En seulement quelques années, la connaissance neurobiologique et neurochimique de la structure et du fonctionnement de notre cerveau a fait de tels progrès que des scénarios qui auraient relevé, il y a à peine 10 ans, de la science-fiction sont aujourd’hui en train de se réaliser, sans que le grand public n’ait encore pleinement conscience des bouleversements médicaux mais également sociaux, politiques, juridiques et éthiques qui en résultent.
Si nous avons tous pu nous émerveiller devant les dispositifs d’interface et de commandes cérébrales qui fleurissent depuis quelques années dans de nombreux laboratoires et qui permettent à des personnes lourdement handicapées de commander directement par la pensée des ordinateurs ou des prothèses robotisées, nous devons toutefois nous interroger sur d’autres aspects de ces fulgurantes avancées scientifiques qui présentent un risque tout à fait réel de manipulation et d’asservissement de l’être humain.
En juin 2011, une étude réalisée par des chercheurs américains des Universités de Caroline du Sud et de Californie avait fait grand bruit. Ces scientifiques avaient en effet réussi à mettre au point un implant cérébral utilisé sur des rats de laboratoire qui a permis de rétablir des souvenirs perdus (Voir IOPSCIENCE).
Ces scientifiques, dirigés par Sam Deadwyler, avaient en outre montré que si l’implant était utilisé sur un rat n’ayant pas de problème de mémoire, le dispositif était capable de renforcer ou d’améliorer leur capacité de mémorisation.
En septembre 2011, une nouvelle étape est franchie quand des chercheurs japonais, dirigés par Shinji Nishimoto, parviennent, à l’aide un scanner et d’un ordinateur, à décrypter des signaux cérébraux et à retrouver les images d’un film visionné par trois sujets (Voir CELL).
En janvier 2012, une équipe de recherche américaine de l’Université de Berkeley, dirigée par Brian Pasley, va encore plus loin dans le contrôle du cerveau humain en décodant des mots, pensés par les participants à une étude.
En plaçant des électrodes à la surface du lobe temporal supérieur de 15 sujets, ces chercheurs ont pu enregistrer leur activité neuronale pendant qu’ils écoutaient des mots et phrases pré-enregistrés. Les scientifiques ont ensuite réussi à retrouver ces mots en analysant les ondes cérébrales de ces sujets à l’aide d’un logiciel spécifique (Voir PLOSBIOLOGY).
En septembre 2012, une autre équipe de recherches américaine a réussi à « greffer » des souvenirs artificiels à des portions de cerveau prélevées sur l’encéphale de rongeurs (Voir NATURE).
Dirigés par Ben W. Strowbridge et Robert A. Hyde, ces scientifiques de la Case Western Reserve University School of Medicine de Cleveland (Ohio), ont réussi pour la première fois à stocker des souvenirs artificiels à court terme dans l’hippocampe de plusieurs rats.
Les chercheurs ont pu montrer ensuite que les circuits neuronaux impliqués dans ce processus étaient capables de mémoriser l’information ainsi créée pendant plus de 10 secondes.
Ces travaux ont également pu montrer qu’un type particulier de cellules cérébrales, les « cellules granules semilunaires », jouaient un rôle-clé dans ce type de mémorisation.
Bien entendu, ces recherches présentent un grand intérêt sur le plan de la connaissance fondamentale du cerveau mais également en matière thérapeutique, pour essayer de proposer des traitements plus efficaces aux patients souffrant de graves troubles de la mémoire provoqués par des maladies neurodégénératives, comme la maladie d’Alzheimer.
Enfin, il y a quelques semaines, une autre expérience fascinante a été présentée par des chercheurs néerlandais de l’université d’Utrecht (Voir EUROJNLOFPSYCHOTRAUMATOL).
Ces scientifiques ont travaillé sur un contingent de soldats néerlandais qui ont rempli différentes missions en Afghanistan au cours de ces cinq dernières années. La finalité initiale de ces recherches était l’étude des facteurs provoquant le « stress post-traumatique », un état d’angoisse particulier qui s’installe chez certains militaires gravement affectés par les situations violentes qu’ils ont dû vivre sur le terrain des opérations militaires.
Dans le cadre de ce travail, les 200 soldats qui avaient fait l’objet d’un premier entretien avant leur départ en mission, ont été soumis à un « débriefing » quelques semaines après leur retour.
Officiellement, cet entretien était simplement censé permettre l’évaluation du niveau de stress ressenti par ces militaires. Mais en fait, tout au long de l’entretien, les chercheurs ont savamment distillé de fausses informations se rapportant à des événements qui n’avaient pas eu lieu mais qui auraient tout à fait pu se produire dans ce contexte de guerre. Ce « faux souvenir » faisait mention d’une attaque terroriste du camp où se trouvaient basés ces militaires, la veille du Nouvel An.
Six mois après cet entretien, ces soldats ont à nouveau été convoqués au motif de passer une nouvelle évaluation de routine. C’est alors que les chercheurs ont été stupéfaits de constater que 26 % de ces militaires évoquaient spontanément cette attaque terroriste en étant manifestement persuadés qu’ils avaient bien vécu cet événement.
Cette expérience est réellement impressionnante car elle montre qu’un faux souvenir peut être instillé de manière judicieuse au moment opportun et peut-être mémorisé à long terme et approprié pleinement par le sujet.
Il y a quelques jours, dans la revue du MIT, un long article, intitulé « Modifier la mémoire » a fait le point sur les dernières recherches d’une équipe de neurobiologistes américains du Mount Sinai School of Medicine, dirigée par Daniela Schiller (Voir MIT).
Cette équipe de recherches affirme, en s’appuyant sur ses derniers travaux, que les souvenirs, même les plus solides, ne sont pas fixés une fois pour toutes dans le cerveau et s’apparentent à des structures souples qui doivent être reconstruites à chaque fois qu’elles sont sollicitées.
Selon ces recherches, une modification programmée de certains souvenirs et même une production de souvenirs artificiels pourrait constituer une nouvelle voie thérapeutique très prometteuse pour prendre en charge de lourdes pathologies psychiques ou certains troubles plus communs mais néanmoins invalidants.
Ces chercheurs ont développé une théorie neurobiologique selon laquelle il est possible de modifier le contenu et l’impact émotionnel d’un souvenir en y ajoutant de manière soigneusement coordonnée, sur le plan temporel, certaines informations qui en transforment le contexte général.
Cette approche est notamment développée dans un article de référence publié en janvier 2010 dans la revue Nature par les chercheurs Daniela Schiller, Joseph E. LeDoux et Elizabeth A. Phelps. Ces scientifiques y développent leur thèse et montrent que les souvenirs, loin d’être figés, sont en fait reconstruits et réécrits à chaque fois qu’ils sont remémorés par le sujet (voir NATURE).
Ces chercheurs montrent également qu’il est possible d’atténuer, de modifier et parfois de supprimer le souvenir d’un événement traumatisant en instillant certaines informations dans une fenêtre temporelle étroite suivant la remémoration de cet événement.
Cette théorie s’appuie sur plusieurs décennies de recherche qui ont permis de défricher le mécanisme complexe et à niveaux multiples de la mémoire et de comprendre comment s’effectue la consolidation des souvenirs au niveau des réseaux de neurones et des échanges de protéines.
Selon ce nouveau cadre théorique, plusieurs types de mémoire coexistent et correspondent à différentes fonctions reposant sur différents mécanismes biologiques et utilisant des réseaux neurones spécifiques.
Il existerait ainsi une mémoire «épisodique», centrée sur le souvenir d’événements passés particuliers, une mémoire «procédurale», concernant pour sa part la capacité de se rappeler certaines séquences motrices très utiles dans la vie quotidienne (faire du vélo, effectuer un créneau en voiture, ouvrir un nouveau dossier sur son ordinateur, etc…) et une mémoire émotionnelle, liée à des expériences qui peuvent être physiquement ou psychiquement désagréables ou traumatisantes.
Mais ce qui est remarquable, c’est que ces recherches montrent qu’il est possible de leurrer la mémoire émotionnelle, même sans recourir à l’utilisation de molécules thérapeutiques qui vont bloquer la synthèse des protéines impliquées dans ces traces mémorielles.
Thomas Agren et ses collègues de l’Université d’Uppsala en Suède ont ainsi confirmé en 2012 qu’il était possible de modifier ou d’effacer certains souvenirs en utilisant le levier de la mémoire émotionnelle. Ces modifications de la mémoire au niveau de l’amygdale ont d’ailleurs été confirmées par l’imagerie cérébrale.
Des chercheurs chinois de l’université de Pékin, dirigés par Yan-Xue Xue, ont pour leur part réussis à manipuler la mémoire de certains toxicomanes, sans utiliser la voie chimique, dans le but de réduire leur addiction à la drogue et de leur permettre un sevrage plus efficace.
Daniela Schiller souligne avec beaucoup d’arguments et de conviction que nos souvenirs ne cessent d’être transformés et réactualisés à chaque fois que nous les évoquons, un peu à la manière d’un scénario de film qui serait sans cesse réécrit.
Cette scientifique reconnue insiste également sur la nature multidimensionnelle de la mémoire, un phénomène dynamique qui ne peut en aucun cas se réduire à des échanges biochimiques et comporte une dimension affective, émotive et symbolique irréductible qui nous conduit à refabriquer en permanence nos souvenirs en les inscrivant dans notre propre histoire relationnelle.
Nous rejoignons ici la théorie de « l’inscription corporelle de l’esprit » développée depuis plus de 20 ans par le grand neurobiologiste américain Antonio Damasio.
Mais ces recherches récentes, quoiqu’enthousiasmantes et fascinantes sur le plan de la connaissance fondamentale de notre cerveau, posent également de redoutables questions morales, sociales et politiques qu’il va nous falloir affronter sous peine de risquer des dérives de grande ampleur.
On voit bien en effet quel immense pouvoir de contrôle et de manipulation vont conférer ces techniques à ceux qui les maîtriseront, qu’il s’agisse de pouvoirs politiques autoritaires, de pouvoirs économiques, de pouvoirs religieux ou de pouvoirs médiatiques.
Ces techniques sont en effet d’autant plus redoutables qu’elles pourraient produire leurs effets à grande échelle sur certains groupes, ou même sur toute une population, sans que les personnes visées puissent en avoir clairement conscience.
Or, il devient non seulement envisageable, dans un futur relativement proche, de lire dans les pensées, à l’insu d’une personne, ce qui est déjà très inquiétant mais il sera sans doute également possible de modifier en profondeur ce qui constitue notre identité, c’est-à-dire nos souvenirs et notre mémoire.
De telles manipulations posent en outre des problèmes moraux et juridiques considérables : quelqu’un pourra-t-il être encore considéré comme responsable de ses actes à partir du moment où, à son insu, le souvenir de certaines de ses actions aura été modifié ou effacé ?
A contrario, en implantant chez certaines personnes fragiles certains types de souvenirs, on disposera d’un moyen de manipulation et de conditionnement absolument redoutable, dans l’hypothèse où ces techniques seraient utilisées en dehors d’un strict cadre thérapeutique et sans contrôle démocratique ou garde-fous éthiques.
Et même en restant dans la perspective d’une utilisation médicale, comment ne pas voir qu’il sera très difficile, en disposant de moyens aussi puissants de manipulation psychique, de ne pas succomber à certaines formes d’eugénisme visant à « améliorer » des performances mentales et cognitives.
Il faut bien entendu se garder de « jeter le bébé avec l’eau du bain » et ne pas tomber dans l’écueil d’une technophobie sans discernement qui pourrait conduire au rejet violent et global de ces nouveaux outils, même lorsqu’ils ont une réelle efficacité thérapeutique pour soulager de nombreuses pathologies très invalidantes.
Mais il faut également ne pas pécher par excès de naïveté et d’angélisme et être bien conscient que toutes les formes de pouvoir et tous les groupes d’intérêts voudront, avec les meilleures intentions du monde, disposer de ces nouveaux moyens.
Il y a plus de 12 ans, alors que ces techniques étaient encore balbutiantes mais qu’on pouvait néanmoins déjà en imaginer le potentiel, j’avais proposé (voir RT Flash) que soit mise en place, parallèlement au cadre de réflexion bioéthique, une réflexion « neuroéthique », destinée à permettre la création d’instruments de contrôle démocratique pour ces nouvelles technologies neuroactives et à réfléchir sur les conséquences éthiques de ces avancées scientifiques extraordinaires.
Les progrès qui ont été bien plus rapides que prévu, tant en matière théorique que technique, dans la connaissance du cerveau humain et les moyens d’influer sur son fonctionnement, montrent que le moment est aujourd’hui venu d’ouvrir sans tarder cette réflexion autour d’un vaste débat démocratique et moral.
C’est à cette condition que nous parviendrons à rendre socialement et humainement acceptables ces avancées vertigineuses et à faire en sorte qu’elles demeurent au service de l’homme et ne deviennent jamais les outils de son asservissement.
Un article de René TRÉGOUËT, Sénateur Honoraire et fondateur du Groupe de Prospective du Sénat