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La poésie n’a rien à voir avec la beauté et encore moins avec la mièvrerie. Intransigeante, elle est surtout un moyen politique d’être contre, contre le repliement identitaire, la folie consumériste et technocratique.
Résistances poétiques, c’est le débat qui réunira Edgar Morin, Isabelle Autissier et Erri de Luca, mercredi 6 novembre à Paris, dans le cadre du Forum Libération «Finance solidaire : des idées et des actions pour changer la société».
Tribune. Nous n’avons jamais été heureux.
Le monde n’a jamais été doux, harmonieux et apaisé. Les passés idylliques sont de purs fantasmes. La nostalgie du jardin d’Eden est un leurre naïf et presque dangereux.
Pourtant, la violence froide et insidieuse de notre temps ne peut pas ne pas frapper. Violences aux réfugiés, violences aux précaires, violences aux femmes, violences aux minorités, violences aux manifestants, violences à l’espoir, violences à chaque ébauche de différence… Et, bien évidemment : violence à la vie, à la nature, à l’avenir. Désastre écologique avéré, désastre éthique suspecté, désastre esthétique consommé.
Face à l’extinction massive en cours - plus de la moitié de la vie sauvage a déjà été éradiquée en quelques décennies - il serait vital de nouer de nouvelles alliances, d’inventer des solidarités impromptues, de voir émerger d’inévidentes connivences, de travailler aux modes de partage. Le temps devrait être au déploiement d’un activisme «fractal» qui affronte l’immensité disséminée de la métacrise en cours. Tout au contraire, fleurissent partout le repliement identitaire, la crainte de l’étranger et de l’étrangeté, la peur de l’altérité, la folie consumériste et technocratique, le désir simultané de soutenir les libertés prédatrices et d’endiguer les libertés émancipatrices.
Reste le choix d’être poète.
La poésie n’a rien à voir avec la beauté. Moins encore avec le charme mièvre de quelques douces métaphores ou de tendres allégories. Elle n’est ni un divertissement ni une distraction. La poésie, c’est la précision. La poésie, c’est à la fois la maîtrise souveraine de la grammaire, l’humble soumission à la syntaxe, et le droit - presque le devoir - de pourtant réinventer la langue à chaque strophe. La poésie, c’est l’implacable nécessité d’un agencement qui déconstruit en respectant. C’est le choix d’une immense cohérence locale conjuguée avec une espiègle errance globale.
Se faire poète, ici, ça ne signifierait évidemment pas nécessairement écrire des vers. Cela engagerait avant tout à travailler la matrice sémantique et sémiotique pour ouvrir au questionnement tous les construits que nous avons confondus avec des donnés.
La résistance poétique est intransigeante. Elle se dessine au scalpel. Elle est rigoureuse et pointilleuse. Elle cherche à connaître et à comprendre. Elle n’ignore rien des règles ni des codes. Elle débute par une exploration patiente et savante du réel.
Mais elle s’autorise aussi à tout interroger. Elle n’a pas peur de l’ailleurs. Elle n’est pas contrainte par les carcans d’une pensée héritée. Elle tente d’exister, c’est-à-dire de s’extraire, de se désarrimer. Elle ose remettre en cause ce qui n’était jusqu’alors pas même questionable. Elle jubile face à l’incroyable.
Tenter aujourd’hui «d’infléchir» notre fonctionnement systémique pour entamer une «transition» n’a aucune chance de fonctionner et ne présente aucun intérêt fondamental.
C’est l’entièreté de notre manière d’habiter l’espace, de hiérarchiser nos priorités, d’envisager nos réjouissances, de condamner nos agressions, de considérer nos alter ego humains et non humains qu’il faut revoir. C’est d’une révolution qu’il est question. Comment cesser de voir la nature comme une simple ressource ? Comment penser au-delà de nos intérêts à court terme ? Comment outrepasser notre propension à confondre des choix contingents avec un ordre nécessaire ? Et plus profondément encore : comment renverser le sens même de ce qui est indûment ressenti comme mélioratif ? Le défi est immense, incommensurable à tout autre.
Le poétique s’invite dans le jeu non pas au titre de décoration ou de raffinement mais en tant qu’élément essentiel : sans redéfinition des attentes et des possibles, les évolutions demeureront dérisoires. Les violences les plus insidieuses et les plus dangereuses sont presque toujours celles qui n’ont pas encore été identifiées comme telles. Il faut être poète pour penser hors de l’ordre et déceler l’arbitraire de ce qu’une tradition pluriséculaire fait nécessairement apparaître comme inéluctable.
Si nous restons prisonniers de nos vieux critères, il n’y aura aucune issue. Remettre en cause la croissance illimitée, la prédation décomplexée, la xénophobie revendiquée, l’indifférence assumée, l’arrogance affichée, demande bien plus qu’une évolution : il s’agit de changer de paradigme. C’est toute notre image du monde qui est ici en jeu. Il ne saurait être suffisant, ni même signifiant, d’inventer de nouvelles manières de satisfaire nos vieux démons : il est vital de réenchanter un tout autre «habiter l’espace». Qui ne renie ni les savoirs ancestraux ni les découvertes scientifiques. Mais qui s’autorise - à titre expérimental - toutes les ruptures, toutes les fractures. La langue n’est pas neutre : renommer la croissance du PIB en «taux de divergence suicidaire» aurait sans doute quelques conséquences sur nos ressentis, nommer «autoterrorisme intérieur» notre décision implicite de n’offrir aucun avenir vivable à nos enfants pourrait éveiller quelques consciences. Les mots comptent.
Le poète ne se laisse pas intimider par la dictature malveillante d’une pensée oppressive qui tue chaque possible alternative avant même son éclosion. Comprendre et clamer que le réel pourrait être autre, esquisser l’inchoatif des ramifications avortées, exhiber les modes des mondes manqués constitue le cœur dur de la poésie en acte.
Le poète refuse l’unicité du prisme. Même s’il est révolutionnaire, même s’il est solidaire, même s’il est salutaire. User d’une seule grille de lecture relève nécessairement d’une atrophie radicale. Le subtil démissionne dès que le pullulement est réfuté. Le monde est «plus d’un» de dedans et la pensée échoue tout autant quand elle gomme la multiplicité que quand elle omet la déconstructibilité.
Les résistances poétiques doivent maintenant se disséminer, se déterritorialiser, se chaotiser, se diffracter et s’infecter mutuellement. Il est question d’écriture mais aussi de pensée, de regard, de ressenti, de geste, d’engagement, de désir, de plaisir. Le vivre poétique est tout sauf triste, étriqué et nostalgique. Il est transgressif, précis et aventureux, par essence. Il peut aussi devenir enchanteur, libérateur et salvateur. Par choix.
La dictature parfaite serait une dictature qui a les apparences de la démocratie, une prison sans murs dont les prisonniers ne songeraient pas à s'évader. Un système d'esclavage où, grâce à la consommation et au divertissement, les esclaves auraient l'amour de leur servitude
« Je prends en ce jour la décision de démissionner publiquement à travers cette lettre ouverte ! »Jérémy Désir est un « quant », un mot utilisé dans le milieu de la finance pour désigner un analyste quantitatif. Toujours pas clair ? Les quants, ce sont des ingénieurs spécialisés dans l’application de méthodes mathématiques et statistiques de haut vol à des problèmes de gestion financière. Vulgairement : maîtriser les chiffres pour maximiser les profits. Hier encore, l’homme travaillait au siège de la banque HSBC au département des risques, une position prestigieuse dans le milieu de la finance.
Mais voilà, le décalage entre la réalité de la crise écologique et les objectifs de l’entreprise et du milieu financier en général était devenu trop lourd que pour être humainement supportable. Dans sa lettre, il dénonce la passivité grossièrement déguisée de son employeur, HSBC. Il accuse de l’intérieur les manœuvres des puissances financières pour « maintenir cet obscurantisme capitaliste meurtrier ».
Mais il ne s’arrête pas là. L’expert livre surtout un rapport de 50 pages décrivant l’inadéquation criante de la réponse des banques à la crise climatique et ce pourquoi on ne sauvera plus l’humanité en préservant le statut quo.
Un document important qu’il avait précédemment remis à sa hiérarchie, sans effet. L’employé a donc décidé de rendre ce rapport disponible en téléchargement libre. On y trouve « un condensé de faits et d’analyses indiscutables sur l’urgence de notre nécessité d’agir drastiquement avec courage » selon ses mots. Une véritable mine d’or d’informations et surtout une critique systémique des institutions invitant à un changement profond de civilisation et de ses structures économiques dévastatrices.
Ce lundi 29 Juillet 2019, le jour du dépassement mondial, Jérémy Désir prenait donc la décision de démissionner publiquement. Voici sa « Lettre ouverte à l’humanité » telle qu’il nous la livre.
Lettre ouverte à l’humanité
Le capitalisme est mort. Et bien que ces terres encore vierges sur le point d’être broyées, que ces vies encore fragiles sur le point d’être noyées, ne verront peut-être jamais éclore leur lendemain, le capitalisme est bel et bien mort dans son essence, en tant que concept et force structurante de nos affects. Plus vite rendrons-nous les armes avec humilité devant cette incontournable réalité, plus densément la vie dans sa diversité aura de chances de se régénérer. La démonstration ? Bien entendu, l’essor du capitalisme est indissociable des premières formes d’échange mondialisé, dont la plus marquante fut l’esclavage professionnalisé du commerce triangulaire entre l’Europe, les côtes d’Afrique de l’Ouest et l’Amérique. Le capitalisme s’est ensuite imposé comme structure dominante de nos civilisations avec la Révolution Industrielle. Les conceptions économiques, ou courants idéologiques, qui l’ont théorisé se sont exprimés en 1776 avec la Richesse des Nations d’Adam Smith, acte intellectuel fondateur du libéralisme. La « main invisible » y est postulée comme « mécanisme d’autorégulation induit par la rencontre d’une offre et d’une demande sur des marchés décentralisés », et où le point aveugle de l’œuvre tient dans l’omission de l’esclavage, quand bien même ce soit la source principale d’enrichissement des marchands de Glasgow chez qui le professeur Smith vient apprendre l’essentiel de ce qu’il sait en économie. Ce qui fait écrire à Gaël Giraud qu’«autrement dit, la « main invisible » est une main de couleur noire, restée invisible aux yeux de l’analyste « éclairé » que fut Smith.»
Depuis lors, le capitalisme et ses différents courants de pensée libérale, s’est reposé sur trois piliers fortement inter-dépendants :
La propriété privée, notamment des moyens de production; Le libre échange sur des marchés; La concurrence libre et non faussée. Des siècles durant, de Proudhon à Makhno, en passant par Pelloutier ou Ferrer, à la fois créateurs de concepts et de pratiques de solidarité, de réciprocité et de complémentarité, c’est depuis les rangs des libertaires, artisans de la désobéissance civile jusqu’aux luttes révolutionnaires, que se sont dessinés les premières critiques radicales du capitalisme, et arrachées avec violence les premières revendications sociales d’une société humaine plus juste. Ces artisans de la dénonciation et de la destruction méthodiques du capitalisme sont héroïques à plusieurs égards, mais se distinguent d’après moi pour l’avant-gardisme presqu’exclusivement intuitif de leur résistance contre ce système d’oppression totalitaire.
Aujourd’hui, les crises écologiques et climatiques sans précédent affrontées par le vivant, dont l’humanité, ont été modélisées, étudiées et confirmées depuis près de 50 ans. L’état le plus avancé de la recherche scientifique est capable de lire cette altération durable de notre planète dans l’atmosphère, dans les sédiments, dans les roches et dans les glaces. Pour la première fois dans son histoire, l’homme est en mesure de connaître avec une unanimité internationale les causes précises de sa proche extinction, mais aussi les trajectoires à suivre drastiquement s’il veut l’éviter. En Novembre 2018, le Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat (GIEC), a publié un rapport spécial sur les effets du réchauffement de la planète de 1,5 °C au-dessus des niveaux préindustriels et les voies d’émission de gaz à effet de serre (GES) connexes, dans le contexte du renforcement de la réponse mondiale à la menace du changement climatique, du développement durable et des efforts visant à éliminer la pauvreté. Ce rapport répond à l’invitation des 195 pays membres de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC), contenue dans la décision de la 21e Conférence des Parties (COP 21) pour adopter l’Accord de Paris signé en Décembre 2015.
Les recommandations de ce dernier rapport sont saisissantes, presque révolutionnaires, pour quiconque prenant la peine d’en comprendre les conséquences, malgré des tournures suffisamment policées pour être reprises par toutes les plus hautes instances du capitalisme, au premier rang desquelles se trouvent les banques. C’est à cet instant que s’est figée la contradiction dont elles ne pourront plus sortir, car enfermées dans un contexte de neutralité des émissions totales de CO2 d’ici 2050 auquel elles ont officiellement adhéré:
« D.7.1. Des partenariats impliquant des acteurs non étatiques publics et privés, des investisseurs institutionnels, le système bancaire, la société civile et les institutions scientifiques faciliteraient les actions et les réponses permettant de limiter le réchauffement climatique à 1,5°C (très grande confiance). » En 2014, le GIEC écrivait déjà dans ses recommandations que:
« L’atténuation efficace du changement climatique ne sera pas atteinte si chaque agent (individu, institution ou pays) agit indépendamment dans son propre intérêt égoïste (voir Coopération internationale et échange de droits d’émission), ce qui suggère la nécessité d’une action collective. » Les révolutions conceptuelles du GIEC que l’on peut déduire sont doubles: (1) les sciences naturelles peuvent et doivent produire des recommandations aux dimensions sociale et humaine, en se basant sur ses constats physiquement mesurables (2) le partenariat et l’action collective, nécessaires à un très haut degré de confiance par la communauté scientifique internationale, sont incompatibles avec le troisième pilier du capitalisme: la compétition libre et non-faussée. Déroger à cette règle est explicitement illicite dans le secteur bancaire alors que le GIEC suggère à demi-mot son abolition immédiate via une coopération internationale. Le récent Network for Greening the Financial System (NGFS) faisant suite au « One Planet Summit », regroupant superviseurs financiers et banques centrales afin d’accompagner le secteur dans une transition compatible avec l’Accord de Paris, n’en suggère pas moins dans ses Recommandations d’Avril 2019.
Toujours en termes de réponses institutionnelles, c’est quelques semaines avant la COP 21, en Septembre 2015, que Mark Carney, gouverneur de la Banque d’Angleterre déclare que « le changement climatique menacera la résilience financière et la prospérité à long terme. Bien qu’il soit encore temps d’agir, la fenêtre d’opportunité est limitée et se rétrécit […] Nous aurons besoin de la collaboration du marché afin de maximiser leur impact ». Il annoncera également dans ce discours fondateur ambitionnant de « briser la tragédie de l’horizon », la création future d’un groupe dirigé par l’industrie : Task Force on Climate-related Financial Disclosures (TCFD). Ce groupe de travail, présidé par Michael R. Bloomberg, a pour but d’entreprendre « une évaluation coordonnée de ce qui constitue une divulgation efficiente et efficace, et concevoir un ensemble de recommandations pour la divulgation financière volontaire des risques climatiques par les entreprises.» Dans leurs recommandations de Juin 2017, une seule métrique quantitative d’intérêt est suggérée de leur part et mise au coeur de leur schéma de divulgation des risques climatiques: l’émission de GES et l’empreinte carbone.
Deux ans plus tard, en Juillet 2019, le TCFD admet le terrible aveu d’impuissance que « compte tenu des changements urgents et sans précédent nécessaires pour l’atteinte des objectifs de l’Accord de Paris, le Groupe de travail est préoccupé par le fait qu’un nombre insuffisant d’entreprises divulguent de l’information sur les risques et les possibilités liés au climat. » Ceci était entièrement prévisible étant donné l’absence alarmante d’une quelconque forme de sanction légale ou économique dans ces initiatives endogames, complaisantes et basées sur le volontariat. C’est aussi avec la plus grande décontraction que ce rapport nous renvoie à un autre rédigé par les Nation Unis, où l’on apprend que « les émissions mondiales de gaz à effet de serre doivent culminer d’ici 2020 et diminuer rapidement par la suite pour limiter l’augmentation de la température moyenne mondiale à 1,5 °C […]. Cependant, sur la base des politiques et engagements actuels, » les émissions mondiales ne devraient même pas culminer d’ici 2030, et encore moins d’ici 2020. » »
Ainsi, les seules institutions légitimes pour accompagner les plus hautes instances d’un « capitalisme devenu fou » dans des contraintes éco responsables sont impuissantes devant un secteur privé incontrôlable et hostile aux moindres formes de régulation. Pourquoi une telle réticence de la part des banques et des plus grandes multinationales cotées à ne serait-ce que traquer leurs émissions de GES, et donc l’impact carbone de leur bilans financiers ? Car aucune de ces firmes ne tient à dévoiler publiquement la contre-partie meurtrière pour la Terre et les Hommes de leurs profits et valorisations toujours plus déconnectées de toute réalité physique. En outre, cela donnerait une mesure indiscutable de la toxicité d’un libre-échange toujours plus énergivore, pourtant second pilier du capitalisme.
Concernant le premier pilier, sans doute le plus coriace à remettre en question tant il déchaîne les passions, y compris dans le camp de ceux que le capitalisme oppresse plus qu’il n’enrichit, la vacuité de ses justifications théoriques est progressivement mise en lumière par une approche énergétique de la croissance qui ne peut que tendre à se populariser. Une fois ce constat établit et les liens tissés par l’incompatibilité des deux autres piliers avec les objectifs de neutralité carbone d’ici 2050, même les idéologues les plus charismatiques ne pourront plus désigner la propriété privée comme autre chose qu’un vol. Un vol auprès des peuples qui font vivre ces biens communs et sont condamnés à n’en récolter qu’une fraction des bénéfices, mais aussi auprès des espèces vivantes dont l’extinction de masse en cours fera comprendre bien assez vite aux plus irresponsables et inconscients ce que leur manque signifie pour nos écosystèmes fragiles.
En d’autres termes, les trois piliers sur lesquels se sont appuyés le « progrès » de nos civilisations ont systématiquement occulté, volontairement ou non, la notion d’énergie primaire et humaine dans leurs chaînes de valeurs, les soumettant ce faisant à des arbitrages incontrôlables et dénaturés. L’économie, voulant pourtant se travestir en science naturelle et donc quasi indiscutable hors des cercles les plus savants, s’est permise d’omettre les sciences physiques de ses équations financières, et son ignorance crasse en fait payer le prix à la Terre de manière irréversible, ainsi qu’un reste d’une humanité, réduits à l’état de « déchets ».
J’en viens au but de cette lettre. Celui-ci passe par une brève description de mon parcours personnel.
En premier lieu concernant ma formation académique. Elle s’est formée autour des Mathématiques, de la classe préparatoire à la grande école d’ingénieur, aux Mines de Saint-Etienne. Après une première année de tronc commun, je prends l’option Data Science couplée à la spécialité Big Data en 2ème année, puis me dirige vers une 3ème année en double diplôme au « Master of Science in Risk Management and Financial Engineering » de l’Imperial College London.
L’ambition étant de devenir un analyste quantitatif, ou quant. Ces ingénieurs et chercheurs modélisent des problèmes financiers: du pricing de produits dérivés aux stratégies de trading, en passant par la gestion des risques. Décidant de vouloir pousser la fibre mathématique qui m’y avait conduit car partiellement déçu du contenu technique de ce master, je décidais après un deuxième stage en finance, de poursuivre mes études par l’une des meilleures formations en mathématiques financières: le M2 « Probabilité et Finance », co-habilité par l’UPMC et l’Ecole Polytechnique, à Paris-VI.
Trois ans plus tard, me voici à Londres, au siège de la banque HSBC, occupant depuis près d’un an le poste de quant dans le département des risques. J’y valide indépendamment les stratégies de trading algorithmiques élaborées par le front office, de la qualité des données à la gouvernance, en passant par les performances de l’algorithme. Après plusieurs mois d’exposition médiatique intense des crises sociales et écologiques de notre monde, je n’arrive plus à me contenter de ces maigres éparpillements bénévoles auxquels je croyais pourtant profondément. Cette tendance nouvelle de la « Data For Good » en partenariats avec ONG et charités, énième anesthésiant de bonne conscience sur une plaie gangrenée qu’on ignore, dont les acteurs les plus sincères ne remettent jamais en question les fondements aliénants de notre civilisation. Même la désobéissance civile aux méthodes jugées « radicales » d’Extinction Rebellion, à laquelle je pris partiellement part en Avril, n’y suffisaient évidemment plus. La passivité grossièrement déguisée de mon employeur pour faire face à ce désastre enfin médiatisé, qui plus est suivant la farce symbolique d’ un « état d’urgence climatique » décrété le 1er Mai par la Grande-Bretagne, a confirmé mes intuitions d’une impuissance passive et complaisante face au désastre en cours.
C’est pourquoi j’ai élaboré un rapport de 50 pages sur l’inadéquation criante de la réponse des banques à la crise climatique, ainsi que plusieurs recommendations, et l’ai transmis Lundi 15 Juillet, à mon chef d’équipe, docteur en physique et ancien trader quantitatif aujourd’hui superviseur de validation de modèles. Cet ultime condensé de faits et d’analyses indiscutables sur l’urgence de notre nécessité d’agir drastiquement avec courage, met également l’accent sur les réponses institutionnelles données par le secteur bancaire. Outre l’inefficacité et l’impuissance admises des mesures et structures élaborées par les régulateurs, superviseurs et banques centrales (TCFD – NGFS), ce sont les initiatives portées par HSBC, comme illustrative du secteur bancaire privé dans son ensemble, qui sont détaillées et soumises à leurs propres contradictions. Suite à une description méthodique de l’inadéquation des réponses du secteur bancaire et financier aux urgences climatiques de notre époque, les engagements recommandés par les trois instances les plus légitimes à en émettre (TCFD–NGFS–GIEC), théoriquement reconnus par les banques dans un cadre non contraignant qu’elles ont signé et par rapport auxquelles elles ne manquent pas de communiquer avec emphase, sont rappelés. Enfin, une hiérarchisation en trois étapes graduelles de faisabilité d’implémentation de ces recommandations est proposée selon des critères, cette fois-ci uniquement, personnels. Ces étapes consistent à: ENSEIGNER massivement – RECHERCHER abondamment – AGIR courageusement.
Production de pétrole dans le temps. Extrait du rapport. Comme je m’en doutais, plusieurs jours après la remise de ce rapport, dont une majeure partie ne devrait être autre chose qu’un rappel pour des scientifiques, qui plus est, rattachés au système financier international, l’effet est très limité et nous n’en avons pas reparlé.
Je n’en attends pas plus de mon proche entretien avec l’un des plus hauts représentants de la banque, directeur mondial de la stratégie des risques et ayant participé de première main aux recommandations de la TCFD. Suite à ce cri d’alerte volontairement très dense, quantifié et documenté, afin de ne jeter aucun doute sur sa crédibilité, je pense qu’on s’excusera au mieux d’une forme d’impuissance devant la nécessité d’actions drastiques coordonnées, qu’on me montera au pire la direction de la sortie.
Je suis prêt à prendre ce risque et à ce qu’il fasse écho dans ma communauté.
Tout comme moi, la majorité des quant ou data scientist – deux titres auxquels je peux prétendre – pensent être très rationnels et guidés par la science. Nous ignorons pourtant déplorablement les alarmes retentissantes et toujours plus aigües de la communauté scientifique internationale. Et ce depuis des décennies. Par pudeur et humilité, les plus honnêtes d’entre nous pensions qu’il ne s’agissait pas de notre métier: « nous ne sommes pas économistes, nous ne devons pas nous engager sur les décisions de notre direction. » Et c’est précisément par ce trou de serrure que s’est envolée notre conscience. Si quelques doutes persistaient, notamment grâce aux millions investis par les plus hostiles aux conséquences d’une prise de conscience radicale de la crise écologique, ils sont aujourd’hui impossibles.
Encore une fois, je suis prêt à prendre le risque de confronter mon employeur à ses propres manquements, et d’en assumer les conséquences, tout en relayant l’absurdité de la situation au plus grand nombre via une version absolument non-violente de la propagande par le fait.
Nous voici aujourd’hui au jour du dépassement, estimé pour la première fois de sa création en Juillet: le Lundi 29 Juillet 2019, la consommation de ressources de l’humanité pour l’année dépasse la capacité de la Terre à régénérer ces ressources pour cette année-là.
Devant cette conspiration internationale des puissances financières pour maintenir cet obscurantisme capitaliste meurtrier et endormir la conscience de ses meilleures ressources intellectuelles devant les causes et conséquences de notre crise écologique et climatique, je prends en ce jour la décision de démissionner publiquement à travers cette lettre ouverte. Je suis incapable, sachant ce qui précède, de perpétrer ce même mensonge glaçant en regardant ma conscience dans les yeux, et cesse donc dès aujourd’hui de collaborer avec ce totalitarisme sanguinaire. Mes chers collègues, ceux qui me connaissent et seront plus directement menacés par les conséquences de mon action, j’espère que vous comprendrez que ce n’est absolument pas vos personnes auxquelles je cherche à nuire, mais bien ce carcan d’illusions qui nous broie.
J’invite également ma communauté de chercheurs et d’ingénieurs, principalement ceux travaillant dans les banques d’importance systémique, mais aussi chez les géants du numérique, ceux pour qui les sirènes de l’argent n’ont pas fini d’envoûter leur sens de l’éthique et leur amour des sciences, à déclarer une grève générale le Vendredi 2 Août 2019, à renouveler tant qu’une stratégie de coopération internationale n’est pas actée par leur employeur (se servir des trois étapes E–R–A du rapport précédemment mentionné comme base de discussions à étoffer par la suite).
J’invite aussi le plus grand nombre, convaincus de la nécessité vitale d’une résistance groupée et organisée contre ce système d’oppression tentaculaire qui est en guerre contre le vivant, à venir gonfler les rangs et les coeurs souillés par la propagande calomnieuse de nos derniers révolutionnaires, en initiant ou participant aux manifestations du Samedi 3 Août 2019. Le mouvement social des Gilets Jaunes sera peut-être la dernière manifestation d’ampleur dénonçant les crimes quotidiens et étouffés d’un système oligarchique, obscurantiste et oppressif pour la Terre et les Hommes.
Concernant le futur auquel j’aspire, et pour répondre par avance aux plus pauvres d’esprits qui croient sans doute qu’une révolte radicale et cohérente consisterait à fuir dans la nature avec l’optique d’auto-suffisance: je n’en ferai rien, pour le moment. Tout d’abord car comme l’indique Yves-Marie Abraham: « La « civilisation » n’a plus d’en-dehors où il serait possible de se réfugier. En outre, éco-communautés et « villages en transition » ne menacent absolument pas l’ordre en place. Ils lui laissent le champ libre et risquent même de contribuer à le renforcer en participant à la revitalisation économique des campagnes qu’il a dévastées. » Et deuxièmement car en tant que scientifique conscient de l’état de notre monde, fort d’un bagage cognitif et culturel capable de déconstruire méthodiquement le monstre que nos illusions de croissance infinie a nourri, je pense avoir une utilité au sein des derniers bastions de résistance disponibles dans notre civilisation: l’éducation et la recherche; plus précisément via l’activisme scientifique oeuvrant à une société humaine post-carbone. Le seul phare de portée internationale dans la nuit des appétits narcissiques de notre civilisation moderne est représenté par le GIEC.
C’est aussi pourquoi je tiens à demander ici solennellement au GIEC, l’examen de ma candidature à leurs travaux, notamment concernant la revue de l’état de l’art scientifique sur l’adaptation du secteur financier à un monde neutre en carbone d’ici 2050. Je souhaiterai si possible conduire ma contribution depuis l’Ecole des Mines de Saint-Etienne où la composante humaine de notre expérience étudiante a su perduré bon gré mal gré face au productivisme expansionniste de nos consœurs parisiennes. Mes convictions sont claires et évidement clivantes – au début, car l’objectif final est bien de coopérer malgré les réticences musclées de ceux qui n’ont rien à y gagner –, à l’image d’une lecture littérale de vos recommandations, que je n’ai fais que vouloir mettre en lumière de mon mieux. Mon éthique me faisant renoncer à un secteur bien plus lucratif et socialement respecté que celui d’enseignant-chercheur, j’espère vous convaincre que malgré ma prise de position, je n’aurai de cesse d’appliquer les plus hauts standards de rigueur que vous préconisez.
À ma mère que j’aime et qui nous a quitté trop tôt. Cela fera un an le Dimanche 4 Août 2019 à midi. Ce courage, aujourd’hui, vient de toi.
C'est en recevant le dernier numéro des Adex, ce journal poético-artistique du Pays de Valois dont il était avec son épouse fondateur, que j'apprends un peu tard que tous deux sont partis à quatre mois d'intervalle : Carole Harding-Hanniet en octobre 2018 et Jean-Pierre, le 8 février dernier. Je savais pour ce dernier que la santé était devenue fragile mais il y a pourtant des personnes qui sont tellement vivantes, qui mettent tellement en valeur ce mot 'vie", qu'on ne pense pas que cela puisse s'arrêter un jour. Jean-Pierre avec qui j'ai eu l'occasion d'échanger suffisamment pour voir en lui un grand homme, était un fervent soutien de ma revue Nouveaux Délits et de mon écriture par ailleurs, un soutien fidèle et discret. Nul doute que son voyage continue et que sa bonté continue à œuvrer, car rien ne se perd, tout se transforme et j'aime à croire que le meilleur de nous-mêmes est justement notre part d'immortalité.
Merci Jean-Pierre de tout cœur !
Jean-Pierre HANNIET, né en 1937, élève de l’Ecole Normale d’Instituteurs de Beauvais, fera sa carrière d’instit dans le Valois. Il y animera diverses associations culturelles, une revue de poésie “Banderille” avant de se consacrer à une vie politique militante. Elu Conseiller général de l’Oise en 1970, il exercera des fonctions électives diverses vingt cinq ans durant et initiera des ouvrages scolaires consacrés à l’éducation civique, publiés chez Bordas. Il fonde en 1995 Les Adex.
La forme en bol des fleurs de l’onagre bisannuelle serait la clef de leurs capacités acoustiques. Photographie / Denis Frates / Alamy
Le monde est rempli de sons, même lors des journées les plus calmes : le gazouillis des oiseaux, le bruissement des feuilles agitées par le vent et le bourdonnement des insectes qui vaquent à leurs occupations. Prédateurs et proies écoutent, attentifs à la présence de l’autre.
Les sons sont si fondamentaux à la vie et la survie que Lilach Hadany, chercheuse à l’Université de Tel Aviv, s’est demandé si comme les animaux, les plantes pouvaient aussi entendre. Les premières expériences menées pour vérifier cette hypothèse ont récemment été publiées sur le serveur pré-impression bioRxiv et elles suggèrent que dans au moins un cas, les plantes peuvent entendre et que cela leur confère un véritable avantage évolutif.
L’équipe de Lilach Hadany s’est intéressée à l’onagre bisannuelle (Oenothera drummondii) et a découvert qu’après avoir ressenti les vibrations des ailes des pollinisateurs, les plantes augmentaient temporairement et dans les minutes qui suivent la concentration en sucre du nectar de leurs fleurs. Il s’avère que les fleurs servent elles-mêmes d’oreilles, détectant les fréquences spécifiques produites par les ailes des abeilles tout en se désintéressant des sons sans importance, comme le vent par exemple.
Un nectar plus sucré qui augmente les chances de pollinisation
Théoricienne de l’évolution, Lilach Hadany s’est posé cette question après avoir réalisé que les sons constituaient une ressource naturelle omniprésente et qu’il serait dommage pour les plantes de ne pas en tirer profit comme le font les animaux. La scientifique a donc supposé que si les plantes pouvaient entendre les sons et y répondre, cela pourrait les aider à survivre et à transmettre leur patrimoine génétique.
Comme la pollinisation est essentielle à la reproduction des plantes, son équipe a commencé à étudier des fleurs. L’onagre bisannuelle, qui pousse à l’état sauvage sur les plages et dans les parcs de Tel Aviv, est apparue comme une candidate idéale, notamment parce que sa période de floraison est longue et qu’elle produit des quantités mesurables de nectar.
Un syrphe marron et jaune se repose sur une onagre bisannuelle couverte de rosée au Royaume-Uni. Photographie de Michael Grantwildlife / Alamy
Pour étudier les onagres en laboratoire, l’équipe de Lilach Hadany a exposé les plantes à cinq sons différents : le silence, des enregistrements d’abeilles mellifères situées à une dizaine de centimètres ainsi que des sons à basse, moyenne et haute fréquence produits par ordinateur. Aucune augmentation significative de la concentration en sucre du nectar n’a été constatée chez les plantes exposées au silence qui avaient été placées sous un bocal en verre bloquant les vibrations. Il en a été de même pour les plantes exposées aux sons à haute et moyenne fréquence, respectivement de 158 à 160 kilohertz et de 34 à 35 kilohertz.
Mais la dernière analyse a révélé que les plantes exposées aux sons des abeilles (0,2 à 0,5 kilohertz) et aux sons à basse fréquence (0,05 à 1 kilohertz) ont eu une réponse sans équivoque. Après trois minutes d’exposition à ces sons, la concentration en sucre des plantes a connu une impressionnante augmentation de l’ordre de 20 %.
D’après les scientifiques, un nectar plus sucré attirerait davantage d’insectes, ce qui pourrait potentiellement accroître les chances de réussite de la pollinisation croisée. Lors des observations réalisées sur le terrain, les chercheurs ont en effet découvert que les pollinisateurs étaient au moins neuf fois plus communs autour des plantes qui avaient été visitées par un autre pollinisateur au cours des six dernières minutes.
« Nous étions assez surpris lorsque nous avons constaté que cela fonctionnait vraiment. », confie Lilach Hadany. « Nous avons répété le test dans d’autres situations, à des saisons différentes et avec des plantes ayant grandi en intérieur et en extérieur. Nous sommes confiants quant au résultat. »
Les fleurs, oreilles des plantes
Alors que l’équipe pensait à la façon dont les sons fonctionnent, via la transmission et l’interprétation des vibrations, le rôle joué par les fleurs est devenu encore plus intriguant. Bien que leur taille et leur forme varient fortement, la majorité des fleurs présentent une forme concave ou de bol, ce qui est parfait pour recevoir et amplifier les ondes sonores, à l’instar d’une antenne parabolique.
Afin d’analyser les effets de vibration de chaque fréquence sonore du groupe d’essai, Lilach Hadany et Marine Veits, co-auteure de l’étude et étudiante en Master au laboratoire de la scientifique à l’époque, ont placé les fleurs d’onagre bisannuelle sous une machine appelée vibromètre laser, qui mesure les mouvements par minute. L’équipe a ensuite comparé les vibrations des fleurs avec celles des différentes catégories de sons.
« Cette fleur, l’onagre, est en forme de bol, donc d’un point de vue acoustique, il est logique que ce type de structure vibre et amplifie la vibration en son sein. », explique Marine Veits.
Et c’est ce qui s’est passé, tout du moins pour les fréquences émises par les pollinisateurs. Lilach Hadany a indiqué qu’il était passionnant de voir les vibrations de la fleur correspondre aux longueurs d’ondes de l’enregistrement de l’abeille.
« Vous voyez immédiatement que cela fonctionne. », dit-elle.
Pour confirmer que la forme de la fleur était bien à l’origine de ce phénomène, l’équipe a également mené des tests sur des fleurs dont un ou plusieurs pétales avaient été retirés : ces dernières ne sont pas parvenues à résonner avec les sons à basse fréquence.
Les plantes pourraient-elles entendre autre chose ?
Lilach Hadany est consciente qu’il reste de très nombreuses questions restent en suspens concernant cette capacité récemment découverte des plantes à répondre aux sons. Quelques « oreilles » seraient-elles mieux adaptées à certaines fréquences que d’autres ? Et pourquoi l’onagre bisannuelle rend-t-elle son nectar si sucré alors que nous savons que les abeilles sont capables de détecter de faibles changements de concentration en sucre de l’ordre de 1 à 3 % ?
De plus, cette capacité présenterait-elle d’autres avantages hormis ceux relatifs à la production de nectar et à la pollinisation ? D’après Lilach Hadany, il se peut que les plantes s’alertent les unes les autres au son des herbivores dévorant leurs voisines ou qu’elles soient capables de produire des sons qui attirent les animaux impliqués dans la dispersion de leurs graines.
« Nous devons prendre en compte le fait que les fleurs ont évolué avec les pollinisateurs pendant très longtemps. », explique Lilach Hadany. « Ce sont des entités vivantes et elles doivent, elles aussi, survivre dans ce monde. Il leur est important d’avoir conscience de leur environnement, en particulier si elles ne peuvent aller nulle part. »
Cette seule et unique étude a créé un domaine de recherche scientifique entièrement nouveau, que Lilach Hadany a baptisé « phytoacoustique ».
Marine Veits veut désormais en savoir plus sur les mécanismes sous-jacents responsables du phénomène observé par l’équipe de chercheurs, comme par exemple quels sont les processus moléculaires ou mécaniques à l’origine de la réponse aux vibrations et à la production d’un nectar plus sucré. Elle espère également que cette étude confirmera l’idée selon laquelle un organe sensoriel traditionnel n’est pas toujours nécessaire pour percevoir le monde.
« Certaines personnes peuvent penser « Comment [les plantes] peuvent-elles entendre ou sentir ? » », indique la scientifique. « J’aimerais que ces individus comprennent qu’il n’y a pas que les oreilles qui entendent. »
Richard Karban, spécialiste des interactions entre les plantes et leurs nuisibles à l’Université de Californie basée à Davis, s’interroge, en particulier sur les avantages évolutifs que présentent les réponses des plantes aux sons.
« Il se peut que les plantes soient chimiquement capables de sentir leurs voisines et de déterminer si les autres plantes qui les entourent sont fécondées ou non. », indique-t-il. « Nous n’avons aucune preuve démontrant que cela est le cas, mais [cette étude] constitue la première étape. »
Depuis plus de 40 ans, je parle, j'écris et je mets en garde contre l'effondrement de la biodiversité et j'ai toujours été pris pour un extrémiste radical de l'environnement.
Aujourd'hui, cette extinction de masse fait la Une des médias alors qu'ils ignorent l'information depuis des décennies et il y a de forte chance que d'ici quelques semaines, on sera passé à autre chose.
Les politiques n'en parlent pas, les professeurs très peu et les médias rarement et pourtant il s'agit de la plus grande menace qui pèse sur la survie de l'Humanité. La diminution de la biodiversité est synonyme de la diminution de l'Humanité. Nous ne survivrons pas sur cette planète sans abeilles, sans arbres, sans baleines, sans escargots, sans poissons, sans vers de terre et sans bactéries.
J'en suis venu à la conclusion que l'Humanité s'en fout complètement. Il me semble clair que nous en sommes en train de faire l'expérience d'une folie écologique collective.
Depuis 1950, plus de 40% du phytoplancton a disparu et ce phytoplancton produit plus de la moitié de l'oxygène que nous respirons. Si le phytoplancton disparaît des écosystèmes océaniques, l'Humanité disparaît !
La "Grande Faucheuse" est en chemin. On l'appelle l'Anthropocène ou la 6ème grande extinction et la majeure partie de l'Humanité est trop stupide pour se rendre compte de ce qui est en train de se jouer.
Notre espèce est droguée au pétrole, à la consommation, au travail, au divertissement et aux fantasmes délirants.
Regardons-nous en face. Partout dans le monde, nous détruisons les écosystèmes, nous assassinons des milliards d'êtres sensibles, nous nous bombardons et nous tuons les uns les autres pour des idéologies, des ressources et des territoires. Nous massacrons des animaux pour le plaisir, nous gaspillons notre temps dans des jeux politiques absurdes, nous déversons nos excréments, nos produits chimiques, nos drogues et des radiations dans les réserves mondiales d'eau potable.
Nous sommes une espèce qui crache du poison partout où nous allons. Nous vomissons la mort et la destruction en érodant les systèmes immunitaires d'innombrables écosystèmes. Nous nous comportons comme un virus insidieux et si nous ne changeons pas, la Nature voudra éradiquer cette espèce qui viole sans retenue les lois naturelles de l'écologie.
Depuis des décennies j'ai été témoin du déclin constant de la biodiversité, un déclin qui s’accélère à mesure que nous nous habituons à cet effondrement - simplement en l'acceptant et en l'oubliant.
En ce moment même des dizaines de bénévoles de Sea Shepherd travaillent de longues heures dans des conditions dangereuses pour confisquer les filets illégaux de la réserve des vaquitas (marsoin du pacifique). Nous n'avons pas l'intention de regarder les vaquitas disparaître et rejoindre la longue liste des espèces disparues.
Nous avons aussi des bénévoles qui traquent les braconniers en Afrique de l'Ouest et de l'Est, nous exposons les massacres des baleines en Islande, des dauphins en France, aux îles Féroé et à Taiji. Nous avons passé des années à combattre les baleiniers du Japon, de la Norvège et de l'Islande. Nous protégeons les tortues marines à Mayotte, au Costa Rica et au Nicaragua. Nous avons empêché les forages de BP dans la Grande Baie australienne. Et nous menons encore beaucoup d'autres actions.
Pourtant tous les ans nous avons du mal à réunir les fonds nécessaires pour mener nos opérations, dans un monde où des milliards sont dépensés pour le divertissement, le sport et l'art. Nous agissons en dépit de tous les obstacles, nous faisons ce qui s'impose face à une opposition écrasante, l'apathie collective et le manque de moyens.
En tant qu'écologistes, nous n'avons pas d'autres choix que de gagner du temps pour les espèces menacées jusqu'à ce que l'humanité revienne à la raison ou que nous soyons victimes de notre propre stupidité écologique. Si nous voulons survivre, la biodiversité doit survivre et pour cela nous devons cesser de laisser piller les mers par des millions de navires de pêche industrielle, nous devons mettre un terme à la folie de la chasse, nous devons stopper le massacre annuel de 60 milliards d'animaux d'élevage, une industrie qui contribue plus au changement climatique que celle des transports. Nous devons éradiquer l'utilisation des herbicides, des pesticides et des fongicides. Nous devons stopper la destruction des habitats naturels.
Nous devons nous rebeller contre l'extinction. La rebellion contre l'extinction est une guerre pour nous protéger de nous-mêmes. C'est une lutte pour protéger la diversité de la vie de l'Humanité.
Comme je le dis depuis des années, si les Océans meurent, nous mourrons tous ! Prenez-en conscience, impliquez-vous, soyez actif, faites partie de la solution, battez vous pour assurer la survie du Vivant sur cette planète.
par le sous-commandant Marcos , août 1997, pages 1, 4 et 5
Source : Le Monde Diplomatique
Un véritable séisme politique s’est produit au Mexique le 6 juillet, lors des élections. Pour la première fois depuis près de soixante-dix ans, le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) a perdu la majorité absolue à la Chambre des députés, le contrôle de plusieurs Etats ainsi que la mairie de Mexico, qui revient à M. Cuauhtémoc Cardenas, leader du Parti révolutionnaire démocratique (PRD), social-démocrate. Au Chiapas, l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) n’a pas donné de consignes précises à propos de ce scrutin et s’est retirée sous les frondaisons de la forêt Lacandona, son sanctuaire. C’est de là que son chef, le sous-commandant Marcos nous a fait parvenir cette analyse originale et géostratégique de la nouvelle donne internationale.
« La guerre est une affaire d’importance vitale pour l’Etat, c’est la province de la vie et de la mort, le chemin qui conduit à la survie ou à l’anéantissement. Il est indispensable de l’étudier à fond. »
Sun Tse, L’Art de la guerre.
Le néolibéralisme, comme système mondial, est une nouvelle guerre de conquête de territoires. La fin de la troisième guerre mondiale, ou guerre froide, ne signifie nullement que le monde ait surmonté la bipolarité et retrouvé la stabilité sous l’hégémonie du vainqueur. Car, s’il y a eu un vaincu (le camp socialiste), il est difficile de nommer le vainqueur. Les Etats-Unis ? L’Union européenne ? Le Japon ? Tous trois ? La défaite de l’« Empire du mal » ouvre de nouveaux marchés, dont la conquête provoque une nouvelle guerre mondiale, la quatrième.
Comme tous les conflits, celui-ci contraint les Etats nationaux à redéfinir leur identité. L’ordre mondial est revenu aux vieilles époques des conquêtes de l’Amérique, de l’Afrique et de l’Océanie. Etrange modernité qui avance à reculons. Le crépuscule du XXe siècle ressemble davantage aux siècles barbares précédents qu’au futur rationnel décrit par tant de romans de science-fiction.
De vastes territoires, des richesses et, surtout, une immense force de travail disponible attendent leur nouveau seigneur. Unique est la fonction de maître du monde, mais nombreux sont les candidats. D’où la nouvelle guerre entre ceux qui prétendent faire partie de l’« Empire du bien ».
Si la troisième guerre mondiale a vu l’affrontement du capitalisme et du socialisme sur divers terrains et avec des degrés d’intensité variables, la quatrième se livre entre grands centres financiers, sur des théâtres mondiaux et avec une formidable et constante intensité.
La « guerre froide », la mal nommée, atteignit de très hautes températures : des catacombes de l’espionnage international jusqu’à l’espace sidéral de la fameuse « guerre des étoiles » de Ronald Reagan ; des sables de la baie des Cochons, à Cuba, jusqu’au delta du Mékong, au Vietnam ; de la course effrénée aux armes nucléaires jusqu’aux coups d’Etat sauvages en Amérique latine ; des coupables manœuvres des armées de l’OTAN aux menées des agents de la CIA en Bolivie, où fut assassiné Che Guevara. Tous ces événements ont fini par faire fondre le camp socialiste comme système mondial, et par le dissoudre comme alternative sociale.
La troisième guerre mondiale a montré les bienfaits de la « guerre totale » pour le vainqueur : le capitalisme. L’après-guerre laisse entrevoir un nouveau dispositif planétaire dont les principaux éléments conflictuels sont l’accroissement important des no man’s land (du fait de la débâcle de l’Est), le développement de quelques puissances (les Etats-Unis, l’Union européenne et le Japon), la crise économique mondiale et la nouvelle révolution informatique.
Grâce aux ordinateurs, les marchés financiers, depuis les salles de change et selon leur bon plaisir, imposent leurs lois et leurs préceptes à la planète. La « mondialisation » n’est rien de plus que l’extension totalitaire de leurs logiques à tous les aspects de la vie. Naguère maîtres de l’économie, les Etats-Unis sont désormais dirigés, télédirigés, par la dynamique même du pouvoir financier : le libre-échange commercial. Et cette logique a profité de la porosité provoquée par le développement des télécommunications pour s’approprier tous les aspects de l’activité du spectre social. Enfin une guerre mondiale totalement totale ! Une de ses premières victimes est le marché national. A la manière d’une balle tirée à l’intérieur d’une pièce blindée, la guerre déclenchée par le néolibéralisme ricoche et finit par blesser le tireur. Une des bases fondamentales du pouvoir de l’Etat capitaliste moderne, le marché national, est liquidée par la canonnade de l’économie financière globale. Le nouveau capitalisme international rend les capitalismes nationaux caducs, et en affame jusqu’à l’inanition les pouvoirs publics. Le coup a été si brutal que les Etats nationaux n’ont pas la force de défendre les intérêts des citoyens.
La belle vitrine héritée de la guerre froide — le nouvel ordre mondial — a été brisée en mille morceaux par l’explosion néolibérale. Quelques minutes suffisent pour que les entreprises et les Etats s’effondrent ; non pas à cause du souffle des révolutions prolétariennes, mais en raison de la violence des ouragans financiers.
Le fils (le néolibéralisme) dévore le père (le capital national) et, au passage, détruit les mensonges de l’idéologie capitaliste : dans le nouvel ordre mondial, il n’y a ni démocratie, ni liberté, ni égalité, ni fraternité. La scène planétaire est transformée en nouveau champ de bataille où règne le chaos.
Vers la fin de la guerre froide, le capitalisme a créé une horreur militaire : la bombe à neutrons, arme qui détruit la vie tout en respectant les bâtiments. Mais une nouvelle merveille a été découverte à l’occasion de la quatrième guerre mondiale : la bombe financière. A la différence de celles d’Hiroshima et de Nagasaki, cette nouvelle bombe non seulement détruit la polis (ici, la nation) et impose la mort, la terreur et la misère à ceux qui y habitent, mais elle transforme sa cible en simple pièce dans le puzzle de la mondialisation économique. Le résultat de l’explosion n’est pas un tas de ruines fumantes ou des milliers de corps inertes, mais un quartier qui s’ajoute à une mégalopole commerciale du nouvel hypermarché planétaire et une force de travail reprofilée pour le nouveau marché de l’emploi planétaire.
L’Union européenne vit dans sa chair les effets de la quatrième guerre mondiale. La mondialisation a réussi à y effacer les frontières entre des Etats rivaux, ennemis depuis des siècles, et les a obligés à converger vers l’union politique. Des Etats-nations jusqu’à la fédération européenne, le chemin sera pavé de destructions et de ruines, à commencer par celles de la civilisation européenne.
Les mégapoles se reproduisent sur toute la planète. Les zones d’intégration commerciale constituent leur terrain de prédilection. En Amérique du Nord, l’Accord de libre échange nord-américain (Alena) entre le Canada, les Etats-Unis et le Mexique précède l’accomplissement d’un vieux rêve de conquête : « L’Amérique aux Américains ». Les mégapoles remplacent-elles les nations ? Non, ou plutôt pas seulement. Elles leur attribuent de nouvelles fonctions, de nouvelles limites et de nouvelles perspectives. Des pays entiers deviennent des départements de la méga-entreprise néolibérale, qui produit ainsi, d’un côté, la destruction/dépeuplement, et, de l’autre, la reconstruction/réorganisation de régions et de nations.
Si les bombes nucléaires avaient un caractère dissuasif, comminatoire et coercitif lors de la troisième guerre mondiale, les hyperbombes financières, au cours de la quatrième, sont d’une autre nature. Elles servent à attaquer les territoires (Etats-nations) en détruisant les bases matérielles de leur souveraineté et en produisant leur dépeuplement qualitatif, l’exclusion de tous les inaptes à la nouvelle économie (par exemple, les indigènes). Mais, simultanément, les centres financiers opèrent une reconstruction des Etats-nations et les réorganisent selon la nouvelle logique : l’économique l’emporte sur le social.
Le monde indigène est plein d’exemples illustrant cette stratégie : M. Ian Chambers, directeur du Bureau pour l’Amérique centrale de l’Organisation internationale du travail (OIT), a déclaré que la population indigène mondiale (300 millions de personnes) vit dans des zones qui recèlent 60 % des ressources naturelles de la planète. « Il n’est donc pas surprenant que de multiples conflits éclatent pour s’emparer de leurs terres (...). L’exploitation des ressources naturelles (pétrole et mines) et le tourisme sont les principales industries qui menacent les territoires indigènes en Amérique (1). » Après viennent la pollution, la prostitution et les drogues.
Dans cette nouvelle guerre, la politique, en tant que moteur de l’Etat-nation, n’existe plus. Elle sert seulement à gérer l’économie, et les hommes politiques ne sont plus que des gestionnaires d’entreprise. Les nouveaux maîtres du monde n’ont pas besoin de gouverner directement. Les gouvernements nationaux se chargent d’administrer les affaires pour leur compte. Le nouvel ordre, c’est l’unification du monde en un unique marché. Les Etats ne sont que des entreprises avec des gérants en guise de gouvernements, et les nouvelles alliances régionales ressemblent davantage à une fusion commerciale qu’à une fédération politique. L’unification que produit le néolibéralisme est économique ; dans le gigantesque hypermarché planétaire ne circulent librement que les marchandises, pas les personnes.
Cette mondialisation répand aussi un modèle général de pensée. L’American way of life, qui avait suivi les troupes américaines en Europe lors de la deuxième guerre mondiale, puis au Vietnam et, plus récemment, dans le Golfe, s’étend maintenant à la planète par le biais des ordinateurs. Il s’agit d’une destruction des bases matérielles des Etats-nations, mais également d’une destruction historique et culturelle. Toutes les cultures que les nations ont forgées — le noble passé indigène de l’Amérique, la brillante civilisation européenne, la sage histoire des nations asiatiques et la richesse ancestrale de l’Afrique et de l’Océanie — sont corrodées par le mode de vie américain. Le néolibéralisme impose ainsi la destruction de nations et de groupes de nations pour les fondre dans un seul modèle. Il s’agit donc bien d’une guerre planétaire, la pire et la plus cruelle, que le néolibéralisme livre contre l’humanité.
Nous voici face à un puzzle. Pour le reconstituer, pour comprendre le monde d’aujourd’hui, beaucoup de pièces manquent. On peut néanmoins en retrouver sept afin de pouvoir espérer que ce conflit ne s’achèvera pas par la destruction de l’humanité. Sept pièces pour dessiner, colorier, découper et tenter de reconstituer, en les assemblant à d’autres, le casse-tête mondial.
La première de ces pièces est la double accumulation de richesse et de pauvreté aux deux pôles de la société planétaire. La deuxième est l’entière exploitation du monde. La troisième est le cauchemar d’une partie désoeuvrée de l’humanité. La quatrième est la relation nauséabonde entre le pouvoir et le crime. La cinquième est la violence de l’Etat. La sixième est le mystère de la mégapolitique. La septième, ce sont les formes multiples de résistance que déploie l’humanité contre le néolibéralisme.
PIÈCE NUMÉRO 1
CONCENTRATION DE LA RICHESSE ET RÉPARTITION DE LA PAUVRETÉ
La figure 1 se construit en dessinant un signe monétaire.
Dans l’histoire de l’humanité, divers modèles se sont disputé pour proposer l’absurde comme marque de l’ordre mondial. Le néolibéralisme occupera une place privilégiée lors de la remise des médailles. Sa conception du « partage » de la richesse est doublement absurde : accumulation des richesses pour quelques-uns, et de besoins pour des millions d’autres. L’injustice et l’inégalité sont les signes distinctifs du monde actuel. La Terre compte 5 milliards d’êtres humains : 500 millions vivent confortablement, 4,5 milliards souffrent de pauvreté. Les riches compensent leur minorité numérique grâce à leurs milliards de dollars. A elle seule, la fortune des 358 personnes les plus riches du monde, milliardaires en dollars, est supérieure au revenu annuel de la moitié des habitants les plus pauvres de la planète, soit environ 2,6 milliards de personnes.
Le progrès des grandes entreprises transnationales ne suppose pas l’avancée des nations développées. Au contraire, plus ces géants s’enrichissent, et plus s’aggrave la pauvreté dans les pays dits riches. L’écart entre riches et pauvres est énorme ; loin de s’atténuer, les inégalités sociales se creusent.
Ce signe monétaire que vous avez dessiné représente le symbole du pouvoir économique mondial. Maintenant, donnez-lui la couleur vert dollar. Négligez l’odeur nauséabonde ; cet arôme de fumier, de fange et de sang est d’origine.
PIÈCE NUMÉRO 2
GLOBALISATION DE L’EXPLOITATION
La figure 2 se construit en dessinant un triangle
L’un des mensonges néolibéraux consiste à dire que la croissance économique des entreprises produit une meilleure répartition de la richesse et de l’emploi. C’est faux. De même que l’accroissement du pouvoir d’un roi n’a pas pour effet un accroissement du pouvoir de ses sujets (c’est plutôt le contraire), l’absolutisme du capital financier n’améliore pas la répartition des richesses et ne crée pas de travail.
Pauvreté, chômage et précarité sont ses conséquences structurelles.
Dans les années 1960 et 1970, le nombre de pauvres (définis par la Banque mondiale comme disposant de moins de 1 dollar par jour) s’élevait à quelque 200 millions. Au début des années 1990, leur nombre était de 2 milliards.
Davantage d’êtres humains pauvres et appauvris. Moins de personnes riches et enrichies, telles sont les leçons de la pièce 1 du puzzle. Pour obtenir ce résultat absurde, le système capitaliste mondial « modernise » la production, la circulation et la consommation de marchandises. La nouvelle révolution technologique (l’informatique) et la nouvelle révolution politique (les mégapoles émergentes sur les ruines de l’Etat-nation) produisent une nouvelle « révolution » sociale, en fait une réorganisation des forces sociales, principalement de la force du travail.
La population économiquement active (PEA) mondiale est passée de 1,38 milliard en 1960 à 2,37 milliards en 1990. Davantage d’êtres humains capables de travailler, mais le nouvel ordre mondial les circonscrit dans des espaces précis et en réaménage les fonctions (ou les non-fonctions, comme dans le cas des chômeurs et des précaires). La population mondiale employée par activité (PMEA) s’est modifiée radicalement au cours des vingt dernières années. Le secteur agricole et la pêche sont tombés de 22 % en 1970 à 12 % en 1990, le manufacturier de 25 % à 22 %, mais le tertiaire (commerce, transports, banque et services) est passé de 42 % à 56 %. Dans les pays en voie de développement, le tertiaire a crû de 40 % en 1970 à 57 % en 1990, l’agriculture et la pêche chutant de 30 % à 15 % (2).
De plus en plus de travailleurs sont orientés vers des activités de haute productivité. Le système agit ainsi comme une sorte de mégapatron pour lequel le marché planétaire ne serait qu’une entreprise unique, gérée de manière « moderne ». Mais la « modernité » néolibérale semble plus proche de la bestiale naissance du capitalisme que de la « rationalité » utopique. Car la production capitaliste continue de faire appel au travail des enfants. Sur 1,15 milliard d’enfants dans le monde, au moins 100 millions vivent dans la rue et 200 millions travaillent — ils seront, d’après les prévisions, 400 millions en l’an 2000. Rien qu’en Asie, on en compterait 146 millions dans les manufactures. Et, dans le Nord aussi, des centaines de milliers d’enfants travaillent pour compléter le revenu familial ou pour survivre. On emploie également beaucoup d’enfants dans les industries du plaisir : selon les Nations unies, chaque année, un million d’enfants sont jetés dans le commerce sexuel.
Le chômage et la précarité de millions de travailleurs dans le monde, voilà une réalité qui ne semble pas à la veille de disparaître. Dans les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), le chômage est passé de 3,8 % en 1966 à 6,3 % en 1990 ; en Europe, il est passé de 2,2 % à 6,4 %. Le marché mondialisé détruit les petites et moyennes entreprises. Avec la disparition de marchés locaux et régionaux, celles-ci, privées de protection, ne peuvent supporter la concurrence des géants transnationaux. Des millions de travailleurs se retrouvent ainsi au chômage. Absurdité néolibérale : loin de créer des emplois, la croissance de la production en détruit — l’ONU parle de « croissance sans emploi ».
Mais le cauchemar ne s’arrête pas là. Les travailleurs doivent accepter des conditions précaires. Une plus grande instabilité, des journées de travail plus longues et des salaires plus bas. Telles sont les conséquences de la mondialisation et de l’explosion du secteur des services.
Tout cela produit un excédent spécifique : des êtres humains en trop, inutiles au nouvel ordre mondial parce qu’ils ne produisent plus, ne consomment plus et n’empruntent plus aux banques. Bref, ils sont jetables. Chaque jour, les marchés financiers imposent leurs lois aux Etats et aux groupes d’Etats. Ils redistribuent les habitants. Et, à la fin, ils constatent qu’il y a encore des gens en trop.
Voilà donc une figure qui ressemble à un triangle, la représentation de la pyramide de l’exploitation mondiale.
PIÈCE NUMÉRO 3
MIGRATION, LE CAUCHEMAR ERRANT
La figure 3 se construit en dessinant un cercle.
Nous avons déjà parlé de l’existence, à la fin de la troisième guerre mondiale, de nouveaux territoires (les anciens pays socialistes) à conquérir, et d’autres à reconquérir. D’où la triple stratégie des marchés : les « guerres régionales » et les « conflits internes » prolifèrent ; le capital poursuit un objectif d’accumulation atypique ; et de grandes masses de travailleurs sont mobilisées. Résultat : une grande roue de millions de migrants à travers la planète. « Etrangers » dans un monde « sans frontières », selon la promesse des vainqueurs de la guerre froide, ils souffrent de persécutions xénophobes, de la précarité de l’emploi, de la perte de leur identité culturelle, de la répression policière et de la faim, quand on ne les jette pas en prison ou qu’on ne les assassine. Le cauchemar de l’émigration, quelle qu’en soit la cause, continue de croître. Le nombre de ceux qui relèvent du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés a littéralement explosé, passant de 2 millions en 1975 à plus de 27 millions en 1995.
La politique migratoire du néolibéralisme a davantage pour but de déstabiliser le marché mondial du travail que de freiner l’immigration. La quatrième guerre mondiale — avec ses mécanismes de destruction-dépeuplement, reconstruction-réorganisation — entraîne le déplacement de millions de personnes. Leur destinée est d’errer, leur cauchemar sur le dos, afin de constituer une menace pour les travailleurs disposant d’un emploi, un épouvantail de nature à faire oublier le patron et un prétexte pour le racisme.
PIÈCE NUMÉRO 4
MONDIALISATION FINANCIÈRE ET GÉNÉRALISATION DU CRIME
La figure 4 se construit en dessinant un rectangle.
Si vous pensez que le monde de la délinquance est synonyme d’outre-tombe et d’obscurité, vous vous trompez. Durant la période dite de guerre froide, le crime organisé a acquis une image plus respectable. Non seulement il a commencé à fonctionner comme une entreprise moderne, mais il a aussi pénétré profondément les systèmes politiques et économiques des Etats-nations.
Avec le début de la quatrième guerre mondiale, le crime organisé a globalisé ses propres activités. Les organisations criminelles des cinq continents se sont approprié l’« esprit de coopération mondial » et, associées, participent à la conquête des nouveaux marchés. Elles investissent dans des affaires légales, non seulement pour blanchir l’argent sale, mais pour acquérir du capital destiné à leurs affaires illégales. Activités préférées : l’immobilier de luxe, les loisirs, les médias, et... la banque.
Ali Baba et les 40 banquiers ? Pis. Les banques commerciales utilisent l’argent sale pour leurs activités légales. Selon un rapport des Nations unies, « le développement des syndicats du crime a été facilité par les programmes d’ajustement structurel que les pays endettés ont été contraints d’accepter pour avoir accès aux prêts du Fonds monétaire international (3) ».
Le crime organisé compte aussi sur les paradis fiscaux. Il y en a quelque 55 — l’un d’eux, les îles Caïman, occupe la cinquième place comme centre bancaire et possède plus de banques et de sociétés enregistrées que d’habitants. Outre le blanchiment de l’argent sale, les paradis fiscaux servent à échapper aux impôts. Ce sont des lieux de contact entre gouvernants, hommes d’affaires et chefs mafieux.
Voici donc le miroir rectangulaire dans lequel légalité et illégalité échangent leurs reflets. De quel côté du miroir se trouve le criminel ? De quel côté celui qui le poursuit ?
PIÈCE NUMÉRO 5
LÉGITIME VIOLENCE D’UN POUVOIR ILLÉGITIME ?
La figure 5 se construit en dessinant un pentagone.
Dans le cabaret de la globalisation, l’Etat se livre à un strip-tease au terme duquel il ne conserve que le minimum indispensable : sa force de répression. Sa base matérielle détruite, sa souveraineté et son indépendance annulées, sa classe politique effacée, l’Etat-nation devient un simple appareil de sécurité au service des méga-entreprises. Au lieu d’orienter l’investissement public vers la dépense sociale, il préfère améliorer les équipements qui lui permettent de contrôler plus efficacement la société.
Que faire quand la violence découle des lois du marché ? Où est la violence légitime ? Où l’illégitime ? Quel monopole de la violence peuvent revendiquer les malheureux Etats-nations quand le libre jeu de l’offre et la demande défie un tel monopole ? N’avons-nous pas montré, dans la pièce no 4, que le crime organisé, le gouvernement et les centres financiers sont tous intimement liés ? N’est-il pas évident que le crime organisé compte de véritables armées ? Le monopole de la violence n’appartient plus aux Etats-nations : le marché l’a mis à l’encan... Si la contestation du monopole de la violence invoque, non les lois du marché, mais les intérêts de « ceux d’en bas », alors le pouvoir mondial y verra une agression. C’est l’un des aspects les moins étudiés (et les plus condamnés) du défi lancé par les indigènes en armes et en rébellion de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) contre le néolibéralisme et pour l’humanité.
Le symbole du pouvoir militaire américain est le Pentagone. La nouvelle police mondiale veut que les armées et les polices nationales soient un simple corps de sécurité garantissant l’ordre et le progrès dans les mégapoles néolibérales.
PIÈCE NUMÉRO 6
LA MÉGAPOLITIQUE ET LES NAINS
La figure 6 se construit en faisant un gribouillage.
Nous avons dit que les Etats-nations sont attaqués par les marchés financiers et contraints de se dissoudre au sein de mégapoles. Mais le néolibéralisme ne mène pas seulement sa guerre en « unissant » des nations et des régions. Sa stratégie de destruction-dépeuplement et de reconstruction-réorganisation produit, de surcroît, des fractures dans les Etats-nations. C’est l’un des paradoxes de cette quatrième guerre : destinée à éliminer les frontières et à unir des nations, elle provoque une multiplication des frontières et une pulvérisation des nations.
Si quelqu’un doute encore que cette globalisation soit une guerre mondiale, qu’il prenne en compte les conflits qui ont provoqué l’éclatement de l’URSS, de la Tchécoslovaquie et de la Yougoslavie, victimes de ces crises qui brisent les fondements économiques des Etats-nations et leur cohésion.
La construction des mégapoles et la fragmentation des Etats sont une conséquence de la destruction des Etats-nations. S’agit-il d’événements séparés ? Sont-ce des symptômes d’une mégacrise à venir ? Des faits isolés ? La suppression des frontières commerciales, l’explosion des télécommunications, les autoroutes de l’information, la puissance des marchés financiers, les accords internationaux de libre-échange, tout cela contribue à détruire les Etats-nations. Paradoxalement, la mondialisation produit un monde fragmenté, fait de compartiments étanches à peine reliés par des passerelles économiques. Un monde de miroirs brisés qui reflètent l’inutile unité mondiale du puzzle néolibéral.
Mais le néolibéralisme ne fragmente pas seulement le monde qu’il voudrait unifier, il produit également le centre politico-économique qui dirige cette guerre. Il est urgent de parler de la mégapolitique. La mégapolitique englobe les politiques nationales et les relie à un centre qui a des intérêts mondiaux, avec, pour logique, celle du marché. C’est au nom de celle-ci que sont décidés les guerres, les crédits, l’achat et la vente de marchandises, les reconnaissances diplomatiques, les blocus commerciaux, les soutiens politiques, les lois sur les immigrés, les ruptures internationales, les investissements. Bref, la survie de nations entières.
Les marchés financiers n’ont que faire de la couleur politique des dirigeants des pays : ce qui compte, à leurs yeux, c’est le respect du programme économique. Les critères financiers s’imposent à tous. Les maîtres du monde peuvent tolérer l’existence d’un gouvernement de gauche, à condition que celui-ci n’adopte aucune mesure pouvant nuire aux intérêts des marchés. Ils n’accepteront jamais une politique de rupture avec le modèle dominant.
Aux yeux de la mégapolitique, les politiques nationales sont conduites par des nains qui doivent se plier aux diktats du géant financier. Il en sera toujours ainsi... jusqu’à ce que les nains se révoltent.
Voici donc la figure qui représente la mégapolitique. Impossible de lui trouver la moindre rationalité.
PIÈCE NUMÉRO 7
LES POCHES DE RÉSISTANCE
La figure 7 se construit en dessinant une poche.
« Pour commencer, je te prie de ne point confondre la Résistance avec l’opposition politique. L’opposition ne s’oppose pas au pouvoir, et sa forme la plus aboutie est celle d’un parti d’opposition ; tandis que la Résistance, par définition, ne peut être un parti : elle n’est pas faite pour gouverner, mais... pour résister. » (Tomás Segovia, Alegatorio, Mexico, 1996.)
L’apparente infaillibilité de la mondialisation se heurte à l’obstinée désobéissance de la réalité. Tandis que le néolibéralisme poursuit sa guerre, des groupes de protestataires, des noyaux de rebelles se forment à travers la planète. L’empire des financiers aux poches pleines affronte la rébellion des poches de résistance. Oui, des poches. De toutes tailles, de différentes couleurs, de formes variées. Leur seul point commun : une volonté de résistance au « nouvel ordre mondial » et au crime contre l’humanité que représente cette quatrième guerre.
Le néolibéralisme tente de soumettre des millions d’êtres, et veut se défaire de tous ceux qui seraient « de trop ». Mais ces « jetables » se révoltent. Femmes, enfants, vieillards, jeunes, indigènes, écologistes, homosexuels, lesbiennes, séropositifs, travailleurs, et tous ceux qui dérangent l’ordre nouveau, qui s’organisent et qui luttent. Les exclus de la « modernité » tissent les résistances.
Au Mexique, par exemple, au nom du Programme de développement intégral de l’isthme des Tehuantepec, les autorités voudraient construire une grande zone industrielle. Cette zone comprendra des « usines-tournevis », une raffinerie pour traiter le tiers du brut mexicain et pour élaborer des produits de la pétrochimie. Des voies de transit interocéaniques seront construites : des routes, un canal et une ligne ferroviaire transisthmique. Deux millions de paysans deviendraient ouvriers de ces usines. De même, dans le sud-est du Mexique, dans la forêt Lacandone, on met sur pied un Programme de développement régional durable, avec l’objectif de mettre à la disposition du capital des terres indigènes riches en dignité et en histoire, mais aussi en pétrole et en uranium.
Ces projets aboutiraient à fragmenter le Mexique, en séparant le Sud-Est du reste du pays. Ils s’inscrivent, en fait, dans une stratégie de contre-insurrection, telle une tenaille cherchant à envelopper la rébellion anti-néolibérale née en 1994 : au centre, se trouvent les indigènes rebelles de l’Armée zapatiste de libération nationale.
Sur la question des indigènes rebelles, une parenthèse s’impose : les zapatistes estiment que, au Mexique, la reconquête et la défense de la souveraineté nationale font partie de la révolution antilibérale. Paradoxalement, on accuse l’EZLN de vouloir la fragmentation du pays. La réalité, c’est que les seuls à évoquer le séparatisme sont les entrepreneurs de l’Etat de Tabasco, riche en pétrole, et les députés fédéraux originaires du Chiapas et membres du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI). Les zapatistes, eux, pensent que la défense de l’Etat national est nécessaire face à la mondialisation, et que les tentatives pour briser le Mexique en morceaux viennent du groupe qui gouverne et non des justes demandes d’autonomie des peuples indiens.
L’EZLN et l’ensemble du mouvement indigène national ne veulent pas que les peuples indiens se séparent du Mexique : ils entendent être reconnus comme partie intégrante du pays, mais avec leurs spécificités. Ils aspirent à un Mexique rimant avec démocratie, liberté et justice. Si l’EZLN défend la souveraineté nationale, l’armée fédérale mexicaine, elle, protège un gouvernement qui en a détruit les bases matérielles et qui a offert le pays au grand capital étranger comme aux narcotrafiquants.
Il n’y a pas que dans les montagnes du Sud-Est mexicain que l’on résiste au néolibéralisme. Dans d’autres régions du Mexique, en Amérique latine, aux Etats-Unis et au Canada, dans l’Europe du traité de Maastricht, en Afrique, en Asie et en Océanie, les poches de résistance se multiplient. Chacune a sa propre histoire, ses spécificités, ses similitudes, ses revendications, ses luttes, ses succès. Si l’humanité veut survivre et s’améliorer, son seul espoir réside dans ces poches que forment les exclus, les laissés-pour-compte, les « jetables ».
Cela est un exemple de poche de résistance, mais je n’y attache pas beaucoup d’importance. Les exemples sont aussi nombreux que les résistances et aussi divers que les mondes de ce monde. Dessinez donc l’exemple qui vous plaira. Dans cette affaire des poches, comme dans celle des résistances, la diversité est une richesse.
* * *
Après avoir dessiné, colorié et découpé ces sept pièces, vous vous apercevrez qu’il est impossible de les assembler. Tel est le problème : la mondialisation a voulu assembler des pièces qui ne s’emboîtent pas. Pour cette raison, et pour d’autres que je ne peux développer dans ce texte, il est nécessaire de bâtir un monde nouveau. Un monde pouvant contenir beaucoup de mondes, pouvant contenir tous les mondes.
Post-scriptum qui raconte des rêves nichés dans l’amour. La mer repose à mes côtés. Elle partage depuis longtemps des angoisses, incertitudes, et de nombreux rêves, mais maintenant, elle dort avec moi dans la nuit chaude de la forêt. Je la regarde onduler comme les blés dans mes rêves et m’émerveille à nouveau de la retrouver inchangée : tiède, fraîche, à mes côtés. L’étouffement me tire du lit et prend ma main et ma plume pour ramener le vieil Antoine, aujourd’hui comme il y a des années... J’ai demandé au vieil Antoine de m’accompagner dans une exploration en aval du fleuve. Nous n’emportons qu’un peu de nourriture. Durant des heures, nous poursuivons le cours capricieux, et la faim et la chaleur nous saisissent. Nous passons l’après-midi à poursuivre une harde de sangliers. Il fait presque nuit lorsque nous les rejoignons, mais un énorme porc sauvage se détache du groupe et nous attaque. Je fais appel à tout mon savoir militaire : je jette mon arme, et je grimpe à l’arbre le plus proche. Le vieil Antoine reste impassible devant l’attaque et, au lieu de courir, il se place derrière un taillis. Le gigantesque sanglier, de toutes ses forces, fonce droit sur lui, et s’encastre dans les branchages et les épines. Avant qu’il ne parvienne à se libérer, le vieil Antoine lève sa vieille carabine, et, d’un coup, fournit le repas du soir. A l’aube, lorsque j’ai fini de nettoyer mon moderne fusil automatique (M-16, calibre 5,56 mm avec sélecteur de cadence et une portée réelle de 460 mètres, une mire télescopique, et un chargeur de 90 balles), je rédige mon Journal de campagne. Omettant ce qui est arrivé, je note seulement : « Avons rencontré sanglier et A. a tué une pièce. Hauteur 350 mètres. Il n’a pas plu. »
Pendant que nous attendons que la viande grille, je raconte au vieil Antoine que ma part servira pour les fêtes qu’on prépare au campement. « Des fêtes ? », me demande-t-il, pendant qu’il attise le feu. « Oui, lui dis-je. Quel que soit le mois, il y a toujours quelque chose à fêter. » Et je poursuis par une brillante dissertation sur le calendrier historique et les célébrations zapatistes. Le vieil Antoine m’écoute en silence ; imaginant que cela ne l’intéresse pas, je m’installe pour dormir. Plongé dans mes rêves, je vois le vieil Antoine saisir mon cahier et y écrire quelque chose. Le lendemain, après le petit déjeuner, nous partageons la viande, et chacun s’en va de son côté. Une fois au campement, je fais mon rapport et je montre le cahier pour qu’on sache ce qui s’est passé. « Ce n’est pas ton écriture », me dit-on en me montrant la feuille du cahier. Là, après ce que j’avais noté moi-même, le vieil Antoine a écrit en grosses lettres : « Si tu ne peux pas avoir, et la raison, et la force, choisis toujours la raison et abandonne à l’ennemi la force. Dans de nombreuses batailles, la force permet d’obtenir la victoire, mais une guerre ne se gagne que grâce à la raison. Le puissant ne pourra jamais tirer de la raison de sa force, tandis que nous pourrons toujours tirer force de notre raison. »
Et plus bas, en petits caractères : « Joyeuses fêtes. »
Évidemment, je n’avais plus faim. Les fêtes zapatistes, comme d’habitude, furent effectivement joyeuses.
le sous-commandant Marcos
Armée zapatiste de libération nationale (EZLN), Chiapas, Mexique.
(1) Entretien avec Martha Garcia, La Jornada, 28 mai 1997.
(2) Ochoa Chi et Juanita del Pilar, Mercado mundial de fuerza de trabajo en el capitalismo contemporaneo, UNAM, Economia, Mexico, 1997.
(3) La globalisation du crime, Nations unies, New York, 1995.
Lire aussi l'abécédaire du sous-commandant Marcos :
Léché, lâché, lynché. La règle des trois « L » est bien connue parmi ceux qui connaissent gloire et beauté. C’est ce qui arrive à Emmanuel Macron. Hier, le beau monde des médias le léchait avec ravissement, et voilà qu’aujourd’hui le peuple demande sa tête au bout d’une pique. Le petit prodige est devenu le grand exécré.
Rien d’étonnant, les riches l’ont embauché pour ça, il est leur fondé de pouvoir, il est là pour capter toute l’attention et toutes les colères, il est leur paratonnerre, il est leur leurre, en somme. Tandis que la foule hurle « Macron, démission », ceux du CAC 40 sont à la plage. Un excellent placement, ce Macron. De la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune à la « flat tax » sur les revenus des capitaux, de la baisse de l’impôt sur les sociétés à la loi Travail qui facilite les licenciements, il n’a pas volé son titre de président des riches.
Mais pourquoi lui ? Comment est-il arrivé là ? À quoi ressemblent les crabes du panier néolibéral d’où est sorti ce premier de la classe ? Une caste, un clan, un gang ? Le cercle du pouvoir, opaque par nature, suscite toujours fantasmes et complotisme aigu. Il est très rare qu’une personne du sérail brise l’omerta.
Voir et écouter l'interview par Daniel Mermet ici :
Juan Branco vient de ce monde-là. Avocat, philosophe, chercheur, diplômé des hautes écoles qui fabriquent les élites de la haute fonction publique, à 30 ans il connaît ce monde de l’intérieur. Sur son blog, il publie « CRÉPUSCULE », une enquête sur les ressorts intimes du pouvoir macroniste et ses liens de corruption, de népotisme et d’endogamie, « un scandale démocratique majeur : la captation du pouvoir par une petite minorité, qui s’est ensuite assurée d’en redistribuer l’usufruit auprès des siens, en un détournement qui explique l’explosion de violence à laquelle nous avons assisté. [1] »
Un entretien de Daniel Mermet avec Juan Branco, avocat, auteur de Crépuscule (2018).
Que 2019 nous comble et vous comble, de la joie, de l'amour et justice et paix pour de vrai pour tous partout et amour et guérison pour le grand corps, l'esprit et l'âme de la Pachamama !!!
Dans l’émergence du mouvement des Gilets Jaunes, une opposition entre deux urgences s’est dessinée : celle entre l’écologie et le social. L’une serait un luxe, l’autre une nécessité. Dans ce faux débat, on entend et on lit « Il est plus facile d’être écolo, de manger bio, quand on est à Paris »[1]. Penser à son empreinte écologique, c’est pour ceux qui n’ont pas à se soucier de remplir leur frigo, qui peuvent se payer des voitures électriques et acheter des produits bio hors de prix, et qui ont le temps d’y penser. Les autres sont la tête dans le guidon et dans la survie. Cette vision binaire est non seulement loin de la réalité, toujours plus complexe, mais elle hypothèque notre avenir et nous enlise dans une confrontation stérile où nous y perdrons tous, à commencer par les plus démunis, premières victimes de la disparition de la biodiversité et du réchauffement climatique. À l’heure où nous avons besoin plus que jamais d’additionner nos intelligences pour envisager une autre société, pourrait-on envisager autrement la révolte et le débat en France ?
DOSSIER EN TROIS ARTICLES :
Les pauvres écolos, ça existe
La représentation qu’on se fait du monde : le rôle des médias
Les oppositions binaires : un délice français
2. L’écolo : une invention médiatique ?
Ces derniers jours il y eut beaucoup de plateaux télé et de débats sur l’opposition entre écologie et pouvoir d’achat. Derrière ces termes désincarnés, c’est l’affrontement de deux archétypes: l’ Écolo et le Pauvre, qui se joue. Quelle réalité recouvrent-ils ? Qui en parle et comment ?
On le sait maintenant, le mouvement des Gilets Jaunes dépasse largement le refus de l’augmentation de la taxe carbone. Il manifeste la détresse de ceux qu’on appelle les oubliés. Une limite a été franchie. Mais pourquoi s’est-elle tracée juste ici, sur l’augmentation du prix du diesel ? Pourquoi pas sur les privilèges accordées aux plus riches (suppression de l’IFS), sur le sacrifice des services publics (réforme de la SNCF) ou sur l’étouffement des petits retraités (augmentation de la CSG) ? Pourquoi ces sujets, qui concernent directement les inégalités sociales, n’ont pas embrasé la colère générale ? Pourquoi les enjeux de pollution et de santé publique, qui transcendent les classes sociales, entraîne la division plutôt que l’unité nationale ?
Parler des oubliés, c’est désigner des gens dont on ne parle pas, donc poser la question de qui parle ? À partir de quelle parole construisons-nous notre représentation du monde, de notre pays, pour forger notre opinion ? Journalistes, polémistes, réseaux sociaux, réalisateurs, écrivains, sont tous artisans de cette représentation. Nous nous forgeons une opinion à partir de notre expérience et de la représentation qu’on se fait du monde. Notre expérience est limitée. Mais notre imaginaire infini. Voilà pourquoi la question du récit que nous faisons des aisés et des exclus, des écolos et des pollueurs, est essentielle. Et que nous ne pouvons pas interroger un phénomène social sans en interroger la représentation.
Les médias sont un rouage clé de la machine que nous appelons système et dont la remise en question se fait de plus en plus entendre. Si le traitement médiatique des Gilets Jaunes a été questionné, la responsabilité des médias dans la cristallisation de cet affrontement Écolo/Pauvre n’est pas encore posée.
Les pauvres : ceux dont on parle
Autrefois il était celui qu’on ne voulait pas voir. Puis celui dont personne ne parlait. Aujourd’hui il est celui dont on parle mais que personne n’entend. Les pauvres de Vincent de Paul, les misérables de Victor Hugo, et tous ceux que les Emile Zola, les Joseph Kessel, écrivains, reporters, photographes, allaient voir. Aujourd’hui : journalisme de long cours trop coûteux, marché du livre boiteux avec beaucoup de titres mais une poignée de visibles, experts confinés dans le monde universitaire, écrivains philosophes et artistes n’ayant plus de place dans les médias pour raconter le monde[2] . Ceux qui vont poser un micro, un stylo ou un œil pour raconter notre société au plus près, au-delà de l’anecdote et du cliché, le font seuls, et envoient des messages le plus souvent sans réponse aux médias parisiens débordés.
On se penche maintenant sur cette France déclassée, sur les périphéries, sur le petit peuple. On invite quelques échantillons, bien choisis pour que la confrontation ait lieu. On redessine une carte des fractures sociales, entre la France des élites des métropoles, celle des quartiers et celle des campagnes. À croire que le premier combat des Gilets Jaunes, celui de la visibilité, est gagné. On nous voit. Mais va-t-on nous entendre ?
C’est un véritable enjeu politique qui se pose pour ce mouvement spontané, sans structure et sans représentant. Mais elle se pose aussi pour ceux qu’on appelle les écolos. Pour eux, l’enjeu n’est pas de se faire entendre mais de ne pas se faire confisquer leur voix.
L’écologie confisquée dans l’espace médiatique
L’écologie n’est plus un sujet silencieux. Mais c’est un sujet confisqué. Que l’on regarde qui entend-on parler d’écologie dans les médias : des citadins, métropolitains, le plus souvent parisiens. Où sont dans les médias les témoignages sur les initiatives qui s’expérimentent partout dans cette France oubliée ? Carnets de campagne sur France Inter certains diront. Oui, 15 minutes consacrées aux solutions d’avenir entreprises dans notre pays, après deux heures d’émission de divertissement, juste avant un jeu d’argent et les infos. On entend souvent dire : C’est déjà ça. Mais tenir un mauvais rôle n’est-il pas pire que de ne pas avoir de rôle ?
Car les discours que nous produisons sur les alternatives au modèle néolibéral, la fréquence et la manière dont les médias en parlent, est déjà un discours : nous parlons des campagnes, et voici la place que nous leur accordons sur une chaîne de service public. Le choix des sujets est aussi significatif. L’écologie est le plus souvent abordé par l’une de ses urgences, le climat, qui occulte bien souvent la question de la disparition de la biodiversité. C’est un sujet sans doute plus confortable à aborder, parce que plus lointain et global, que la question tout de suite palpable et locale de la biodiversité. Et en effet, c’est bien une marche pour le climat qui fut organisée, et non pour le vivant.
La meurtrière par laquelle nous regardons la question écologique ne nous fait pas voir le pauvre écolo. Tous ces humbles, ces petits paysans, artisans, petits commerçants, qui bien que modestes, œuvrent à trouver un modèle économique qui respecte le vivant. Il en sort une fausse confrontation où ceux qui défendent un modèle de transition énergétique parlent du point de vue étroit d’une élite[3] et entretiennent le fameux discours : l’écologie c’est pour les riches. On se figure le bobo parisien allant dans des espaces de coworking prendre une tisane bio à 5 €, un gâteau carotte sans gluten à 3€, écrire un article contre Starbucks sur son Mac dernier modèle, décrocher son téléphone enrobé d’une housse anti-ondes à 40 € et filer à vélo à son rendez-vous.
Qui viendra parler des économies faites sur les produits d’entretien ménager en privilégiant les produits de bas simples ? Qui viendra parler du chantier participatif qui leur a permis de construire une maison énergétiquement passive ? Qui parlera des cafés où on peut venir faire réparer ses appareils cassés, des échanges de service, des monnaies locales ? Ces initiatives, on les retrouve dans une presse non conventionnelle, dite alternative.
La carte postale de l’alternatif
Depuis les années 2000 le paysage médiatique français est devenu particulièrement riche de médias émergents, tentant d’apporter une autre proposition à celle des médias conventionnels : Reporterre, Bastamag, Les Jours, XXI, Kaizen, Wedemain, La Relève et la Peste, Mr Mondalisation (francophone international) pour ne citer que quelques uns. Parmi eux, certains sont spécialisés dans les sujets écolos. Certains étant plutôt dans le récit, d’autres dans l’information, d’autres dans l’incitation. Le rôle des médias est repensé comme incitateur au changement de comportement. En montrant aux gens d’autres gens qui oeuvrent à faire autrement, le lecteur pourra se dire que lui aussi, il peut.
Ces médias cherchent aussi une alternative à un discours écologique catastrophiste et culpabilisant, en choisissant de mettre en lumière les initiatives encourageantes, le film Demain de Cyril Dion et Mélanie Laurent, étant devenu le symbole de cette démarche inverse.
Seulement il existe un danger à cette hyper-sélection du positif. Celui de peindre une carte postale de l’alternatif, belle, trop belle même, pour qu’une partie des lecteurs s’y identifie.
On retrouve souvent à travers les reportages et les articles, les images de jeunes gens souriants au soleil, devant leur tiny house, leur champ de permaculture, avec leur enfant. Des choix de vie souvent radicaux qui font rêver, mais qui ont souvent pour effet d’éloigner le possible pour des lecteurs qui se disent que c’est trop extrême pour eux, ou bien que ceux-là ont de la chance, ils ne doivent pas avoir toutes les contraintes que j’ai. Il suffit pour cela de lire les commentaires sur les réseaux sociaux, souvent dans la mise à distance humoristique, critique ou admirative. De fait, ceux qui s’y mettent n’ont en général pas le temps de lire des articles sur d’autres modèles.
Il est urgent de produire un autre récit sur le monde. Mais si ce récit bascule exclusivement dans l’exemplarité positive, il perd quelque chose du vécu, riche de ses exploits et de ses défaites, de ses difficultés, de ses déceptions, de ses détours, et donc de son pouvoir agissant. Il serait temps de parler d’hommes et de femmes qui essayent, échouent, recommencent, changent de perspective, de donner à voir le combat plutôt que le résultat, les doutes plutôt que les formules finales, les soirs de doutes plutôt que les sourires pour la photo.
Pour qui prétend produire un autre récit sur le monde et infléchir les comportements, l’enjeu est de rendre compte de la diversité du changement de société déjà à l’œuvre dans nos sociétés. Car tous les semeurs du changement, s’ils œuvrent dans le même sens, ne partent pas des mêmes questionnements, des mêmes problématiques, des mêmes motivations. Leurs histoires nous offrent une infinité de perspectives et c’est bien cette richesse qui permettra au plus grand nombre d’envisager le changement à son échelle.
Le défaitisme général alimenté par les médias conventionnels ne devrait pas inciter les médias dits alternatifs à proposer une autre caricature. On peut se demander jusqu’à quel point cette tendance alimente l’accusation de « bisounours » qui tombe souvent sur les écolos. On retrouve souvent dans le débat public ce positionnement entre les réalistes pessimistes d’un côté, et les écolos optimistes bisounours de l’autre. Une autre opposition binaire, bien française. Prochain article : Les oppositions binaires, un délice français.
Pour lire le premier article de ce dossier cliquez sur : L’écolo pauvre
[3] Jean-Baptiste Comby : « Il y a une certaine homogénéité sociale de ces entrepreneurs de la cause climatique, au début des années 2000, dans le sens où ils appartiennent aux classes dominantes tout en y occupant des positions secondaires, dominées. » https://www.revue-ballast.fr/jean-baptiste-comby/
Depuis la nuit des temps, des individus ont vécu des expériences de mort imminente, des phénomènes d'expansion de conscience, ou encore des sorties hors du corps. Nous sommes allés à la rencontre de quelques-unes de ces personnes qui ont accepté de témoigner : qu'ont-elles vécu ? Qu'ont-elles vu ? En quoi ces expériences étaient bien différentes de simples rêves ou d'hallucinations ? Nous avons également interrogé des psychiatres, des psychologues en milieu hospitalier, et d'autres spécialistes pour tenter de percer la réalité de ces phénomènes. Que disent ces expériences sur notre conscience et sur la structure de la réalité ? Comment prendre conscience de la véritable nature de notre être ?
Intervenants : - Olivier Chambon (Docteur psychiatre) - Jean-Jacques Charbonier (Médecin anesthésiste-réanimateur) - Sylvie Déthiollaz (Docteur en biologie moléculaire, directrice de l’ISSNOE) - Eric Dudoit (Docteur en psychologie et psycho-pathologie) - Marc Boucher de Lignon, Nicole Dron, Philippe Raboud (témoins d’expériences de mort imminente) - Akhena, Claude, Tara (témoins d’états modifiés de conscience)
- Un rescapé de l’Aquarius s’est retrouvé par hasard hébergé chez l’une de nos bénévoles. Plus d'un an après son passage sur le pont du navire de sauvetage, en avril 2017, voilà qu’il se livre. Sans fard ni détour, son histoire est ici retranscrite.
Ousmane a aujourd’hui 24 ans. Son abord est simple et ouvert, il est souriant. Cependant, dès que l’échange de mots s’interrompt, dès que la personne qui l’héberge (et qu’il appelle Maman) n’est plus là, le repli, la détresse se font jour sur son visage, dans son regard. C’est alors que ce sourire apparait surtout comme une protection contre l’inquiétude, tout autant qu’une politesse adressée à autrui. Ousmane relatera ainsi son histoire…
Partir pour survivre
Originaire d’un village de Côte d’Ivoire, il est le dernier enfant d’une famille de cultivateurs qui produit des céréales, et les vend au marché. Une famille très pauvre, dira-t-il. Car le décès de son père les a frappés lorsqu’Ousmane avait seulement neuf ans; la maman assumera dès lors la responsabilité de six enfants. « Il n’y avait rien chez nous au village. Mais j’ai pu quand même aller à l’école de huit à quatorze ans en ville. Je dormais chez un camarade de classe…»
Lorsqu’il atteint l’âge de 21 ans, il perd sa mère. Or des enfants sont nés dans la famille. Il n’est plus un fils. Il entre dans la génération des pères. Le travail de leur terre est insuffisant à répondre aux besoins élémentaires de tous. Il devient urgent de partir chercher du travail plus loin; son frère aîné lui fournit une petite somme pour voyager.
Ousmane arpente sans relâche la sous-région d’Afrique de l’Ouest. Il se rend d’abord en Guinée Conakry, où il exercera au jour le jour divers métiers, de jour comme de nuit : ouvrier agricole, cuisinier, vigile…
Ousmane va là où on lui dit qu’il y a du travail. Il voyagera à l’intérieur du Sénégal, du Mali, du Burkina-Faso. A Niamey, au Niger, il se fera dépouiller du peu d’argent qu’il a et qu’il porte toujours sur lui. Il survivra un temps grâce aux repas d’une association de rue.
« [Lorsqu’ils m’ont frappé, je n’ai pas crié pour ne pas inquiéter la famille »
Son frère lui envoie alors l’argent pour prendre un bus vers le Sud de la Libye. A Gadron, première ville après la frontière nigéro-libyenne, Ousmane trouve un temps du travail en tant qu’ouvrier agricole. Mais les difficultés d’existence persistent, et s’étalent sur de longs mois. Puis, il n’y a plus de travail. Il décide alors, en accord avec son frère, de tenter de passer en Europe via la Libye. Il entre à Tripoli.
C’est là que très rapidement, on l’arrête, on l’emprisonne dans une pièce où quarante à cinquante personnes noires (maliennes, guinéennes, sénégalaises, camerounaises, des hommes et des femmes, dont un couple de compatriotes) sont déjà incarcérées : « On souffrait de la faim dans cette chambre… il y avait beaucoup de malades. Lorsqu’ils étaient trop malades, ils allaient un peu à l’hôpital, mais ils revenaient et les gardiens appelaient leur famille pour qu’elle envoie une rançon… six-cents euros !»
Ousmane, lui, a dû être hospitalisé plusieurs semaines à son arrivée en Italie tant il avait été battu. « [Ils me donnaient] des coups avec des gros bois, tous les jours, dans la région du dos et sur les genoux, jusqu’à ce que je ne puisse plus marcher ni bouger. Un jour on m’a tendu un téléphone pour que j’appelle mon frère et qu’il paie. Mais [lorsqu’ils m’ont frappé], je n’ai pas crié pour ne pas inquiéter la famille. Je ne lui ai pas dit qu’on me battait, ça lui aurait fait trop de chagrin. Mon frère a dix personnes sous sa responsabilité : je ne voulais pas lui faire trop de souci.
On ne peut pas expliquer tout ce qui s’est passé en Libye. J’ai vu deux personnes tuées sous mes yeux. Il y a eu des femmes violées. L’homme d’un couple devait dire qu’il ne connaissait pas sa femme, sinon on faisait du mal à la femme pour le faire chanter. Tous les humains ne sont pas pareils. Mais là-bas, ce ne sont pas des humains…»
Ousmane frôle la mort : 42 personnes perdent la vie en mer
Le couple de compatriotes incarcéré avec lui avancera la somme exigée pour qu’il soit libéré et embarqué vers l’Italie.1 Ainsi, la recherche d’un passage vers l’Europe amènera Ousmane et ses compagnons à côtoyer des « intermédiaires » qui l’orienteront vers de prétendus « passeurs ». Mais il sera finalement acheté par un Libyen, qui le revendra à un autre comme on l’aurait fait d’un animal ou d’un meuble. Il n’est plus un homme, seulement la force de travail d’un jeune de 24 ans. Un esclave en somme.
Ousmane réussira cependant à s’échapper. Après un jour de marche, il embarquera finalement de nuit sur l’une des trois embarcations qui prendront aussitôt la mer. « Un des trois bateaux a coulé. Il y a eu 42 morts. J’ai enlevé mes habits parce qu’ils pouvaient me faire couler puis j’ai nagé vers l’autre canot et je m’y suis accroché. Lorsque l’Aquarius nous a finalement récupérés, il y avait beaucoup de gens qui pleuraient… La dame [qui m’avait prêté l’argent]…son mari avait péri dans l’autre canot. »
Ousmane continuera son périple durant de longs mois de l’Italie du Sud à celle du Nord; ralliera Milan, puis Turin. Puis les Alpes à pied. Il arrivera à Briançon, puis essaiera de rejoindre Marseille, afin d’y retrouver d’éventuels compatriotes. Actuellement hébergé par un collectif de bénévoles, Ousmane a accédé depuis peu au statut de demandeur d’asile en France. Un soulagement.
Ne compter que sur lui-même
« Si tu n’as pas de papiers ici, tu es un nul, tu es un zéro. » Pourtant en sécurité désormais, Ousmane est tourmenté. « Je ne vais pas bien… je ne supporte plus le bruit, je perds souvent connaissance, j’ai des vertiges, je dors mal et je me réveille environ toutes les trente minutes… La nuit je pense à ceux que j’ai vus mourir. Je pense aux enfants de chez moi, à tous ceux qui ont confiance en moi : je suis en Europe maintenant… »
« Ici je me demande comment avoir toujours le bon comportement : avoir un ticket pour le tramway, savoir comment le valider… Il faut apprendre beaucoup de choses pour avoir toujours le bon comportement. Je ne veux pas de « palabres »2 avec d’autres, et quand quelqu’un me « cherche », je ne réponds pas… »
Mais Ousmane s’accroche, pour sa famille. S’il a le souci de parfaire sa connaissance du français, il le parle néanmoins tout à fait couramment. Il connait la langue de son pays, et voudrait apprendre l’anglais. Il sait cultiver la terre. Au cours de son long périple, il a acquis une expérience dans les métiers de la cuisine. Il est devenu compétent en sécurité des bâtiments. Surtout, il a appris à ne compter que sur lui-même.
Ousmane a 24 ans, son abord est simple et ouvert, son visage est souriant.
Régine et Marie
NOTES
1. À ce jour, cette somme a pu être remboursée à l’épouse seule, car le mari a péri noyé dans le naufrage de l’une des trois embarcations de fortune où ils avaient tous pris place; Ousmane reste en contact téléphonique avec cette dame, à qui il considère devoir la vie.
2. Dans ce contexte, « palabres » a le sens de conflit susceptible de dégénérer. Car notre entretien avec Ousmane se déroule après que la plateforme d’asile ait été temporairement fermée consécutivement à un événement de ce type.
Et si les animaux devenaient nos professeurs de sagesse ? Norin Chai, riche d’une longue expérience comme vétérinaire de la faune sauvage, nous plonge ici dans une découverte passionnante et originale du monde animal et des multiples enseignements qu’il peut nous apporter. Ainsi, par leur manière de se comporter, de vivre, de coexister, les animaux (chiens, chats, éléphants, dauphins, tamarins…) peuvent nous apprendre à nous réconcilier avec nos émotions et à mieux partager celles d’autrui. Ils peuvent aussi nous aider à retrouver les chemins oubliés de notre intelligence intuitive. À mieux écouter notre corps, sans le bourrer de nourritures inutiles, et à vivre plus sereinement le temps présent... N’est-ce pas en retrouvant notre lien perdu avec notre animalité que nous finirons, un jour, par retrouver notre pleine humanité ?