Du gaz de schiste, Shell en veut, et en veut beaucoup. La multinationale pétrolière a mis les moyens pour accumuler d’énormes concessions un peu partout dans le monde. Dans un bref rapport intitulé « Shell : méga-fractureur global », l’organisation anglaise Platform énumérait les investissements de Shell dans le secteur des gaz et pétrole de schiste aux quatre coins du monde : en Amérique du Nord bien sûr, mais aussi en Chine, Argentine, Afrique du Sud, Turquie, Égypte, Tunisie, Algérie, Australie, Ukraine et Russie… « Shell procède à des forages par fracturation hydraulique ou se prépare à le faire dans tous les continents, résume Platform. Ses activités de prospection et d’exploration se sont accompagnées d’une vaste campagne de relations publiques pour atténuer les controverses. »
Les controverses, l’entreprise anglo-néerlandaise, premier groupe pétrolier mondial en chiffre d’affaires [1], y est habituée. Elle a été l’une des premières multinationales à faire l’objet de poursuites internationales pour les violations des droits humains et les destructions environnementales occasionnées par ses activités au Nigeria [2]. Shell est également particulièrement active dans le secteur des sables bitumineux canadiens (lire notre article) et, plus récemment, ce sont ses projets de forages offshore dans l’océan Arctique qui ont suscité l’ire des écologistes. Greenpeace vient de mener avec succès une campagne de grande envergure pour forcer l’entreprise de jouet Lego à abandonner un accord de sponsoring avec Shell en place depuis des décennies.
Double standard
Dans ces conditions, Shell n’a peut-être pas grand-chose à perdre à investir à grande échelle dans le gaz de schiste sur tous les continents, malgré le caractère sulfureux de de cette technologie et sa fâcheuse tendance à susciter l’opposition résolue des populations affectées. L’entreprise fait partie de ces majors européennes, comme Total, qui ont le sentiment d’avoir « manqué » le boom du gaz de schiste américain. Elles y ont investi trop tard, au moment où la bulle se dégonflait, et y ont perdu beaucoup d’argent [3]. Elle ne s’en montre que plus empressée à chercher le « prochain eldorado » du gaz de schiste (pour l’instant totalement illusoire) partout où il pourrait se trouver. Quitte à s’arranger avec les gouvernants pour assurer ses positions, et à repousser à plus tard la prise en compte des risques environnementaux.
Cet activisme tous azimuts à l’étranger contraste avec le profil bas adopté par Shell dans sa patrie d’origine, les Pays-Bas. Une forte mobilisation populaire a permis d’y obtenir un moratoire de fait sur la fracturation hydraulique. Avant de prendre une décision sur un développement éventuel des gaz de schiste dans le pays, le gouvernement néerlandais attend les conclusions d’une grande étude scientifique officielle mandatée sur le sujet. Initialement prévue fin 2014, leur publication vient d’être repoussée à fin 2016... Pendant ce temps, 221 collectivités locales, selon le compte le plus récent, ont officiellement interdit la fracturation hydraulique sur leur territoire. Et selon les derniers sondages, seulement 6% de la population néerlandaise est favorable à l’utilisation de cette technologie aux Pays-Bas !
Il est vrai que Shell n’a jamais sérieusement envisagé chercher du gaz de schiste dans le pays ; la seule entreprise à avoir sollicité des licences pour procéder à des fracturations hydrauliques aux Pays-Bas est une junior, Cuadrilla, également active dans le gaz de schiste outre-Manche (lire notre article). Il en va de même dans l’autre pays où Shell a un siège social, le Royaume-Uni : au contraire de Total, qui a investi (de manière certes très symbolique) dans le gaz de schiste britannique, Shell se tient ostensiblement à l’écart [4]. En coulisses, cependant, selon Ike Teuling des Amis de la terre, Shell s’active pour éviter que les Pays-Bas n’interdisent officiellement la fracturation hydraulique, par crainte que cela ne l’empêche à continuer à s’étendre ailleurs. L’entreprise organise par exemple cette semaine une visite de parlementaires néerlandais sur ses sites de forage aux États-Unis, pour en démontrer la « sûreté » et l’absence de risques environnementaux. Vis-à-vis des journalistes, en revanche, c’est le silence le plus total : Shell refuse quasi systématiquement de répondre à leurs questions à ce sujet.
Le seul pays d’Europe où Shell ait développé pour l’instant des opérations de forage de gaz non conventionnel est l’Ukraine [5]. Les Amis de la terre Pays-Bas se sont rendus sur place fin 2013 et y ont constaté que Shell était loin d’y respecter les exigences environnementales les plus basiques, en totale contradiction avec ses assurances répétées au public et aux dirigeants politiques européens. Ils y ont en effet découvert des bassins ouverts où étaient stockées à l’air libre les eaux usées – extrêmement polluées – issues de la fracturation hydraulique (la vidéo ci-dessous - en langue néerlandaise - inclut plusieurs images de ces bassins). Celles-ci n’étaient séparées du sol que par une bâche en plastique.
Les substances toxiques contenues dans ces eaux usées présentent des dangers pour l’environnement et la santé humaine, à la fois en raison des risques de fuites vers les nappes phréatiques et lors de leur évaporation. L’évaporation à l’air libre des eaux usées issues de la fracturation libère également de grandes quantités de méthane, un gaz à effet de serre très puissant. Pour les Amis de la terre, de telles pratiques sont révélatrices du « double standard » appliqué par Shell : « Shell préfère chercher du gaz de schiste dans les pays où les régulations et leur application ne sont pas aussi strictes qu’aux Pays-Bas. Il est inacceptable qu’une entreprise néerlandaise comme Shell – qui n’oserait jamais s’investir dans le gaz de schiste dans son propre pays – puisse utiliser ces techniques nocives et dangereuses dans d’autres pays [6]. »
Passage en force
L’accord d’exploitation de Shell en Ukraine avait été conclu avec le président Viktor Yanukovych, chassé par la rue fin 2013, et notoirement corrompu. La multinationale néerlandaise est associée, pour ce contrat, à une firme ukrainienne appelée Nadra Yuzivska, propriété à 90% de l’État ukrainien et à 10% d’une société boîte aux lettres apparement liée au clan Yanukovych. L’arrangement ne plaît évidemment pas beaucoup au nouveau régime ukrainien. Shell a d’ailleurs dû cesser toutes ses opérations en Ukraine en juin, la zone de forage étant située dans l’Est du pays, à l’endroit même où se déroulent actuellement les affrontements entre l’armée ukrainienne et les séparatistes [7].
En Ukraine comme ailleurs, la perspective de l’exploitation des gaz de schiste suscite l’opposition des populations directement affectées. De nombreuses municipalités y ont interdit la fracturations hydraulique sur leur territoire. Mais, selon les Amis de la terre, il n’y avait jamais eu de véritable consultation publique. Shell a ses propres moyens de contourner l’opposition populaire, que ce soit en soignant ses relations avec les dirigeants politiques ou en lançant des campagnes agressives de relations publiques pour promouvoir le gaz de schiste et ses bienfaits économiques supposés.
En Algérie et en Tunisie, les gouvernements ont ainsi choisi de favoriser le développement des gaz de schiste sans véritable débat parlementaire ou public, malgré les réticences des scientifiques et de la population. Dans les deux pays, Shell est aux premiers rangs pour obtenir des licences [8]. « Il y a des différences importantes dans la manière dont Shell opère selon les pays, explique Ike Teuling. En Afrique du Sud, l’entreprise a lancée une énorme campagne de relations publiques dans les médias. » Les efforts de propagande de Shell en Afrique du Sud sont allés tellement loin que l’entreprise néerlandaise s’est faite sanctionner par l’autorité de régulation de la publicité, pour son marketing « trompeur » ! « En Argentine par contre, le site web de Shell ne mentionne même pas ses forages de gaz de schiste. »
Quand Shell instrumentalise les conflits raciaux
Dans ce dernier pays, c’est la province de Neuquén, en Patagonie, qui abrite du gaz de schiste. Les concessions y sont octroyées aux multinationales pétrolières par le biais d’une entreprise provinciale créée pour l’occasion, appelée Gas y Petroleo de Neuquén. Une entreprise qui ne publie pas ses comptes et dont la gouvernance est tout sauf transparente, et qui crée en outre une situation de conflit d’intérêt, puisque la province se retrouve en position à la fois de régulateur et de bénéficiaire potentiel du gaz de schiste. Tout comme Total (à laquelle elle est d’ailleurs associée sur certaines concessions), Shell met à profit les lacunes juridiques ou les conflits entre administrations pour forer des puits non conventionnels dans des zones naturelles protégées (lire notre article). Les habitants traditionnels des concessions de Shell ne disposant pas de titres formels sur la terre, l’entreprise fait comme s’ils n’existaient pas.
En Afrique du Sud, Shell va plus loin encore puisqu’elle semble attiser délibérément les tensions raciales dans la région du Karoo, où elle détient une concession sur une zone de près de 90 000 kilomètres carré. Le Karoo abrite en effet de grandes exploitations d’élevage extensif, dont les propriétaires blancs ont été les premiers à se mobiliser contre les projets d’exploitation d’hydrocarbures non conventionnels. Shell n’a pas hésité à embaucher certains employés noirs de ces exploitations pour qu’ils aillent porter la bonne parole du gaz de schiste dans leurs communautés, en présentant la fracturation hydraulique comme une grande cause « noire ». L’efficacité de cette tactique reste limitée, dans la mesure où les organisations sociales noires militant pour la réforme agraire dans le Karoo, les évêques locaux et les indigènes Khoi et San, entre autres, se sont tous prononcés contre le gaz de schiste. Mais le gouvernement sud-africain, lui, y est largement favorable. Il faut dire que Shell a fait préparer un rapport promettant la création de 700 000 emplois si on l’autorisait à forer. L’entreprise néerlandaise n’attend plus que la promulgation officielle de régulations spécifiques à l’extraction de gaz de schiste pour se lancer.
L’eau, objet de toutes les inquiétudes
La plupart des régions où Shell cherche du gaz de schiste ont un point commun : elles manquent d’eau. Le Karoo en Afrique du Sud, la province de Neuquén en Patagonie argentine, l’Australie, l’Algérie et la Tunisie sont des régions sèches, dont les faibles ressources en eau sont vitales pour assurer l’approvisionnement en eau potable de la population et les activités agricoles existantes. Or la fracturation hydraulique requiert d’énormes quantités d’eau : plusieurs millions de litres par opération de forage. De quoi se poser des questions sur la manière dont Shell et ses consœurs pourront parvenir à y développer le gaz de schiste à grande échelle. Elles entretiennent sur la question un flou artistique, tout en assurant haut et fort qu’elles n’utiliseront jamais de sources d’eau servant à l’approvisionnement en eau potable ou à l’irrigation.
Pourtant, en Argentine, les études d’impact environnemental de Shell et Total omettent délibérément de préciser – comme c’est théoriquement requis – d’où provient leur eau et comment elles vont la traiter. De sorte qu’elles peuvent s’exonérer, par un simple « oubli », d’appliquer réellement les régulations apparemment strictes mises en place par la province de Neuquén, qui interdisent d’utiliser de l’eau issue de nappes phréatiques potables pour la fracturation [9]. Or Shell détient deux concessions importantes à proximité des lacs Mari Menuco et Lors Barreales, principales sources d’approvisionnement en eau potable de la zone, et à proximité d’une riche région horticole et vinicole alimentée par les eaux de la rivière Neuquén. Pire encore, les Amis de la terre signalent le cas d’une famille habitant dans une concession de Shell sans connexion au réseau d’eau potable, et à laquelle l’entreprise a néanmoins formellement interdit d’utiliser le réservoir d’eau douce qu’elle avait fait installer à proximité de chez eux...
La situation en Afrique du Sud est encore plus incertaine. La Karoo est situé juste au Sud du Kalahari... Non seulement les ressources en eau y sont extrêmement rares, mais, contrairement à la province de Neuquén où est déjà exploité du gaz conventionnel, l’Afrique du Sud est dépourvue de toutes les infrastructures nécessaires pour développer le gaz de schiste : ni moyens d’accès, ni gazoducs, ni installations d’export ou de liquéfaction. Même les résidences sud-africaines n’ont pas d’arrivée de gaz ! Interpellée sur le problème de l’eau, Shell se contente de vagues déclarations sur la possibilité d’utiliser de l’eau de mer dessalée, ce qui semble totalement irréaliste pour une simple raison de coût. Avec toutes ces dépenses supplémentaires, l’exploitation du gaz de schiste du Karoo pourra-t-elle jamais être économiquement viable [10] ? « C’est typique de la manière dont Shell aborde le gaz de schiste, souligne Ike Teuling. C’est comme une loterie. Ils estiment que si jamais ils trouvent des milliards de mètres cube de gaz exploitables, avec une concession de plusieurs milliers de kilomètres carrés comme au Karoo, alors ils auront les moyens de trouver des réponses aux autres questions. »
Pour toutes ces raisons, les Amis de la terre ont décidé de nominer Shell aux prix Pinocchio 2014, dans la catégorie « Une pour tous, tout pour moi ! », visant « l’entreprise ayant mené la politique la plus agressive en terme d’appropriation, de surexploitation ou de destruction des ressources naturelles ». Les votes sont ouverts jusqu’au 17 novembre sur le site des Prix Pinocchio.
Olivier Petitjean
Cet article est publié simultanément par Basta ! et l’Observatoire des multinationales dans le cadre de leur partenariat avec les Amis de la terre sur les Prix Pinocchio.
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Photo : CC Sibylle Rüstig