toutes les peurs et les doutes que ne pouvait manquer de provoquer ce grand écart entre une culture moderne et une culture puisant ses savoirs au fin fond des âges les plus reculés de l’humanité, mais cependant des savoirs aux conséquences et aux répercussion bien réelles, jusqu’à la rencontre, qui elle non plus n’est pas hasardeuse, avec Harlyn Geronimo, l'arrière petit-fils du célèbre apache qui a lutté pour la liberté des natifs américains à la fin du 19ème siècle et qu’elle raconte dans Sur les pas de Geronimo (Albin Michel 2008). Corine Sombrun fait ainsi office de passerelle entre la Mongolie et les cultures amérindiennes, qui ont sans aucun doute de lointaines origines communes. Aussi, pour en revenir à L’esprit des steppes, après avoir raconté sa propre histoire et les rencontres qui ont suivi, il est naturel que Corine Sombrun ait eu envie de raconter Enkhetuya, de raconter qui est cette incroyable femme chamane qui l’a initiée tout au long de ces années, plusieurs mois par an, au milieu de la steppe et des rennes. Après avoir posé le contexte historique depuis 1915, Corine Sombrun nous entraine donc en 1964, en pleine taïga et en plein communisme, où la petite Enkhetuya âgée de 7 ans, vit avec sa famille, des Tsaatans nomades et éleveurs de rennes. A travers la rude vie de la fillette, puis de la femme au caractère exceptionnel, Corine Sombrun nous raconte aussi le sort de ce peuple nomade, qui en quelques décennies, a basculé d’un mode de vie autarcique identique depuis des millénaires à une société de consommation et de tourisme, subissant les ravages de la télévision et de l’alcoolisme, après avoir traversé non sans mal les persécutions et l’oppression du régime communiste, qui punissait les pratiques chamaniques de la peine de mort. Cependant la mère d’Enkhetuya, elle-même chamane ayant continué de pratiquer dans le secret, voyant que sa fille ne pourrait pas faire autrement que de répondre à l’appel des esprits, sans quoi elle tomberait gravement malade, la fera initier par un vieux chamane. Lorsque Corine bien plus tard, sera amenée chez elle par le chamane Balgir, l’ayant reconnu comme une des leurs, le chamanisme en plus de l’élevage de rennes, sera au contraire devenu un moyen de subsistance pour les Tsaatans, grâce au tourisme, mais les pratiques culturelles encore très présentes  disparaissent cependant à grande vitesse  et c’est aussi le but de ce livre, témoigner d’une culture qui après avoir survécu à 70 ans de communisme, risque de disparaître à jamais, avalée par une mondialisation galopante. Quand Corine Sombrun rencontre Enkhetuya, en 2001, elle « vivait sur la rive ouest du lac Khovsgol, à cent quatre-vingt quinze kilomètres au sud-ouest du lac Baïkal. (…) Les Tsaatans ne comptaient plus alors qu’une trentaine de familles, réparties de part et d’autre de la rivière Shisged. Une population et une culture en voie de disparition, m’avait-on dit. Mais j’étais loin d’imaginer qu’en seulement dix ans, j’allais être le témoin d’un effacement bien plus rapide que celui annoncé par les prévisions les plus pessimistes ».

 

L’écriture de Corine Sombrun a le pouvoir de nous captiver, Les esprits de la steppe se lit et se savoure comme un roman, on pense d’ailleurs à l’écrivain mongol Galsan Tschinag, mais il faut aussi en comprendre l’importance, car justement si la réalité dépasse bien souvent la fiction, il faut que cela puisse aussi faire prendre conscience de l’état du réel et de la nécessité urgente de préserver la richesse des diverses cultures et savoirs de l’humanité. Il faut de même lire les autres livres de Corine Sombrun, si on veut saisir l’envergure de cette aventure à la fois extérieure et intérieure, une aventure qui est loin d’être terminée. Après avoir frappé à pas mal de portes de chercheurs et scientifiques qui lui ont donné des adresses de psychiatres, Corine qui entre temps est passée par l’Alaska où elle a rencontré le chef d’une communauté d’Indiens Athabaskans, a enfin trouvé un chercheur digne de ce nom : Pierre Etevenon, ancien directeur de recherche de l’Inserm, et qui a déjà fait de nombreuses recherches sur l’état du cerveau des méditants et de ce qu’on appelle les « états modifiés de conscience ». Il l’a mise en contact avec d’autres chercheurs, et Corine a dû apprendre à reproduire la transe induite par le tambour chamanique, celui grâce ou à cause duquel elle devient loup, bond et hurlements à l’appui, mais sans tambour, afin de pouvoir être étudiée en laboratoire, ce qu’elle a réussi à faire. La voilà donc maintenant cobaye, car les fait sont là, sous l’effet de la transe Corine a des capacités qu’elle n’a pas dans la vie de tous les jours, et les résultats des premières expériences ayant eu lieu en 2007, qu’elle nous livre à la fin du livre, ne sont que le début du nouvelle histoire à venir, une plongée dans l’esprit humain, dans ces capacités ignorées, le lien entre savoirs immémoriaux et ce que nous sommes aujourd’hui. C’est plus que passionnant, c’est énorme ! Oui Corine Sombrun a un destin hors du commun, son loup fait le pont entre les cultures chamaniques qui nous relient à la source originelle de l’humanité et le monde d’aujourd’hui auquel elle appartient entièrement. Merci à elle d’aider ainsi au ré-enchantement du monde. Nous attendons la suite avec une très vive impatience !

 

 

Cathy Garcia

 

 

 

corine-sombrun.jpgCorine Sombrun passe son enfance en Afrique à Ouagadougou (Burkina Faso). De retour en France elle se consacre à des études de Musicologie, piano et composition. Lauréate de concours nationaux et internationaux, elle obtient une bourse de l’Office Franco Québécois pour la Jeunesse et part à Montréal, étudier auprès de performers multimédia et de compositeurs. En 1999 elle s’installe à Londres, où elle travaille comme pianiste et compositrice : Sacred Voice Festival of London (Création d’une pièce pour piano préparé et percussions iraniennes avec Bijan Chemirani), Drome London Bridge Theater («The Warp», pièce-performance de 24h mise en scène par Ken Campbell), BBC World Service, Turner Price, October Gallery, 291 Gallery, Price Water House Cooper Atrium Gallery… Puis fait des reportages pour BBC World Service, dans le cadre d’un programme sur les religions. En 2001, au cours d’un reportage en Mongolie, le chamane Balgir lui annonce qu’elle est chamane. Dans cette région du monde, les chamanes accèdent en effet à la transe grâce au son d’un tambour spécifique. Un son auquel, lors de cette première expérience, elle réagit violemment, jusqu’à perdre le contrôle de ses mouvements. Pour Balgir, elle a bien les capacités chamaniques et « sa voie » dit-il, sera de suivre leur enseignement pour les développer. Elle va ainsi passer plusieurs mois par an à la frontière de la Sibérie, auprès de Enkhetuya, chamane de l’ethnie des Tsaatans, chargée de lui transmettre cette connaissance. Après huit années d’apprentissage – au cours desquelles elle sera un sujet d’étude pour les anthropologues Lætitia Merli (EHESS, Paris) puis Judith Hangartner (Université de Berne) – elle devient la première occidentale à accéder au statut de Udgan, terme mongol désignant les femmes ayant reçu le « don » puis la formation aux traditions chamaniques. En 2002 elle publie chez Albin Michel le premier récit de ses aventures, Journal d’une apprentie chamane (Albin Michel 2002, Pocket 2004), traduit en plusieurs langues.  Suivront, Une parisienne en Mongolie (Albin Michel 2004, Pocket 2006), Dix centimètres loi Carrez (Belfond 2004), Les tribulations d’une chamane à Paris (Albin Michel 2007, Pocket 2009), Sur les pas de Geronimo (Albin Michel 2008, Pocket 2013) bientôt traduit en américain,  et Les esprits de la steppe (Albin Michel 2012). En 2005 elle part au Nouveau Mexique rencontrer Harlyn Geronimo, medicin-man et arrière petit-fils du célèbre guerrier Apache. Selon une légende Apache en effet, ce peuple serait originaire de Mongolie. Ensemble, ils vont échanger leurs connaissances respectives sur les traditions Apaches et Mongoles et faire un voyage-pèlerinage jusqu’aux sources de la Gila, le lieu de naissance de Geronimo. De ces mois de complicité va naître l’idée du livre  Sur les pas de Geronimo, l’histoire de cette rencontre et l’unique récit de la vie de Geronimo, racontée par l’un de ses descendants directs. Parallèlement à ses voyages d’étude, Corine Sombrun est compositrice pour différentes sociétés de production, donne des conférences et poursuit son travail sur les Etats Modifiés de Conscience. Son expérience dans la pratique de la transe chamanique et sa capacité à l’induire par la seule volonté  intéresse désormais les scientifiques. Elle collabore depuis 2006 avec le Dr Etevenon, Directeur de recherche INSERM honoraire. Il l’a mise en relation avec différents chercheurs dont le but est de découvrir les mécanismes physiologiques liés à cet état de Transe (État de conscience volontairement modifié) et son influence sur le fonctionnement des hémisphères cérébraux. Les premiers résultats (obtenus en 2007 par analyses d’EEGs sous la direction du Pr. Flor-Henry / Alberta Hospital – Canada) ont montré que cette transe chamanique, dont les mécanismes d’action sur le cerveau restent inconnus, modifiait effectivement les circuits du fonctionnement cérébral. En repoussant les limites des connaissances actuelles, ces résultats ont ouvert de nouvelles perspectives et sont à l’origine du premier protocole de recherche sur la transe chamanique mongole étudiée par les neurosciences ; Une tentative d’exploration des phénomènes liés aux capacités du cerveau humain et des fondements neuronaux de la Conscience.

(Source : site de l’éditeur)

 

Site de l’auteur : http://www.corinesombrun.com/