TRIBUNE

Après avoir détruit les bouddhas de Bamiyan, les tombeaux de grands saints de Tombouctou, les salafistes détruisent à présent des mausolées en Libye. De l’Afghanistan au Mali, une même rage vengeresse semble accompagner partout le triomphe de ces mouvements qui s’attaquent non seulement aux symboles de l’Occident mais aussi à ceux de l’islam traditionnel et du soufisme. C’est d’autant plus paradoxal que la charia interdit la profanation des tombes et que les visites pieuses dans les cimetières et notamment sur les tombeaux des saints font partie intégrante des actes de dévotion dans l’islam traditionnel. Mais qui sont ces salafistes ?

 

Il s’agit de mouvements inspirés de la doctrine du wahhabisme développée au XVIIIe siècle par le théologien Abdel Wahhab. Cette doctrine littéraliste et rigoriste a été adoptée et soutenue par Mohammed ibn Seoud, l’aïeul de l’actuelle famille régnante en Arabie Saoudite. Elle est donc devenue une doctrine officielle et un instrument idéologique utilisé pour exercer une influence sur le monde musulman. Elle a été fermement combattue par l’islam érudit des oulémas ainsi que par les théologiens soufis. Mais elle sert aussi à présent de paravent à des groupes violents et délinquants.

Ceux qui se désignaient comme wahhabites ont préféré récemment choisir le vocable plus honorable de salafistes (de l’arabe salaf, «ancêtre») évoquant les premiers temps de l’islam. Salafisme et wahhabisme sont donc issus de la même matrice, même s’il existe ici aussi des nuances nombreuses dans les mouvements qui s’en réclament.

Les oppositions doctrinales entre islam soufi et wahhabisme ont porté sur des questions décisives : unicité de Dieu, intercession, validité des actes d’adoration ou de dévotion, légitimité des écoles juridiques traditionnelles. Par exemple, tous les musulmans considèrent que Dieu est unique mais si les soufis insistent sur les attributs ou les manifestations de Dieu, les wahhabites interprètent cette unicité dans un sens exclusif et littéraliste.

Pour les soufis, le Prophète et les saints peuvent être des intercesseurs auprès de Dieu. Ils peuvent transmettre une demande de grâce, un souhait, une prière, d’où les visites pieuses sur les tombeaux y compris celui du prophète Mohammed.

Pour les wahhabites, il s’agit là d’une forme d’«associationnisme» - le fait d’associer quelqu’un à Dieu - qui est considéré comme le péché capital par excellence. D’où l’insistance et la volonté farouche de détruire les tombeaux des saints qui sont des lieux de pèlerinage et de dévotion. Cette destruction peut aller jusqu’aux livres et manuscrits jugés contraires à la doctrine wahhabite, c’est-à-dire une grande part de l’héritage culturel de l’islam. Des vieux manuscrits de poésie, de médecine ou d’histoire et de sciences sont sciemment détruits. Cette doctrine représente donc un danger pour une partie de l’héritage culturel de l’humanité. Pour les soufis, l’islam représente moins une religion particulière s’opposant à d’autres religions que la condition existentielle de l’humanité tout entière, créée par Dieu et donc «soumise» à Lui. Pour les salafistes, l’islam est une, sinon la seule, religion acceptable à l’exclusion des autres.

Le soufisme joue traditionnellement un rôle de médiation et de paix dans les conflits, y compris avec l’Occident, et reste capable de s’opposer aux salafistes sur les plans politiques et doctrinaux. Toutes ces destructions de lieux saints sont cependant loin d’être une nouveauté. La plupart des lieux historiques concernant le prophète Mohammed, sa famille et ses compagnons ont été détruits en Arabie Saoudite. Plus de 500 lieux historiques ont été rasés et c’est arrivé parfois en Bosnie après la guerre avec la Serbie quand des fonds saoudiens étaient utilisés pour des projets de reconstruction. Pour les soufis, le wahhabisme est une doctrine antitraditionnelle qui s’attache à détruire l’islam de l’intérieur en s’attaquant aux dimensions émotives, dévotionnelles et spirituelles des musulmans. Les projets de destruction les plus fous s’expriment parfois. Il en est ainsi des pyramides, du Sphinx et même du tombeau du Prophète. C’est dire le particularisme du salafisme et la nécessité de le distinguer nettement de l’islam traditionnel.

Le salafisme est une idéologie totalitaire instrumentalisant la religion, justifiant la violence et l’oppression, instaurant la peur et servant les intérêts d’Etats ou de mouvements utilisant la contrainte physique. En détruisant les tombeaux, il s’agit de tenter d’éradiquer le soufisme, visage éclairé d’un islam humaniste et ouvert, souvent considéré comme son cœur spirituel. Il s’agit de détruire la mémoire d’une civilisation faisant partie de l’héritage commun à toute l’humanité.