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15/10/2018

Nicolas Kurtovitch - Autour d'Uluru

 

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Uluru est une université, une encyclopédie, une somme de savoir–être, de sagesse, tout autant que de beauté. Voilà l’autre histoire.

 

(…)

Au bord de la maigre rivière

le pays du rêve de la fourmi à miel

j’essaie d’y retrouver la trace des hommes

qui suivent une invisible piste

 

(…)

Le vieil homme rouge dort cette fois entre

deux arbres

à travers le sale rouge

quatre directions emmêlent ses cheveux

 

(….)

Ils sont partis

n’ont rien laissé sur le sable

sinon un chant

de peur qu’on ne se perde

 

(…)

Uluru est là

toujours solide sur son assise

n’attendant personne

miroir des visiteurs

 

Le serpent dit

demain au petit jour

je serai une rivière

 

Le serpent dit

demain au petit jour

je serai le tonnerre

 

Le serpent dit

demain à tous moment

souviens-toi

 

Le vieil homme dort entre deux arbres

il se repose de son long rêve

au cours duquel il donne naissance aux

mondes

 

 

(…)

Le serpent insaisissable est un simple trait dans la pierre, c’est une ombre de pluie, une ombre d’eau venant des millénaires passés, il se livre et dit à sa manière tranquille le monde et les humains enlacés.

 

 

 

 

(…)

 

J’entre alors par les trous d’eau

dans la mémoire du monde

laissé là par un homme nu

qui a de ses mains dessiné

chaque pensée et chaque geste

 

(…)

 

(mille clameurs sorties du ventre de Uluru

disent, l’Univers s’estompe, comme effacé

par le souffle mécanique d’êtres sans écoute)

 

(…)

 

« Redfern est loin    loin de Uluru     noyé dans Sydney

Chemins défoncés     bières sans et crac     rien d’idéal

Le rêve ne peut plus être

s’il n’est pas également à Redfern

Les Australiens de l’origine

meurent à la ville impossible d’être au désert

à Redfern délabré    le rouge des maisons   rappelle la beauté du désert

Les peintres     certains Abos en ville    sur des portières de voiture

Arrachées    peignent le désert    Leur cœur de sable rouge

Leurs dents déchaussées sont les rocs détachés de Uluru »

 

 

41mrcMkg78L._SX195_.jpgNicolas Kurtovitch in Autour d’Uluru

Aux vent des îles éd, 2011

http://www.nicolaskurtovitch.net/

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

22/09/2018

Sana Yazigi : la révolution en Syrie par l’art

 

Par Aline Lafoy | 
 
Photo : Sana Yazigi - Photo : Aline Lafoy
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La graphiste syrienne a lancé en 2013 le site internet La mémoire créative de la révolution syrienne qui recense et répertorie les œuvres des artistes syriens connus et anonymes depuis le soulèvement populaire en 2011.

 

Pourquoi avoir lancé ce site ? 
Les premiers mois de la révolution, j'ai été stupéfaite de la quantité de talents artistiques que j'ai pu voir. C’était tout un peuple qui s'exprimait dans les rues, artistes comme citoyens, partout en Syrie. On voyait de tout : danse, chant, caricatures, musique, banderoles… Après de longues années de silence, tout un peuple s'est exprimé car c'était possible. C'était quelque chose d'extraordinaire. Je ne savais comment documenter tout cela. Dès le départ, j’ai eu l’inquiétude que tout cela soit oublié ou effacé. J'ai commencé à collecter et archiver en 2012 depuis Beyrouth. Aujourd’hui, le site répertorie des centaines d’artistes et plus de 28 000 œuvres.

 

Quel est le but de votre site ? 
Ecrire notre propre histoire. Tout le monde dit que c'est le vainqueur qui écrit l'Histoire. Nous, on va contre cela. On écrit ce qu'on a fait, comment on a fait et ce qui nous est arrivé avec nos propres mots. On ne peut pas nier ou effacer les témoins qui ont vécu ces évènements. Prouver un crime sans preuve, c'est impossible. Les œuvres sont des preuves pour nous. C'est une cause sur le long terme. Nous ne baisserons pas les bras. Plus on fournit de preuves, plus il est difficile de nier la vérité.

 

Avant le soulèvement populaire de 2011, les artistes syriens étaient-ils libres ? Qu’en est-il aujourd’hui ? 
Les artistes et intellectuels n’étaient pas libres mais ils trouvaient des moyens de contourner les interdictions. Aucune critique n’était permise. L'art a gagné en popularité après la révolution car c’est une expression libre, directe et représentative. Mais c'est aussi pour cela que le régime a arrêté les intellectuels et les artistes. L'artiste était attendu. Il est devenu très populaire et le régime ne pouvait pas le permettre. Le régime a arrêté, torturé les intellectuels et les créateurs. Le mot ‘liberté’ a été écrit sur les murs de Damas puis effacé par le régime. C’est pour cela qu’il était important de tout documenter.

 

Les artistes syriens ont-ils peur de la répression ? 
Evidemment. Trois artistes présents en Syrie nous ont demandé de retirer leurs œuvres. En dehors du territoire syrien, le régime ne peut plus atteindre les auteurs. Il y a aussi beaucoup d'œuvres anonymes.

 

Comment faire vivre la mémoire de la guerre et de la révolution syrienne ? 
Il faut faire vivre la cause syrienne. Ceux qui le peuvent doivent porter un nouveau discours et créer de nouveaux outils pour continuer à faire vivre la cause et la porter dans le monde entier. Dans le futur, on voudrait fonder une institution d'archivage pour la révolution syrienne. On aimerait faire partie des archives nationales car, après la guerre, la révolution doit faire partie de l'histoire de la Syrie.

 

Parlez-nous d’une œuvre ou d’un artiste qui vous touche particulièrement ? 
Je suis touchée par Abdul Wahab Mulla, un chanteur religieux populaire d’Alep. Il a une voix extraordinaire et fait des chansons tellement fortes. Il a même fait une chanson pour tous les Syriens, pro ou anti-Bachar, qui rappelle que le peuple syrien est uni. Il a une philosophie incroyable et une conscience très forte de la citoyenneté. Il a été arrêté par le régime de Bachar el-Assad, puis par le groupe Etat islamique. Aujourd’hui, il a disparu.

 

Site  : https://creativememory.org/fr/

 

Aline Lafoy

Aline Lafoy

Passionnée de photographie, je souhaite rencontrer toutes les cultures, les langues et les Hommes du monde. Je veux comprendre l'univers qui nous entoure.

12/09/2018

Aux origines des civilisations : une fiction au service de l’élite

par Ana Minski

 

Article avec photos à lire ici : 

http://partage-le.com/2018/08/aux-origines-des-civilisati...

 

La science est le reflet de la société, et l’archéologie a parfois été utilisée pour alimenter des idéologies totalitaires ou fascistes. Dans Aux origines des civilisations, un documentaire en quatre volets diffusé sur la chaîne de télévision grand public Arte, l’archéologie est mise au service de l’idéologie néolibérale qui domine les cercles privilégiés des sociétés capitalistes contemporaines. Certains diront qu’il n’y a pas de science sans paradigme, que l’objectivité en ce qui concerne notre passé et notre présent est impossible. Pourtant, il y a des faits archéologiques qui permettent, en toute objectivité, de rendre compte de la mystification mise en place par le réalisateur.

Ce documentaire nous propose de plonger dans le passé des civilisations pour en comprendre la formation, la grandeur, et le danger qui les guette toutes : leur disparition. La musique et le montage participent à rendre le discours épique, glorieux, héroïque. Tout le documentaire est une glorification de « l’ascension de l’homme ». Ainsi des archéologues qui montent les degrés des ziggourats ou des échelles, de la flèche filant en ligne droite et qui symbolise le progrès, des couleurs ternes qui caractérisent la grisaille du quotidien des préhistoriques quand, par opposition, le monde moderne apparaît sous des couleurs éclatantes.

Dans le premier volet, nous apprenons que la civilisation ne peut exister sans la ville, que la civilisation est la ville. D’après les scientifiques interrogés par le réalisateur, la ville se fonde sur la sociabilité innée de l’humain, elle fonctionne comme « des cerveaux collectifs qui permettent d’accéder aux points de vues et compétences de milliers d’individus », permet de « mutualiser des connaissances pour participer à quelque chose de plus grand et de plus efficace, quelque chose qu’on ne peut pas réussir seul. » Il semblerait donc que plus nous sommes nombreux, plus nous pouvons nous spécialiser et plus nous pouvons nous élever ensemble. Le psychologue évolutionniste, Michael Muthukrishna, déclare : « Les élites et les inégalités ne sont pas un mal. Une élite est nécessaire, il faut produire des richesses, mettre des armées sur pieds, faire respecter les lois, distribuer les richesses. C’est dans la ville que se trouvent les richesses et le pouvoir et que vivent les gens. » Et le spectateur contemple l’intellectuel en chemise blanche qui parade dans les rues chatoyantes de Tokyo, heureux de manger des pâtes cuisinées par un grand spécialiste de la speed food. C’est vite oublier que les pâtes qu’il engouffre goulûment et avec grande satisfaction proviennent de champs épuisés par l’exploitation intensive, que le blé a été récolté par une population qui ne vit pas dans les villes et que ces champs sont le cimetière de nombreuses espèces indispensables à la vie terrestre. Cet intellectuel est parfaitement formaté par la civilisation, il s’y promène comme un vampire dans sa propriété. Pourquoi les inégalités qu’elle engendre devraient-elles lui poser problème ? Ce n’est pas lui qui sue dans la petite arrière-cuisine, ce n’est pas lui qui s’éreinte le dos dans les travaux domestiques. Lui, l’intellectuel de la ville, est l’un des grands mutualistes de la pensée, l’un de ceux qui dit s’inspirer des idées de ces autres qui sont socialement en-dessous de lui. Mais en vérité, il ne s’inquiète pas de ce que son vendeur de sushi pense ou rêve, il lui pompe surtout son énergie détruisant ainsi sa capacité à créer un monde meilleur. Parce qu’il a la prétention et le pouvoir de penser à sa place, de parler à sa place, et utilise ce pouvoir pour faire carrière.

D’un point de vue archéologique aucun site ne permet d’affirmer que la ville est née du besoin de sociabilité de l’homme. Pourtant, un site est présenté comme lieu d’origine : Göbekli tepe, en Anatolie. Selon l’archéologue Jens Notroff, Göbekli tepe témoignerait du passage de l’animisme à la religion, du nomadisme à la sédentarisation, de la chasse-cueillette à l’agriculture. Pour paraphraser ce que disent les images et les différents intervenants, les groupes de chasseurs-cueilleurs, las d’errer dans la poussière des plaines, désireux de se libérer de « l’obligation de suivre les troupeaux », mues par un désir inné de se regrouper, se réunirent et dressèrent des pierres qu’ils gravèrent pour symboliser une alliance encore inédite. Jens Notroff n’hésite pas à affirmer que les signes abstraits présents sur les blocs de pierre signifient clairement ce passage de l’animisme à la religiosité, puisque, dit-il, « Les représentations de l’art paléolithique en Espagne et en France se caractérisent essentiellement par la représentation d’animaux. » Cela est pourtant faux, l’art pariétal et mobilier du Paléolithique européen compte davantage de signes abstraits que de représentations figuratives. Se basant sur les représentations anthropomorphes sculptées sur les pierres dressées de Göbekli tepe, il dit également : « J’imagine qu’ils représentaient des ancêtres importants, qu’ils organisaient des grandes fêtes du travail. » Il ignore donc que des représentations monumentales existent également dans l’art paléolithique européen telle que celle du Roc-aux-Sorciers, ou que la composition de Lascaux n’a pu être réalisée sans une coopération importante des préhistoriques. À l’écouter, il semble établi que l’homme de la Préhistoire était animiste et que les chamanes étaient les ancêtres du prêtre. Pourtant, la théorie du chamanisme préhistorique, qui ne prend pas en compte les différences entre le chamane sibérien qui chevauche les esprits et le possédé africain qui est chevauché par les esprits[1], ne peut en aucun cas définir l’art de la Préhistoire. D’autre part, la continuité entre chamane et prêtre est une pure spéculation. Si toutes les études menées auprès des peuples premiers témoignent en faveur de l’importance qu’accorde l’homme au monde invisible, il est toutefois prudent de ne pas calquer ces modèles aux peuples de la Préhistoire. Il est dangereux qu’une hypothèse présentée comme certitude mette fin à la discussion. Pourquoi serait-il donc impossible d’imaginer que ces hommes de l’âge de pierre pouvaient simplement être émerveillés par la beauté du monde, ou pris d’un goût pour le jeu et les formes[2] ?

Il en est de même pour cette affirmation : la célébration et la création de monuments vont de pair. Rien n’interdit d’imaginer que les grottes, avec leurs somptueux drapés et excentriques, n’aient été le lieu de célébrations spirituelles, sacrées ou profanes. Que l’homme préhistorique n’ait pas éprouvé le besoin de dresser des pierres ne signifie nullement qu’il était dépourvu de spiritualité ou de sociabilité. L’histoire que nous raconte Jens Notroff est une fiction. Elle reprend le mythe de la caverne de Platon, et réduit l’histoire humaine à la vie d’homme : l’enfance, l’adolescence, la maturité, la mort. L’homme de la civilisation prend ses rêves pour des réalités et n’hésite pas à gommer tous les biais pour asséner des « vérités ». Parce que le civilisé, l’homme des villes, n’aime pas l’ignorance, il n’hésite pas à s’affirmer détenteur du savoir et à qualifier les péquenauds, les bouseux, ceux qui refusent le destin urbain de l’humanité, d’ignorants. La prétention de l’homme civilisé est telle qu’il préfère donner son avis sur tout et n’importe quoi plutôt que d’écouter ce que l’Autre pourrait éventuellement lui apprendre.

 

Jens Notroff déclare également que « les nomades n’étaient pas rattachés à un lieu particulier, du moins pas pendant longtemps. » Pourtant, de nombreux sites archéologiques témoignent de la complexité du territoire parcouru par les peuples de la Préhistoire. Ainsi, des sites semblent posséder des fonctions diverses : haltes de chasse, site d’abattage, site d’habitat, site d’agrégation. Le matériel archéologique témoigne de sites visités à des rythmes saisonniers et la circulation de certains vestiges (perles, coquillages, silex) prouvent qu’ils parcouraient leur territoire en connaissant parfaitement les gîtes de matières premières nécessaire à la confection de leurs outils[3]. Les préhistoriques détenaient un savoir que l’homme civilisé ne possède plus, un savoir bien plus essentiel. Il est plus que probable qu’Homo erectus même possédait une connaissance complexe du temps, de l’espace, des formes, de la vie et de la mort[4]. Enfin, il est important de noter que Jens Notroff ne se fatigue pas à différencier un organisme génétiquement modifié par sélection artificielle de celui modifié par transgenèse, il met tout dans le même sac. Au vu de ses capacités cognitives, de sa difficulté à nuancer, il n’est au final pas si surprenant que la richesse de la pensée des hommes de la Préhistoire lui échappe totalement.

Le deuxième volet s’attaque à cette « mauvaise habitude » qu’est la guerre. La guerre est le prix à payer pour la civilisation. Il est vrai que l’archéologie n’a, à ce jour, identifié aucun acte de guerre tout au long des 200 000 ans de la Préhistoire d’Homo sapiens. Le parti pris du réalisateur, plutôt que nier ou asséner « l’absence de preuve n’est pas une preuve de l’absence », accepte le constat des préhistoriens et, parce qu’il semble vraiment très doué pour ignorer la souffrance de ses semblables, il propose une explication simple : la destruction est créatrice. Bien qu’un certain nombre d’espèces et d’individus, anéantis par cette destruction créatrice, trouveraient certainement à y redire, il est vrai que jusqu’à ce jour, et malgré les innombrables guerres, le monde existe encore. Seulement, la destruction qui s’annonce pourrait bien mettre fin à ce jeu des analogies dangereuses : le jour et la nuit, le soleil et la lune, la guerre et la paix.

Ainsi, pour Peter Turchin, la guerre est un moteur de la civilisation puisque, comme le Dieu Shiva elle est à la fois destructrice et créatrice. Et tandis que Turchin se promène en conquérant, c’est l’image d’un félin tuant une antilope, des mains jouant aux échecs qui se dévoilent au spectateur. Le réalisateur ne recule devant aucun cliché, et l’image de l’homme comme roi des prédateurs et des stratèges n’est pas encore épuisée. Pourtant, la prédation du félin n’a absolument rien à voir avec les meurtres commis par les fins stratèges militaires. Malgré son ignorance des mondes sauvages qui vivent aux périphéries des villes, Turchin n’hésite pas à affirmer que « pour faire la guerre il faut penser en collectivité, convaincre les hommes d’oublier leur intérêt individuel pour le bien commun. Le sacrifice assurera la survie de leur village, mode de vie, culture. Le cycle de la violence renforce la cohésion d’un groupe. » Puisque pour lui la civilisation c’est la ville, que la ville c’est le savoir, que le prix du savoir c’est la guerre, et que cette histoire nous est raconté par un des tenants du « savoir », il est en effet inutile de prendre en compte la chair à canon, les gueules cassées, les morts pour la patrie, les campagnes saignées, les chevaux crevés dans les champs de bataille, les terres incendiées, les femmes violées et tuées, les enfants enrôlés ou violés puis tués, etc. Le savoir de ces gens-là c’est qu’un homme, une femme, un enfant ne valent pas un seul des pions de leur échiquier.

Peter Turchin affirme que la période la plus sanglante de l’histoire de l’humanité a été le passage du mode de vie des chasseurs-cueilleurs à l’agriculture. Il se base sur une application statistique qu’il applique aux événements historiques. Il serait intéressant de connaître les critères pris en compte pour juger de son résultat. Il semble assez étrange que le passage à l’agriculture ait été une période plus violente que celle que nous connaissons. Peter Turchin aurait-il plus d’informations sur ces périodes lointaines que n’en ont les archéologues ? S’il est exact que les premiers conflits apparaissent avec la domestication et la sédentarisation et qu’ils s’accentuent avec l’extraction des métaux, il est cependant impossible d’évaluer en pourcentage le taux de violence de ces époques. Les données archéologiques sont fragmentaires et ne permettent pas de chiffrer les populations, d’autant plus que de nombreux habitats, et surtout les plus humbles, laissent peu de traces, leur simplicité et les matériaux utilisés (bois, peaux, végétaux) ne pouvant résister à l’érosion et à l’enfouissement. De plus, le passage du Mésolithique au Néolithique s’est fait graduellement et sur une période de plus de 10 000 ans. En ce qui concerne l’histoire contemporaine, je me demande également si Turchin et son équipe prennent en compte les victimes de la pauvreté, des expropriations (des peuples indigènes par exemple), des réfugiés politiques et climatiques. Car toutes ces morts sont les conséquences de la guerre que mènent les pays du Nord contre les pays du Sud pour s’emparer de leurs minerais, des richesses de leur sol. Il est également étonnant de voir défiler à l’écran les grandes invasions, les grandes batailles, le nazisme, comme si toutes ces violences se valaient. Le réalisateur ne fait-il donc aucune différence entre la Commune de Paris et le nazisme, par exemple ? La loi du nombre est un leurre. Les sciences humaines sont prises dans l’étau des statistiques, mais la statistique ne permet d’appréhender que des moyennes et non la réalité.

 

Le réalisateur insiste : « avec la domestication, les hommes ne peuvent plus faire machine arrière, ils sont contraints d’aller de l’avant ». Pourtant, de nombreux peuples pratiquent l’horticulture ou l’élevage sans pour autant créer des villes, d’autres ont refusé l’agriculture ou l’ont abandonné pour revenir à une économie de chasse et de cueillette. La vision du paysan s’éreintant aux champs illustre le travail de la terre lorsque celui-ci doit produire pour une élite et pour la population urbaine. Un paysan qui travaille pour nourrir son unité domestique ne travaille pas autant. Il existe plusieurs manières de travailler la terre, comme la permaculture nous l’enseigne.

Le troisième volet est consacré à la religion, cet autre pilier de la civilisation. Les différents intervenants affirment que c’est elle qui nous unit les uns aux autres et qu’elle est « si essentielle à l’expérience humaine que notre cerveau est réceptif aux idées religieuses. » Pour les êtres humains, elle exprime le « besoin de demander aux Dieux de subvenir à leurs besoins, pour contrôler la nature, la plier à leurs volontés, pour la maîtriser physiquement, domestiquer les animaux, imposer leur loi à la nature. » Sans religion les hommes seraient donc des êtres solitaires, errants, faibles, malades, victimes de la grande méchante nature. D’épisode en épisode, les intervenants ne cessent d’étaler leur grande ignorance des communautés humaines qui refusent de vivre selon les lois de l’homme civilisé, qui ont vécu pendant des milliers d’années et qui existent encore de nos jours. N’étant pas à un mensonge près, le réalisateur nous apprend que c’est la religion et les rites qui ont rassemblé les hommes, ont participé à la formation, au maintien et à la cohésion des premières grandes sociétés. Pourtant, il semblerait que la religion soit apparue suite au développement urbain, avec l’accroissement d’une population qui perd peu à peu son autonomie face à une élite qui œuvre à sa domestication. Il ne faut pas, en effet, confondre la soumission à une force supérieure, ce qu’est la Religion, avec les croyances des peuples non civilisés, qui sont une communication avec le monde invisible afin de maintenir l’équilibre social, mental et naturel de la communauté. Comme nous l’enseigne la civilisation égyptienne, divinité et surveillance vont de pair. Ainsi, « on peut dire que les gens surveillés sont des gens gentils » puisque la surveillance a un impact sur notre comportement. D’ailleurs, c’est bien simple, « devant une église les gens donnent plus d’argent : les gens sont plus coopératifs et généreux lorsqu’on leur rappelle des concepts religieux, ou qu’ils sont près d’une église. Les gardiens de la moralité les surveillent et les jugent, ils sont donc plus coopératifs et donnent davantage. » Pour avoir une petite expérience de la mendicité, je peux affirmer que les endroits où j’avais le plus d’argent n’étaient pas près des églises, mais là où se promènent ceux qui ont de l’argent et qui, en grands seigneurs, se plaisent à montrer leur grande générosité. Je peux cependant admettre qu’avec une tirelire en métal et une soigneuse tenue de scout, on récolte en effet davantage devant une église qu’à la porte d’une librairie du 6ème arrondissement. En vérité, la surveillance ne rend pas plus gentil, elle muselle tout esprit critique et la paranoïa qu’elle distille rend l’homme craintif, méfiant, délateur, le mutile de son empathie et de tout courage, il suffit pour s’en convaincre de se souvenir de ce que sont les sociétés fascistes et totalitaires : de l’Allemagne nazi à l’Espagne franquiste, du Chili de Pinochet à la Corée du Nord. Malgré ce discours idéologique, il est intéressant de visionner le documentaire jusqu’à la fin afin de démasquer les stratégies de domination qu’il recèle. Ainsi apprenons-nous que pour ces adeptes de la civilisation, la religion est le facteur de cohésion dans l’histoire humaine, qu’elle permet de « développer un esprit d’entraide envers de plus en plus de gens. » Comme d’ailleurs l’ont démontré les guerres de religions, les croisades, l’Inquisition, etc. L’important au final, n’est pas tant que l’homme ait des dispositions innées pour la religion, mais qu’elle soit un outil efficace pour nous relier « à quelque chose de plus grand que nous, quelque chose de puissant et de divin. » Ce que ne dit pas le réalisateur, c’est que ce quelque chose de puissant et divin auquel le croyant se lie est un homme sanguinaire et psychopathe. Ce n’est pas pour rendre les gens plus gentils que l’œil d’Horus veille. Déclarer sans hésiter que « l’enfer est plus puissant que le paradis et un prêtre plus efficace que 100 policiers », c’est conseiller la surveillance de masse pour maintenir la cohésion et faire plier la nuque aux plus récalcitrants.

Il est également de bon ton depuis quelques années de dire que les pyramides égyptiennes ont été construites par des milliers d’ouvriers heureux de participer à cet ouvrage collectif. Ainsi, nous dit-on, « tout le monde participe parce que c’est quelque chose de sacré. » Cette affirmation permet d’évacuer le problème de l’exploitation de l’homme par l’homme et de prétendre, sous prétexte que la servitude égyptienne est différente de l’esclavage grec, que les ouvriers étaient des hommes libres. Imaginons des archéologues du futur affirmer que les ouvriers et tout le monde du XXIème siècle participaient à la construction d’une énième ZAC parce que c’était quelque chose de sacré. Si la ZAC est en effet sacrée, c’est pour les aménageurs. Dans un monde où la nourriture est entre les mains des dominants, elle n’est pour l’ouvrier qu’un moyen de subvenir à ses besoins élémentaires. Ainsi, ces généralisations sont mensongères et comme toujours valorisent l’histoire écrite par les spoliateurs. Il est vrai qu’aux âges obscurs de la Préhistoire la religion n’avait pas de raison d’être, l’humanité de ces temps-là n’était pas exploitée par des ogres prêts à dévorer jusqu’à leur propre demeure.

Le dernier volet est consacré au commerce. Quatrième pilier de la civilisation, il est celui qui la consacre tenant d’une main la confiance et de l’autre la paix. Jens Notroff nous dit que le cuivre est le premier produit fait de mains d’hommes qui circule en grande quantité et sur de longues distances. Encore une fois, c’est faux. Dès la Préhistoire, et plus particulièrement au Paléolithique récent, le silex dit du Grand-Pressigny circulait sur de longues distances, il était très apprécié pour sa grande qualité et ses propriétés intrinsèques qui permettaient au tailleur d’obtenir de grandes lames. À partir du Néolithique, c’est l’obsidienne, les haches polies en jade, cinérite, silex, les coquillages, les céramiques, etc., qui circulent. Bien qu’il soit souvent difficile de distinguer la circulation des personnes et des biens des échanges, il est aujourd’hui attesté que le troc existe bien avant l’apparition du cuivre. Rachel Botsman, consultante en stratégie, déclare : « au départ c’était assez basique, ça restait entre proche, je pouvais échanger de la nourriture contre une arme. » Si elle reconnaît l’existence du troc dès les débuts de l’humanité, affirmer que la nourriture était échangée contre les armes est un mensonge. Les données archéologiques attestent d’échanges d’objets exotiques et rares : perle, coquillage, roche belle et/ou de grande qualité. Les préhistoriques façonnaient leurs armes de chasse, leurs vêtements, et se procuraient leur nourriture. Cet exemple n’est pas anodin, il révèle ce qu’est la civilisation : un système coercitif, policier, dont l’économie est basée sur la spoliation de l’alimentation qui est une des principales sources de profits pour l’élite. Quant aux développement des armes, qu’il ne faut pas confondre avec les armes de chasse de la Préhistoire, elles sont au fondement même de la civilisation :

« Les inventeurs des bombes atomiques, des fusées spatiales et des ordinateurs sont les bâtisseurs de pyramides de notre temps : leur psychisme est déformé par le même mythe de puissance illimitée, ils se vantent de l’omnipotence, sinon de l’omniscience, que leur garantit leur science, ils sont agités par des obsessions et des pulsions non moins irrationnelles que celles des systèmes absolutistes antérieurs, et en particulier cette notion que le système lui-même doit s’étendre, quel qu’en soit le coût ultime pour la vie. »[5] (Lewis Mumford)

Mais peut-être pense-t-elle aux périodes plus récentes, celles qui commencent avec les premières extractions des métaux ? Si l’âge du cuivre, du bronze et du fer reconfigurent le système social, il ne faut pas oublier, comme l’indique Guillaume Roguet[6] dans son mémoire, que : « Ces mutations sur le long terme, visibles au travers de catégories maintenant bien étudiées et connues comme les sépultures et les dépôts non-funéraires puis au travers des objets qu’ils renferment, n’ont été cependant que peu appréhendées au travers d’une documentation qui se fait plus discrète et généralement plus humble : l’habitat. » Il ne fait aucun doute que l’exploitation du bronze puis du fer ont immédiatement intéressé les élites, mais il reste particulièrement difficile de rendre compte de la portée exacte des échanges dans la vie quotidienne, nos connaissances sur la Protohistoire étant en grande partie forgées par des dépôts, funéraires et non funéraires. Il est également souvent difficile de déterminer clairement si un site appartient à la catégorie des hameaux ou à celle des villages. Ainsi, lorsque le site de Dholavira est présenté aux spectateurs, par le biais d’une chercheuse, Uzma Rizvi, passionnée par les canalisations et la structure mathématique de la ville, il faut garder en tête que l’habitation des plus humbles est toujours la première à disparaître, pouvant être parfois si insignifiante qu’elle en est invisible. Ainsi en est-il encore avec nos sans abris qui dorment à même le sol, sous les ponts, dans le métro, lorsque cela est encore possible. Uzma Rizvi affirme cependant que les habitants de Dholavira étaient tous égaux, cultivés et libres et que : « Ce qui distingue Dholavira des autres sites c’est l’absence des palais monumentaux, on a une incroyable monumentalité au niveau de l’organisation et de l’agencement, de normalisation, une monumentalité de la pensée. On se croirait dans une ville moderne. Ils ont pris en compte l’environnement. Tout est planifié et orchestré, tout est contrôlé et réfléchi. » Une chose est sûre, Uzma Rizvi n’a pas tenu compte de l’environnement de Dholavira, elle l’isole des autres villes, villages et hameaux Harapéens, comme si une ville ne s’inscrivait pas dans un territoire plus large et complexe. Cette simplification permet au narrateur d’ajouter : « Ici les acteurs de la civilisation n’étaient ni les militaires, ni les bureaucrates, ni les religieux mais les marchands » Dholivara est présentée comme l’apothéose de la civilisation, l’exemple sur lequel le monde moderne devrait s’appuyer. Uzma Rizvi n’hésite pas à dire que « les gens mangeaient à leur faim, les rues étaient propres, il y avait peu d’inégalités et la paix régnait. » Mais d’où proviennent donc tant d’informations ? Des plaquettes écrites par l’élite marchande ?

Notre consultante en stratégie s’enflamme : « Avec le commerce est arrivée la paix et la civilisation a pris un tout autre visage, elle fonctionnait comme une entreprise moderne conçue pour maximiser ses propres avoirs en tissant un réseau souple d’intérêts communs. Désir d’échanges et de prospérité. Les pays qui commercent ensemble se font rarement la guerre. C’est la base d’une société civilisée. Commerce, prospérité, ville, production, consommation et civilisation. Les traders se sont substitué aux prêtres, et les pyramides ont cédé la place aux grattes ciel, monuments en notre foi en la prospérité. La confiance et le commerce s’entraînent mutuellement dans un merveilleux cercle vertueux. Pour faire des échanges il faut de la confiance… et les bénéfices sont exponentiels. Il faut faire confiance. Pour plus de liberté, d’autonomie, d’esprit d’entreprise, d’empathie humaine. »

 

La civilisation idéale, serait-elle une zone d’activité commerciale ? Tout cela ressemble étrangement aux villes imaginées et désirées par Richard Florida[7], chantre de la ville « créative, dynamique, innovante. » Pour cette élite intellectuelle, Dholavira serait donc l’ancêtre de Seattle.

Pour ces intervenants Dholavira aurait été un paradis terrestre, mais elle disparut tout de même, comme toutes les autres civilisations. L’explication qu’ils nous fournissent est remarquable : lorsque l’excédent commercial devient nul le tissu urbain se fissure et tout le système s’effondre. Belle propagande capitaliste qui menace le travailleur d’effondrement s’il refuse de participer à la création d’excédent commercial. Une seconde explication est donnée : la découverte d’un fossile humain touché par la lèpre fournit la preuve que le commerce sur de trop longues distances est vecteur de maladies et que la contagion peut aller jusqu’à causer l’effondrement d’une civilisation. Implicitement, ces récits nous plongent dans le cauchemar de l’extrême-droite : l’étranger comme vecteur de maladie. Est-il besoin de rappeler que l’usage de la maladie pour détruire une civilisation a été l’une des stratégies menées par les Européens contre les populations américaines ? Est-il nécessaire de rappeler les politiques actuelles menées par les gouvernements européens contre les réfugiés ? Certains diront que cela n’a rien à voir, qu’il faut parfois mettre de côté notre empathie et nos convictions pour être objectifs. Oui mais… une phrase, comme ça, en passant, qui n’a pas été coupée au montage, nous apprend que la région de Dholavira est devenue aride. Le réalisateur ne la retient pas, il préfère nous faire croire que ce sont la peste et la fissuration du système social qui sont responsables de l’effondrement. Pourtant, la peste ne cause pas l’aridification des terres. Par contre, la domestication des sols, comme nous le prouve encore chaque jour les bétonnages et monocultures, les appauvrit et stérilise. Les défenseurs de la civilisation sont des obsédés de la domestication, comme le prouve Jens Notroff, encore lui, qui s’émeut de la fin de cette merveilleuse civilisation de l’Indus, regrette que la nature ait repris ses droits, que la zone soit redevenue sauvage. Enfin, il est important de noter que la peste est transmise par les puces du rat, et que le rat n’a jamais été aussi proche de l’homme que depuis la domestication des céréales.

Ce que nous apprend ce documentaire c’est que la civilisation ne peut exister sans la ville, la guerre, la religion et le commerce. Ces quatre piliers forment le trône sur lequel vient s’asseoir le progrès, mot asséné sans relâche dans chaque épisode. Mais qu’est-ce que le progrès ? Le progrès, c’est l’innovation, l’avancée technologique, et rien d’autre. Il est ce dieu au nom duquel Tim Lambert et son équipe, suivant les volontés de l’élite dominante, nous demandent, à nous, les culs terreux, les domestiques, les ouvriers, les paysans, les femmes, les sans-abris, les incultes, de trimer sans nous inquiéter ni poser de questions. Ils nous demandent d’offrir notre confiance et notre force de travail à ce dieu, afin d’œuvrer pour quelque chose de plus grand, de plus glorieux que nos misérables vies individuelles. Ils souhaitent ardemment que nous travaillions ensemble pour qu’ils pensent, jouent, se goinfrent à notre place. Comme ils aimeraient que nous cessions de douter de leur générosité et de leur philanthropie ! Pour ceux qui en doutaient encore, ce qu’ils s’acharnent à nous enfoncer dans le crâne, à travers leur propagande insidieuse, c’est toujours et encore le mythe du progrès, et les outils dont ils usent pour maintenir et accroître leur domination sont la ville, la guerre, la religion, le commerce… et les médias, à travers lesquels ils réécrivent et falsifient l’histoire. Ce sont ces piliers qu’il nous faut détruire pour ne plus être dépossédés de nous-mêmes, de notre nourriture, de notre santé, de notre vie, de notre Terre et pour retrouver le savoir de nos ancêtres. Aux origines des civilisations n’est pas un documentaire mais un roman mensonger au service de l’élite, que le père de l’industrie de la propagande et des « relations publiques », Edward Bernays, dont les recommandations sont toujours soigneusement mises en pratique, n’aurait pas renié. Et le progrès qu’il nous vend n’est pas autre chose que la mécanisation et l’informatisation du vivant au service d’une minorité démente[8].

Ana Minski


  1. http://mitaghoulier.blogspot.com/2014/12/les-chamans-de-l... 
  2. http://mitaghoulier.blogspot.com/2018/01/art-prehistoriqu... 
  3. Territoires, déplacements, mobilité, échanges durant la Préhistoire, sous la direction de Jacques Jaubert et Michel Barbaza, CTHS, 2005 
  4. http://mitaghoulier.blogspot.com/2017/12/les-premisses-de... 
  5. http://partage-le.com/2015/05/techniques-autoritaires-et-... 
  6. Archéologie sociale de l’habitat de l’âge du Bronze et du premier âge du Fer dans le Bassin parisien (2200–460 avant notre ère), Guillaume Roguet 
  7. Les « créatifs » se déchaînent à Seattle, Grandes villes et bons sentiments, Le monde diplomatique, novembre 2017, https://www.monde-diplomatique.fr/2017/11/BREVILLE/58080 
  8. http://partage-le.com/2018/07/les-ultrariches-sont-des-ps... 

 

 

 

12/08/2018

Un texte c’est une chaussure : chez le cordonnier par Sarah Roubato

 

cordonnier

Il y a des jours où on a l’impression de commettre des gestes d’un autre temps. Dans un monde qui promet les canicules, les tornades, les inondations, la fonte des glaciers, l’étendue du désert, la disparition des abeilles, les vagues de réfugiés climatiques qui marcheront par centaines de milliers, nous vivrons bien jeunes des dernières fois. Il y a quelques jours, je suis allée faire réparer mes chaussures. Je ne suis pas fétichiste. Mais il est certains objets qui deviennent des compagnons de route. Ces chaussures m’accompagnent depuis 19 ans. Elles m’ont portées dans les montagnes de France et les hivers canadiens, elles ont eu entre leurs crampons la terre rouge du Maroc. Elles m’ont empêché de glisser sur les graviers secs et sur la roche des grottes sombres. Je peux dire sans rire que je leur fais confiance. Alors quand un coin de tissu se déchire, quand une fente s’annonce dans le cuir, je cours chez le cordonnier.

Le plus proche est à quarante minutes. L’annuaire qu’un numéro 0800. Je cherche, je trouve un fixe. Un vieil homme me répond. Ce n’est pas le commerçant, mais c’est la voix de quelqu’un qui a décroché comme s’il était chez lui. Je me dis que ce doit être son père. J’imagine le vieil homme passant ses journées dans la boutique de son fils à qui il tient compagnie.

11h du matin. La boutique ressemble à un garage. Le bonhomme discute dans la rue avec un gars du quartier. Il va faire ce qu’il peut, mais ne promet rien. Pour la fin de la semaine. Tant que ça ? Je ne pourrai pas aller marcher pendant trois jours. Je les lui confie. 15h30, le téléphone sonne : « C’est le cordonnier. Bon je m’y suis mis à 13h, je viens de finir. Il y avait du boulot ! Vous pouvez passer les prendre. Comme je voyais que ça vous embêtait, je vous ai fait passer en premier. Oui je peux vous attendre jusqu’à 18h30. Sinon je les laisse au marchand de vin en face, et vous le paierez. » Je refais quarante minutes pour aller les chercher.

Capture d’écran 2018-08-04 à 03.48.03« J’ai fait ce que j’ai pu, mais vous savez… Après ? Vous n’en trouverez plus des comme ça. Regardez ici, vous voyez, c’est un seul morceau. Aujourd’hui ils font ça avec deux matériaux. Ici ils mélangent avec de l’eau. Au bout de trois ou quatre ans l’eau s’évapore et ça casse. Et on ne peut pas réparer. C’est fait pour. Ah, vous avez appelé chez moi, mon père m’a dit ? Et oui le numéro de téléphone je ne peux pas le mettre dans l’annuaire car officiellement je suis à la retraite. Alors vous aimez voyager ? Et non moi je ne peux pas. Vous savez combien je gagne pour ma retraite ? »

100 euros par mois de retraite d’artisan, et 550 euros de minimum retraite. Pour bons et loyaux services six jours sur sept dans cette même boutique pendant trente ans. C’est le double de ce que je gagne. Je ne sais quelle aumône est la plus insultante. Je me souviens d’un homme à la cantine de mon école. Pendant dix années, c’est lui qui me servait tous les midis le repas. Il appelait toutes les filles Magali. Toujours le sourire sous sa toque. Quelques années plus tard je le retrouvais alors que j’étais pion dans cette école. C’était sa dernière année. Il venait de recevoir sa prime pour trente années de fidélité : 200 euros. Il va rentrer au Mali.

Le cordonnier qui me dit en ajustant sa limeuse : « Que voulez-vous, cordonnier, c’est fini. » Un peu plus de trente ans me séparent de lui, et pourtant, j’aurais envie de l’appeler Camarade. Car moi aussi je me sens faire partie d’une espèce en voie de disparition. Celle qui cherche des rencontres qui se creusent et se déplient, celle qui ne s’habitue pas aux messages laissés sans réponse, celle qui voudrait que l’on paye l’artiste comme on paye le vendeur de bière ou de café, celle qui répare plutôt que de jeter. Même pas par conscience écologique. Simplement pour creuser un autre rapport au monde, qui nous nourrit au lieu de nous gaver.

Lui et moi sommes d’un autre temps. De celui qui fait durer le cuir de la chaussure ou celui de la rencontre. De celui qui se plie à d’autres priorités que celle des horaires. Enfant de ce siècle et pourtant orpheline, je dois vivre dans un monde du one-shot, du clic, du commentaire, du smiley et du « J’te fais signe ! ». Un monde où les gens n’ont le temps de rien mais bien du temps à perdre. Où on ne sait quel est le bon moment, entre le J’étais très occupé, dans le rush  et le  Je me déconnecte, je suis en vacances. Où les amis ne sont plus que des likes et des smileys sur Facebook. Où les rendez-vous sont des aumônes que l’autre nous fait entre deux urgences. Où des ententes et les projets s’annulent aussi facilement qu’un rendez-vous. Je sais, on fait ce qu’on peut. Mais y’a la manière.[1]

IMG_2948J’arrache des bulles de rencontres au tourbillon des gens : des veillées, des spectacles, des cinémas d’oreille, des ateliers. Sitôt fini, il faut passer à autre chose, et ne pas espérer de lendemain. Une lettre fait un buzz, un livre sort, une autre lettre, un autre livre. Deux mois après c’est fini. Et moi je marche avec l’espoir en bandoulière de cuir qui va bientôt casser et qu’on ne répare pas. Celui d’une proposition artistique qui réintègre le quotidien, qui devienne rendez-vous régulier, un prétexte pour construire du commun. Ce n’est pas un rêve éthéré. Je n’ai pas rêvé, je l’ai bien vu, ce tremblement., Nous avons soif de raconter notre monde autrement. « Il y a un besoin, mais pas de demande », m’a dit un jour un marionnettiste. J’ai la faiblesse de croire que c’est dans ce genre de proposition que se révèle la vraie diversité. Que c’est dans la collaboration d’artistes et de publics qui se connaissent, s’apprivoisent, se jaugent, et non dans l’accumulation de one-shots. Ceux qui explorent depuis plusieurs années la même vallée, le même bord de mer, la même ville, savent de quoi je parle.

 

 

Je cherche des recoins de l’humanité où il serait encore possible de creuser, de déplier une proposition, pour que de divertissement elle devienne citoyenne, geste à part entière de notre vie, prétexte à envisager autrement notre société. Car un texte c’est comme une chaussure : il faut lui laisser le temps de se faire à notre pas.

Je repars avec mes chaussures convalescentes. Elle me porteront encore un petit bout de chemin. Après, il sera l’heure de marcher différemment.

 

Sarah Roubato

http://www.sarahroubato.com

 

 

 

 

28/07/2018

Et tout le monde s'en fout #13 - Le clitoris -

 

 

 

23/07/2018

David Graeber, anthropologue : “Nous pourrions être déjà sortis du capitalisme sans nous en rendre compte”


 

 
Figure de proue d'Occupy Wall Street, l'agitateur anarchiste David Graeber a dû s'exiler au Royaume-Uni. Dans son dernier essai, il s'en prend à la bureaucratie, ce fléau du... capitalisme. Cet entretien vous est proposé ici dans une version plus longue que celle déjà parue dans “Télérama” magazine.

Anthropologue. Anarchiste. Une double casquette que l'Américain David Graeber, un des penseurs les plus lucides de notre époque, garde vissée sur la tête dans la bourrasque. Pilier du mouvement Occupy Wall Street, il a rendu criant, en 2011, le scandale d'une finance avide, immorale et irresponsable. Plus personne, aujourd'hui, n'ignore qui sont les « 99 % ». Mais l'engagement a un prix. Fin 2011, les camarades de Graeber ont été expulsés manu militari du petit parc new-yorkais qu'ils occupaient depuis deux mois ; l'anthropologue avait, lui, déjà été exclu de l'université Yale, où il enseignait, en 2007. Et il n'a jamais retrouvé de poste dans une université américaine. Auteur en 2011 d'un essai remarquable, Dette : 5 000 ans d'histoire, Graeber a finalement trouvé refuge à la prestigieuse London School of Economics (LSE). C'est là, dans un bureau tranquille, que cet agitateur non violent (mais au débit de mitraillette) nous a reçu. Pour évoquer son dernier livre, Bureaucratie, et plonger avec une folle vivacité dans le grand tournis du monde.

Nous vivons, dites-vous, dans une société extrêmement bureaucratique. Sur quoi repose cette affirmation ?

Le mieux est de partir d'un exemple concret. J'ai appelé ma banque l'autre jour, pour lui demander de lever une fonction de sécurité qui m'empêche d'accéder à mes comptes depuis l'étranger. J'ai passé quarante minutes au téléphone avec différents interlocuteurs pour résoudre le problème — en vain. Imbroglio bureaucratique classique, mais cette fois dans le cadre d'une entreprise privée ! Quand j'ai demandé : « Comment est-il possible qu'un simple changement d'adresse puisse dévorer quarante minutes de ma journée — et de la vôtre — sans trouver de solution ? », on m'a répondu que c'était la faute des régulations imposées par le gouvernement. Mais la séparation entre le « public » et le « ­privé » est-elle si tranchée aujourd'hui ? D'une part, le public est de plus en plus organisé comme un business et, d'autre part, le marché privé se réfère à des règles émises par les gouvernements. Mais surtout, aux Etats-Unis, les lois définissant les règles du marché sont toutes le résultat d'un lobbying exercé par les entreprises sur les députés. Mon banquier a donc tort de se plaindre : il est co­responsable de mes problèmes de bureaucratie.

Le capitalisme ne ferait pas mieux que le socialisme en matière de règlements et de paperasse — fût-elle électronique ?

L'objection la plus commune adressée au modèle socialiste, c'est sa dimension utopique. Les marxistes imaginent une version idéalisée de la vie et demandent aux êtres humains d'être à la hauteur de cet idéal... impossible à atteindre ! Obstinés, les régimes socialistes imposent des règles de conduite à la population. Quand des individus y dérogent, plutôt que de reconnaître que les règles sont mauvaises, le régime déclare que tout le mal vient des hommes et les envoie au ­goulag. Méchant défaut dans la cuirasse du projet socialiste... Mais voyez à quel point, dans le système capitaliste, l'hiatus n'est pas si différent : la dernière fois que j'ai regardé les résultats de la première banque du monde (ou presque), J.P. Morgan, j'ai découvert que 75 à 80 % de leurs profits venaient des frais de gestion de compte et des agios imposés aux clients endettés. Ces banques émettent elles aussi des règles « idéales » ; et à chaque fois que nous sommes pris en défaut, elles nous ponctionnent.

Comment se fait-il que personne ne réagisse ?

Quelqu'un a réussi à faire croire à tout le monde que la bureaucratie était un fléau du secteur public, alors que c'est un modèle qui transcende la séparation public/privé. Au début du siècle dernier, tout le monde savait que la bureaucratie de l'administration et celle des entreprises, c'était pareil.

"A chaque fois que des règles existantes créent une situation ubuesque, le système capitaliste promet une solution... en inventant de nouvelles règles !"

Mais instaurer des règles claires ne profite-t-il pas à tous ? Chacun les connaît, les choses sont transparentes...

Pour que nous adhérions comme un seul homme au projet bureaucratique, il faut qu'il soit attirant. Le système capitaliste l'a très bien compris. A chaque fois que des règles existantes créent une situation ubuesque, il promet une solution... en inventant de nouvelles règles ! Peu importe que le problème ne soit ­jamais résolu et que le système se transforme en machine à fabriquer des règlements, la « transparence » est sauve. Au nom de ce nouvel idéal, l'effort pour se libérer du pouvoir arbitraire produit encore plus de pouvoir arbitraire : les réglementations nous étouffent, des caméras de surveillance apparaissent partout, la science et la créativité sont étranglées et nous passons tous une part croissante de nos journées à remplir des formulaires.

Depuis 2008, on a plutôt entendu beaucoup de critiques contre la dérégulation de la finance...

La dérégulation ne nous débarrasse pas des règles : elle en crée d'autres, différentes. Dire qu'on dérégule est toujours une promesse idéologique — l'objectif réel est d'émettre ses propres règles et d'être le premier à bord.

Une « règle » domine tous les débats aujourd'hui : il faut payer ses dettes. Qu'on soit gouvernement ou simple particulier...

Oui, et cette question est directement liée à l'expansion de la bureaucratie : aujourd'hui, pour payer ses dettes, le foyer américain moyen se voit amputer chaque mois de 15 à 40 % de ses revenus (étrangement, il est impossible d'obtenir des statistiques exactes sur cette question !). Encore une fois, n'oublions pas que l'essentiel des profits de Wall Street provient de dettes individuelles ou collectives — souvenez-vous de la crise des subprimes. Les politiciens auxquels s'adressent les lobbyistes sont tout à fait d'accord pour garantir un certain taux de profit aux banques. Ils n'ont d'ailleurs jamais prétendu agir autrement : leur première réaction après le krach de 2008 ne fut-elle pas de déclarer qu'ils ne laisseraient jamais tomber la finance ?

 

 

 

Vous en parlez quasiment comme d'un complot...

Parce que c'en est un. Ces hommes et femmes politiques votent des lois mille fois plus favorables aux banques qu'à leurs clients — au point que les Américains reversent plus d'argent, aujourd'hui, à Wall Street qu'au fisc. On n'est pas si loin de l'époque où la mafia faisait voter par les députés des lois sur l'ouverture des ­casinos... Le mouvement Occupy Wall Street l'a d'ailleurs tout de suite compris. Les jeunes gens qui l'ont lancé, en 2011, s'étaient rendu compte qu'ils avaient suivi les règles — fait des études poussées comme on le leur avait demandé, accumulé des dettes pour des décennies (et promis de les rembourser), décroché leur diplôme... Pour découvrir quoi ? Que les mêmes institutions auxquelles ils allaient ­devoir rembourser des intérêts toute leur vie n'avaient pas respecté les règles, elles ; qu'elles avaient détruit l'économie par leurs combines spéculatives et s'en sortaient sans une égratignure !

Barack Obama avait promis de changer les choses...

C'est un immense gâchis. Combien de fois, dans l'histoire américaine, un président élu sur la promesse de s'attaquer aux inégalités a-t-il eu une aussi belle occasion de modifier le système en profondeur ? La crise de 2008 a eu l'effet d'un séisme, le peuple américain était vraiment en colère, si Obama avait dit « je nationalise les banques », les gens auraient dit « ok » ! Mais il n'a pas bougé : il a protégé le système de santé privé (après avoir promis de créer une forme de Sécurité sociale) ; et il a sauvé la finance. Quand on pense qu'il a remporté les présidentielles de 2008 grâce aux jeunes, trois fois plus nombreux à voter en 2008 qu'en 2004... Etonnez-vous que sa popularité ait déjà chuté de 50 % chez ces mêmes jeunes quatre ans plus tard.

Ces jeunes sont-ils toujours demandeurs de changement ?

Un sondage m’a beaucoup frappé ces dernières années. On demandait aux Américains : « Quel système économique préférez-vous, le socialisme ou le capitalisme  ? ». Bien entendu, le capitalisme l'emportait sur l’ensemble des sondés, mais les jeunes étaient partagés — 35% pro-capitalisme, 32% pro-socialisme et le reste sans opinion. Ce qui veut dire que la moitié des 15-25 ans ayant une opinion politique aux Etats-Unis sont prêts à considérer la possibilité d'un changement radical de modèle économique – dans une société où personne n'a dit quoi que ce soit de positif sur le socialisme, à la télévision, depuis plusieurs décennies !

Pourquoi les Démocrates américains – et la plupart des sociaux-démocrates au pouvoir en Europe – semblent-ils si réticents à changer de politique ?

Longtemps, les socio-démocrates ont espéré pouvoir changer le monde de l'intérieur, quand ils arriveraient au pouvoir. Mais dès qu'on leur confie les rênes, quelque chose les arrête. La peur, peut-être. Quand Occupy Wall Street a démarré, des milliers de personnes ont découvert que la désobéissance civile pouvait être efficace, qu’on pouvait se faire entendre sans se faire agresser par la police. Certains médias ont même décidé de s'intéresser à nos motivations, et la gauche modérée s'est réveillée. Notre plus grande erreur, à Occupy, a été de penser que nous pourrions parvenir à une alliance avec les Démocrates. En 2011, ils n'avaient pas besoin de nous. Quand ils ont compris que nous n'avions pas l'intention de devenir un Tea Party de gauche – qui aurait menacé leur périmètre politique — ils ont regardé ailleurs. Notamment quand, après deux mois d'occupation, la police nous a attaqués pour vider Zuccotti Park.

Si on avait dit aux spectateurs du premier alunissage qu'Internet ­serait l'invention majeure du demi-siècle à venir, croyez-moi, ils auraient fait la moue."

L'Amérique a laissé passer sa chance ?

La société américaine est redevenue fondamentalement conservatrice. Regardons les trois arguments clés du « meilleur des systèmes possibles ». Grand un : « Le capitalisme crée des inégalités, mais les revenus des plus pauvres augmentent toujours sur le long terme. » Ce n'est manifestement plus le cas. Deux : « Le capitalisme assure une certaine stabilité politique. » Il faudrait être aveugle pour ne pas voir que les crises politiques se multiplient sur tous les continents. Et trois : « Les progrès technologiques sont un moteur extraordinaire pour un monde meilleur. » Il ne reste plus qu'à prouver que le monde s'est amélioré moralement. Joli bulletin de notes !

Les technologies n'ont-elles pas rendu notre vie plus facile ?

Ça dépend du curseur que vous choisissez. Je me souviens des images de Neil Armstrong marchant sur la Lune — j'avais 8 ans — et des rêves que l'on faisait à l'époque sur ce que l'humanité serait capable de faire trente, quarante ans plus tard. Le réveil est brutal ! En 1969, les connaisseurs pensaient qu'on irait sur Jupiter, que les voitures voleraient et que des robots nettoieraient nos appartements. Qu'a-t-on à la place ? Des téléphones capables d'envoyer et recevoir des vidéos... Super, surtout quand on sait que le premier essai concluant de vidéo-téléphone date des années 1930 ! Et Internet, ­direz-vous ? C'est vrai, nous disposons tous à domicile d'un bureau de poste géant et immédiat... Mais si on avait dit aux spectateurs du premier alunissage qu'Internet ­serait l'invention majeure du demi-siècle à venir, croyez-moi, ils auraient fait la moue. Quand aura-t-on le courage de reconnaître que nous n'avons pas été capables de réa­liser nos rêves, alors que nous les savions à notre portée ?

A qui la faute ?

Le débat est ouvert. Aux Etats-Unis, dans les années 1970, certains penseurs affirmaient que l'évolution trop rapide des techno­logies était responsable des problèmes sociaux qui se multipliaient dans le pays depuis les années 1960, et qu'il fallait freiner le progrès. Mais ce ne sont pas les investissements privés qui ont manqué, ce sont les investissements publics. Car la recherche fondamentale aux Etats-Unis reste largement financée par le gouvernement, qui a décidé de lui-même de réorienter ses crédits vers les technologies mé­dicales et celles de l'information. Voilà comment, quarante-cinq ans après Apollo 11, on n'est toujours pas ­fichus de créer un robot avec qui discuter, ou au moins capable de faire tout ce qui pourrait améliorer le quotidien d'une personne physiquement dépendante.

"Pourquoi répète-t-on en boucle qu'il n'existe qu'une façon efficace d'organiser l'économie alors que l'histoire en a fabriqué des dizaines ?"

Un changement politique peut-il modifier le cours de la révolution technologique ?

Toute l'histoire le montre : toute correction politique change la trajectoire des progrès technologiques. Mais permettez à l'anthropologue que je suis de poser une question simple : pourquoi répète-t-on en boucle qu'il n'existe qu'une façon efficace d'organiser l'économie alors que l'histoire en a fabriqué des dizaines, suivant les lieux et les époques ? On va me rétorquer que ces modèles ont ­existé longtemps avant l'industrialisation et sont aujour­d'hui inopérants. Moi qui pensais que les technologies ­devaient nous donner plus d'options dans la vie ! Au Moyen Age, il y aurait mille façons d'organiser l'économie, mais dès qu'on s'équipe d'un ordinateur, il n'y en a plus qu'une ?

Le capitalisme est au bord de l'effondrement, suggérez-vous. Qu'en est-il de l'après­-capitalisme ?

La question, pour moi, est moins de savoir comment on peut l'aider dans sa chute que de s'assurer que ce qui le remplacera sera préférable. Mais il faut d'abord faire un diagnostic juste sur l'époque présente. Et ce n'est pas si simple. Dans les années 1980, avec des marxistes de tout poil, on s'étripait autour du problème suivant : sachant que la date de naissance du capitalisme est plus ou moins fixée à l'an 1500, avec l'urbanisation et le développement du commerce, mais que l'industrialisation et le travail salarié ne sont pas vraiment apparus avant 1750, qu'a-t-on vécu exactement entre ces deux dates ? La réponse me paraît évidente : pendant deux cent cinquante ans (50 % de la vie du capitalisme !), les gens ne savaient pas qu'ils avaient changé de modèle. Si l'on suit cette logique, nous pourrions bien, aujourd'hui, être déjà sortis du capitalisme sans nous en rendre compte. Déjà en train de construire un nouveau modèle, sans savoir de quoi il s'agit.

 

Two men stand with posters supporting the Occupy Wall Street movement during a rally related to the National Day of Protest to Stop Police Brutality in Union Square in New York, New York, USA, on 22 October 2011. People affiliated with the Occupy Wall Street movement attended the event in solidarity.

 

 

 

 

 

Quel bilan faites-vous d'Occupy Wall Street ?

Les gens sont déçus qu'Occupy n'ait pas bouleversé le monde du jour au lendemain. Mais quel mouvement ­social y est jamais parvenu ? Une ­action comme celle-ci ouvre des champs de possibilités, ce n'est que dix, vingt ou quarante ans plus tard qu'on voit lesquelles se sont réalisées. En 1848, des révolutions se sont produites partout et pas une seule n'a pris le pouvoir. Mais qui pourrait dire qu'elles n'ont pas préparé les révolutions russes de 1917 ? Mon sentiment personnel, c'est que nous avons énormément accompli dans le très court temps qui nous a été offert — entre six mois et un an. Nous avons ­changé le discours politique sur les inégalités. Avant nous, plus personne aux Etats-Unis n'osait parler de « classes sociales ». Aujourd'hui, même les républicains reconnaissent que les inégalités sont un sérieux problème — et qu'ils n'ont pas la solution. Les conséquences d'Occupy ne se sont peut-être pas manifestées là où on les attendait. Beaucoup de sympathisants d'Occupy espéraient qu'émerge une ribambelle de mouvements similaires : ça n'a pas été le cas. Mais qui oserait nier l'impact international des Indignés, de l'Afrique du Nord au Moyen-Orient ?

La désobéissance civile, oui, la violence, non : vous restez ferme sur ce principe ?

La seule façon de traiter avec les politiciens est de les menacer de faire... sans eux ! Avec le recul, je pense même que c’était la seule stratégie qui aurait pu marcher pendant Occupy. Elle a bien marché en Argentine ! En 2001, une succession de gouvernements et de Présidents incapables ont mis le pays à genoux. Les gens ont alors créé leur propre assemblée populaire, occupé leur usine et developpé une économie alternative, jusqu'à ce qu'ils parviennent à cette conclusion terrible pour les politiciens argentins : « Tous comptes faits, on ne sent plus la nécessité d’un gouvernement ». Soudain, c'était aux politiques de prouver qu'il restait de bonnes raisons de les prendre au sérieux. Quand il arrive au pouvoir, Nestor Kirchner est un social démocrate tout doux, la dernière personne dont on attendrait des solutions radicales. Il s'est trouvé forcé de jouer la déflation. En quelques mois, la dette avait chuté de 95 % !

"Je ne pense pas que tous les universitaires devraient se transformer en activistes, le monde deviendrait affreux !"

Vous êtes un intellectuel anarchiste scruté par tous les activistes de la planète. Comment le vivez-vous ?

Désormais, je suis bien placé pour savoir que l'engagement a un prix. La seule chose que j'ai possédée dans ma vie, par exemple, était l'appartement où j'ai grandi à New York et dont j'ai hérité. Je sais, de source sûre, que les services de police ont parlé au syndic de mon immeuble pour me faire débarrasser le plancher (la plupart des gens qui ont participé de près à Occupy Wall Street ont subi ce type de mésaventure). Quand j'ai été viré de l'université Yale, personne, dans les facs américaines, ne m'a proposé de poste ; et c'est pour cela que je suis un Américain en exil, ici, à la London School of Economics, où j'ai été très bien accueilli. L'université américaine est devenue terriblement conservatrice. S'ajoute peut-être aussi, dans ce rejet, la mauvaise conscience de certains professeurs de sciences humaines, radicaux dans l'âme mais lucides sur le fait qu'ils participent eux aussi d'un système qui exploite éhontément les étudiants en les criblant de dettes. Je les renvoie à quelque chose qu'ils préfèrent ne pas voir, je suis leur vilain miroir. Je ne juge pourtant personne ! Et je ne pense pas que tous les universitaires devraient se transformer en activistes, le monde deviendrait affreux !

Vous trouvez le temps d'écrire malgré les sollicitations ?

J’ai choisi un chemin qui maximise ma liberté plutôt que mes revenus. Après mon livre sur la dette, par exemple, j’ai été invité par de grosses institutions un peu partout dans le monde – certaines directement concernées par les critiques que je formulais dans mon livre. J’aurais pu leur demander 10 000 euros par conférence et gagner beaucoup d’argent. Mais j’ai compris depuis longtemps que si vous écrivez un essai, disons, original, le monde entier se liguera pour que vous ne puissiez plus jamais rééditer votre exploit ! On vous trimballera partout pour en parler, vous ne ferez rien d'autre. J’ai décidé que cela ne m’arriverait pas, et j’en assume les conséquences. C'est comme cela que j’ai pu commencer mes recherches sur la bureaucratie.

Comment vous organisez-vous, entre les travaux de recherche et le militantisme ?

J’ai trois boulots, entre l’université, l’activisme et la rédaction de mes livres. Mais conjuguer plusieurs vies entraîne un sentiment de culpabilité permanent, celui de laisser tomber des projets et les gens qui comptent sur vous. La clef de ma productivité, si vous voulez tout savoir, c'est ma capacité à transformer mon penchant à la procrastination en méthode infaillible pour travailler beaucoup ! Ayez toujours deux ou trois projets à mener de front : en travaillant sur le premier, vous évitez de faire le second, et en bossant sur le second vous évitez de vous mettre au troisième. Au final, vous devenez très efficace ! Aujourd'hui, il faut impérativement que je finisse un papier sur la dette pour le Journal du parlement allemand ; à la place, je mène un travail de réflexion sur le sens des « anthologies »... que je reporte au profit d’un essai sur les enfants de pirates qui ont créé, en 1720, sur l'île de Madagascar, une des expériences démocratiques les plus précoces de l'Histoire. Voilà ma technique ! Mais mon prochain grand projet reste un livre sur les origines de l’inégalité, dans lequel je me suis lancé avec un archéologue.

De quoi s'agit-il ?

Depuis les années 60, les archéologues ne nous apprennent plus grand-chose sur les origines de l'inégalité. Or, ce qu’il en disaient auparavant était faux. Ils affirmaient que lors les premiers regroupements humains, la plupart des hommes vivaient dans de petites communautés de 30 ou 40 personnes partageant ce qu'ils possédaient sur un mode à peu près égalitaire ; bientôt, les villes se forment, un début de civilisation apparaît, des surplus s'accumulent – du coup il faut des gens pour administrer ces surplus — l’écriture, la comptabilité sont inventées et avec elles surgit l’inégalité. Joli scénario... mais  complètement faux. D’abord, même quand les hommes vivaient en petits groupes, le rapport social à l’égalité à l’intérieur de ces groupes n’a jamais cessé de varier. Pour ce qui est des villes, les premières d’entre elles étaient organisées sur un mode plus égalitaire que les petites communautés qui les avaient précédées : les maisons avaient à peu près toutes la même taille, il existait des bains publics efficaces et ouverts à tous, etc. Tout le monde semble croire, pourtant, que dans une petite communauté la démocratie directe est possible, mais que lorsqu'on met beaucoup de gens ensemble, une classe dirigeante s'impose, pour éviter la pagaille. L’Histoire montre exactement le contraire : organiser une ville sur un mode égalitaire est facile. Ce qui est vraiment compliqué, c’est de construire l’égalité entre les membres d’une même famille ! Pour moi, la question n’est d'ailleurs pas de savoir comment la hiérarchie a évolué, mais plutôt : « Pourquoi, à un moment donné, ces oscillations ont cessé ? Pourquoi est-on resté bloqué sur le modèle inégalitaire que nous connaissons aujourd'hui » ?

Comment vivez-vous votre exil ? Vous sentez-vous surveillé ?

Je suis écouté et surveillé. Mais je me tiens à carreau et on ne m'embête pas plus que cela : en exil, personne n'a ­besoin de vous censurer, vous le faites tout seul. J'ai un permis de travail : participer à une action radicale signifierait la fin de mon visa. Et puis je me sens bien à Londres. J'ai même été invité à parler au Parlement anglais à plusieurs reprises. Les députés m'ont écouté attentivement, et à la fin... ils ont applaudi !

DAVID GRAEBER EN QUELQUES DATES
1961
 Naissance aux Etats-Unis.

1989 Part vingt mois à Madagascar comme ethnologue.
2002 Participation à la protestation contre le Forum économique mondial à New York.
2011 Figure de proue du mouvement Occupy Wall Street.
2013 Publication de Dette : 5 000 ans d'histoire.
Depuis 2013 Professeur d'anthropologie à la London School of Economics.

15/07/2018

Jeu et théorie du Duende par Federico Garcia Lorca

 

 
duende1.jpg   Conférence écrite à la Havane en 1930
 
Depuis l’année 1918, où je fus admis à la Résidence des Étudiants de Madrid, jusqu'à 1928 où je la quittai une fois terminées mes études de Lettres et Philosophie, j’ai entendu, dans ce salon raffiné, où accourait pour estomper sa frivolité de plage française la vieille aristocratie espagnole, près d’un millier de conférences.
 
Avec ma soif de vent et de soleil, je me suis tellement ennuyé qu’à la sortie, je me suis senti recouvert d’une cendre légère qui tournait quasiment au poil à gratter.
 
Non. Je ne veux pas voir entrer dans la salle ce terrible bourdon de l’ennui qui relie toutes les têtes par un fil ténu de sommeil, et met dans les yeux des auditeurs ses minuscules pelotons de pointes d’aiguilles.
 
Simplement, sur le registre qui dans ma voix poétique, ne connaît ni la lumière du bois, ni les détours de la ciguë, ni les agneaux qui, d’un seul coup, deviennent des couteaux d’ironie, je vais tenter de vous donner une leçon simple sur l’esprit secret de l’Espagne meurtrie.
 
Celui qui se trouve sur la peau de taureau étendue entre le Jucar, le Guadalete, le Sil ou le Pisuerga (je ne veux pas mêler à leur débit les flots couleur crinière de lion agités par le Plata), entend dire fréquemment : « là, il y a du duende ». Manuel Torres, grand artiste issu du peuple andalou, disait à quelqu’un qui chantait : « Tu as de la voix, tu connais les styles, mais tu ne réussiras jamais, car tu n’as pas de duende ».
 
Dans toute l’Andalousie, roche de Jaén et coquillage de Cadix, tout le monde parle constamment du duende et sait le découvrir dès qu’il apparaît, avec un instinct très sûr. Le Lebrijano, merveilleux chanteur, créateur de la Debla, disait : « Les jours où je chante avec du duende, je ne crains personne » ; et la vieille danseuse gitane La Maiena, un jour où elle entendait jouer un fragment de Bach par Braïlowsky, s’exclama : « Olé ! Là, il y a du duende ! ». Ensuite, elle s’ennuya avec Glück, avec Brahms et avec Darius Milhaud. Et Manuel Torres, – je n’ai connu aucun homme avec autant de culture dans le sang – dit, en écoutant Manuel de Falla jouer lui-même son Nocturne du Generalife, cette phrase splendide : « Tout ce qui a des sonorités noires a du duende ». Et il n’y a rien de plus vrai.
 
Ces sonorités noires sont le mystère, les racines qui s’enfoncent dans le limon que nous connaissons tous, que nous ignorons tous, mais d’où nous parvient ce qui est la substance de l’art. Sonorités noires, a dit l’homme du peuple espagnol, et là, il rejoint Goethe qui donne la définition du duende à propos de Paganini : « Pouvoir mystérieux que chacun ressent et qu’aucun philosophe ne peut expliquer ».
 
Ainsi donc, le duende est un pouvoir et non un faire, c’est une lutte et non une pensée. J’ai entendu un vieux maître guitariste affirmer : « le duende n’est pas dans la gorge ; le duende monte en dedans depuis la plante des pieds ». C’est-à-dire qu’il n’est pas question de moyens, mais de véritable style de vie ; c’est-à-dire de sang ; c’est-à-dire de très vieille culture, de création active.
 
Ce « pouvoir mystérieux que chacun ressent et qu’aucun philosophe ne peut expliquer » est, en somme, l’esprit de la terre, ce même duende embrassant le cœur de Nietzsche qui le cherchait sans le trouver dans ses formes extérieures sur le pont du Rialto ou dans la musique de Bizet, parce qu’il ne savait pas que le duende qu’il poursuivait, avait sauté des Grecs mystérieux pour venir chez les danseuses de Cadix, ou dans le cri dégorgé, dionysiaque, de la séguidilla de Silverio.
 
Ainsi, il ne faut pas confondre le duende avec le démon théologique du doute, auquel Luther, dans un sentiment bachique, jeta un flacon d’encre à Nuremberg, ni avec le diable catholique stupide et destructeur, qui se déguise en chienne pour entrer dans les couvents, ni avec le singe parlant que porte le roublard de Cervantès, dans la comédie de la jalousie et les forêts andalouses.
 
Non. Le duende dont je parle, obscur et frissonnant, est l’héritier du très allègre démon de Socrate, marbre et sel, qui sous le coup de l’indignation, le griffa le jour où il prit la ciguë ; et de cet autre diablotin mélancolique de Descartes, petit comme une amande verte qui, las des cercles et des lignes, sortit par les canaux pour écouter chanter les marins ivres.
 
Ainsi, Nietzsche disait que toute marche gravie par un homme ou un artiste dans sa propre tour de perfection, l’est au prix de la lutte qu’il mène contre un duende et non pas avec un ange, comme on l’a dit, ni avec la muse. Il faut établir cette distinction fondamentale pour la racine de l’œuvre.
 
L’ange guide et offre comme Saint Raphaël, défend et préserve comme Saint Michel ou annonce, comme Saint Gabriel.
 
L’ange éblouit, mais il vole au-dessus de la tête de l’homme, il est au-dessus, il répand sa grâce et l’homme, sans aucun effort, réalise son œuvre, ou sa sympathie, ou sa danse. L’ange du chemin de Damas, ou celui qu’un rai de lumière fit entrer par la petite fenêtre d’Assise, ou celui qui suit les pas d’Enrique Susson, ordonne et rien ne peut s’opposer à ses lumières, parce qu’il agite ses ailes d’acier dans l’atmosphère du prédestiné.
 
 
 
La muse dicte et, quelquefois même, elle souffle. Elle n’a pas un grand pouvoir, parce que. si lointaine et si fatiguée (je l’ai vue à deux reprises), que je dus même lui refaire une moitié de son cœur en marbre.
 
Les poètes de la muse entendent des voix, sans savoir d’où elles viennent, mais ces voix sont celles de la muse qui les anime et qui, parfois, les croque. C’est le cas d’Apollinaire, grand poète détruit par l’horrible muse auprès de laquelle l’a peint l’angélique et divin Rousseau. La muse éveille l’intelligence, apporte des paysages de colonnes et une fausse saveur de lauriers ; et l’intelligence est souvent l’ennemie de la poésie, parce qu’elle imite trop, parce qu’elle place le poète sur un trône aux arêtes vives et lui fait oublier que soudain, les fourmis peuvent le dévorer ou qu’une grande langouste d’arsenic peut lui tomber sur la tête ; et contre tout cela, les muses des monocles et des roses de laque tiède des petits salons ne peuvent rien.
 
L’ange et la muse viennent du dehors ; l’ange apporte les lumières et la muse les formes (Hésiode l’a compris). Pain d’or ou plis de tuniques, le poète reçoit des conventions dans son petit bois de lauriers. En revanche, le duende, il faut le réveiller dans les dernières demeures du sang.
 
Et repousser l’ange, donner un coup de pied à la muse, et cesser de redouter ce parfum de violettes qu’exhale la poésie du XVIIIe, et le grand télescope dans les lentilles duquel dort la muse malade de ses limites.
 
Le véritable combat est avec le duende.
 
On connaît les chemins pour chercher Dieu, depuis l’attitude barbare de l’ermite jusqu’à la manière subtile du mystique. Une tour pour Sainte Thérèse, pour Saint Jean de la Croix trois chemins. Et même si nous devons clamer, avec la voix d’Isaïe : « Vraiment, tu es le Dieu caché », en fin de compte, c’est Dieu qui envoie à celui qui le cherche ses premières épines de feu.
 
Pour chercher le duende, pas de carte, ni d’exercice. On sait seulement qu’il brûle le sang comme un topique de verre qui épuise, qui écarte toute la douce géométrie apprise, qui brise les styles, qui amène un Goya, maître dans les gris, les argents et les roses de la meilleure peinture anglaise, à peindre avec les genoux et les poings en utilisant d’horribles noirs de cirage ; ou qui met à nu Mosen Cinto Verdaguer dans le froid des Pyrénées, ou emmène Jorge Manrique dans le désert d’Ocaña pour y attendre la mort, ou bien habille le corps délicat de Rimbaud d’un costume vert de saltimbanque, ou encore donne des yeux de poisson mort au Comte de Lautréamont, dans le petit jour du boulevard.
 
Les grands artistes du sud de l’Espagne, gitans ou flamencos, quand ils chantent, quand ils dansent, quand ils jouent, savent qu’aucune émotion n’est possible avant l’arrivée du duende. Ils peuvent donner l’impression du duende alors qu’il n’est pas là et abuser les gens, comme vous abusent, tous les jours, des auteurs, des peintures et des faiseurs de modes littéraires dépourvus de duende ; mais il suffit de prêter un peu d’attention et de ne pas se laisser porter par l’indifférence, pour découvrir la tricherie et dissiper l’artifice grossier.
 
Un jour, la chanteuse andalouse Pastora Pavon, la Niña de los Peines, sombre génie hispanique, égale de Goya ou de Raphaël el Gallo pour les capacités d’invention, chantait dans une petite taverne de Cadix. Elle jouait de sa voix d’ombre, de sa voix d’étain fondu, de sa voix couverte de mousse, l’enroulait dans sa chevelure, la mouillait dans la manzanilla, ou l’égarait sur des landes obscures et très lointaines. Mais rien ; c’était inutile. Les auditeurs restaient silencieux.
 
Il y avait là Ignacio Espeleta, beau comme une tortue romaine, à qui, un jour, on avait demandé : « Tu ne travailles pas ? » ; et lui, avec un sourire digne d’Argantonio : « Comment veux-tu que je travaille ? Je suis de Cadix ! »
 
Il y avait là Héloïse, la chaude aristocrate, prostituée de Séville, descendante directe de Soledad Vargas qui, dans les années 30, refusa d’épouser un Rothschild parce qu’il était de sang moins noble. Il y avait là les Floridas que tout le monde croit bouchers, mais qui sont, en réalité, des prêtres millénaires qui sacrifient sans cesse des taureaux à Gerion, et dans un coin, l’imposant éleveur Don Pablo Murube avec son air de masque crétois. Au milieu du silence, Pastora Pav6n s’arrêta de chanter. Seul, sarcastique, un homme tout petit, de ces petits danseurs qui surgissent soudain des bouteilles d’eau-de-vie, dit tout bas : « Vive Paris ! », comme pour dire : « Ici, nous nous moquons des dons, de la technique, comme du savoir-faire. Nous cherchons autre chose. »
 
Alors, la Niña de los Peines se leva comme une folle, cassée en deux telle une pleureuse médiévale, elle but d’un seul trait le feu d’un grand verre d’eau-de-vie, et se rassit pour chanter, sans voix, sans souffle, sans nuances, la gorge embrasée, mais… avec duende. Elle était parvenue à détruire tout l’échafaudage de la chanson pour laisser passer un duende furieux et incendiaire, ami des vents chargés de sable, qui poussait les auditeurs à lacérer leurs vêtements comme les déchirent les noirs antillais, et presque sur le même rythme, lorsque dans leur rite, ils s’entassent devant l’image de Sainte Barbara.
 
La Niña de los Peines dut déchirer sa voix parce qu’elle se savait écoutée par une élite qui ne demandait pas les formes, mais la moelle des formes, une musique pure avec un corps ténu qui pouvait se maintenir dans l’espace. Elle dut appauvrir ses talents et son assurance, c’est-à-dire qu’elle dut éloigner sa muse, et attendre, désemparée, que son duende soit présent et veuille bien lutter au corps à corps avec elle. Et comme elle chanta ! Sa voix ne jouait plus, sa voix était comme un flot de sang, imposant sa douleur et sa sincérité, et elle s’ouvrait comme cette main de dix doigts que forment les pieds cloués, mais secoués de bourrasques, d’un Christ de Juan de Juni.
 
L’arrivée du duende suppose toujours un changement radical des formes sur de vieux schémas, elle apporte des sensations de fraîcheur totalement inédites, comme la qualité d’une rose soudain créée, par miracle, produit d’un enthousiasme presque religieux.
 
Dans toute la musique arabe, danse, chanson ou élégie, l’arrivée du duende est saluée par d’énergiques « Allah ! Allah ! » : « Dieu ! Dieu ! », si proches du « Olé ! » des corridas qu’il s’agit peut-être du même cri ; et dans tous les chants du sud de l’Espagne, l’apparition du duende est saluée par des cris sincères : « Vive Dieu ! », témoins profonds, humains, tendres, d’une communication avec Dieu à travers les cinq sens, grâce au duende qui agite la voix et le corps de la danseuse, évasion réelle et poétique de ce monde, aussi pure que celle que rencontra, à travers sept jardins, l’étrange poète du XVIIe Pedro Soto de Rojas, ou Juan de Calimaco sur une tremblante échelle de pleurs.
 
Naturellement, lorsque l’évasion est réussie, tous en ressentent les effets : l’initié découvrant comment un style peut vaincre une matière pauvre, et l’ignorant dans le je ne sais quoi d’une émotion authentique. Voici des années, dans un concours de danse à Jerez de la Frontera, une vieille de quatre-vingts ans, confrontée à de belles femmes et à des jeunes filles à la taille ondoyante, remporta le premier prix par le seul fait de lever les bras, dresser la tête. et frapper du talon sur l’estrade ; mais dans cette assemblée de muses et d’anges de Jerez, beautés de formes et beautés de sourires, elle devait triompher et c’est ce duende moribond qui triompha, en traînant sur le sol ses ailes de couteaux oxydés.
 
On peut rencontrer le duende dans tous les arts, mais c’est, naturellement, dans la musique, dans la danse et la poésie parlée qu’il trouve son champ le plus vaste, puisque ces arts appellent un corps vivant pour s’exprimer et parce qu’il s’agit de formes qui naissent et meurent indéfiniment, dressant leurs contours sur un présent exact.
 
Souvent, le duende du compositeur passe au duende de l’interprète et, à d’autres moments, lorsque le musicien ou le poète ne sont pas en phase, le duende de l’interprète, – et ceci est intéressant, -créée une nouvelle merveille qui n’a plus que l’apparence de la forme primitive. Tel est le cas pour Eleonora Duse, riche de duende, qui recherchait les œuvres ratées pour les faire triompher grâce à sa propre invention ou, pour Paganini, selon Goethe, qui produisait des mélodies profondes à partir de véritables vulgarités, ou encore pour une délicieuse jeune fille de Puerto de Santa Maria que je vis chanter et danser cet horrible couplet italien « 0 Mari ! » avec un sens des rythmes et des silences qui transformaient la pacotille italienne en un dur serpent d’or ascendant. Ils révélaient quelque chose de neuf qui n’avait rien à voir avec le point de départ, et apportaient ainsi une science et un sang nouveau à des corps vides d’expression.
 
Tous les arts, tous les pays sont capables de produire le duende, l’ange et la muse ; ainsi, l’Allemagne a quelquefois des muses, l’Italie est en permanence habitée par l’ange et l’Espagne est mue par le duende à tous moments, en tant que, depuis des millénaires, pays de la musique et de la danse, où le duende exprime le citron du petit jour et, en tant que pays de mort, comme pays ouvert à la mort.
 
Dans tout pays, la mort est une fin. Elle arrive et on ferme les rideaux. En Espagne, non. En Espagne, on les ouvre. Beaucoup vivent là-bas entre quatre murs jusqu’au jour de leur mort, où on les sort au soleil. En Espagne, un mort est plus vivant comme mort qu’en nul autre point du globe ; son profil blesse comme le fil d’un rasoir. Les railleries sur la mort et sa contemplation silencieuse sont familières aux Espagnols. Du « Songe des Têtes de Mort » de Quevedo à « L’Evêque Pourri » de Valdes-Leal, depuis la Marbella du XVIIIe, morte en couches sur le chemin, et qui dit :
 
C’est du sang de mes entrailles
Que le cheval est couvert.
Les pattes de ton cheval
Jettent des feux de goudron.
 
 
 
Jusqu’au garçon de Salamanque, tué par le taureau, et qui crie :
 
 
 
Mes amis, je suis mourant ;
Mes amis, je suis très mal.
J’ai trois mouchoirs dans le corps
Et j’y mets le quatrième.
 
 
Un peuple de contemplateurs se penche sur une haie de fleurs de nitres, avec des versets de Jérémie du côté le plus âpre et un cyprès odorant du côté le plus lyrique ; c’est un pays où l’essentiel a une valeur métallique et ultime de mort.
 
Le tranchoir et la roue du chariot, et le couteau et les barbes piquantes des bergers, et la lune pelée et les mouches, et les placards humides et les décombres, et les saints couverts de dentelle, et la chaux, et la ligne blessante d’avant-toits et de miradors, portent, en Espagne, de minuscules herbes de mort, des allusions et des voix perceptibles pour un esprit lucide, qui réveillent notre mémoire avec l’apparence inerte de notre propre passage.
 
Ce n’est pas un accident si l’art espagnol est issu de notre terre couverte de chardons et de pierres définitives ; la lamentation isolée de Pleberio, ou les danses du Maître Josef Maria de Valdivielso ne sont pas fortuites ; et ce n’est pas un hasard, si parmi toutes les ballades européennes, se détache celle-ci, espagnole et que nous aimons :
 
Si tu es ma belle amie,
Pourquoi fuir mon regard, dis ?
Ces yeux qui te regardaient
A l’ombre je les offris.
Si tu es ma belle amie,
Pourquoi fuir mon baiser, dis ?
Les lèvres qui t’ont baisé
A la terre les offris.
Si tu es ma belle amie,
Pourquoi fermer tes bras, dis ?
Ces bras qui t’ont embrassé
De vermine les couvris.
 
Rien d’étonnant non plus, si à l’aube de notre poésie lyrique, résonne cette chanson :
 
Dedans le verger
Je mourrai,
Dedans le rosier
On doit me tuer.
Je m’en allais, mère,
Les roses cueillir
Pour trouver la mort
Dedans le verger.
Je m’en allais, mère,
Les roses couper
Pour trouver la mort
Dedans le rosier.
Dedans le verger
Je mourrai,
Dedans le rosier,
On doit me tuer.
 
Les têtes glacées par la lune que peignit Zurbaran, les jaunes gras et les jaunes éclairs du Greco, le récit du Père Siguenza, l’œuvre intégrale de Goya, l’abside de l’église de l’Escurial, toute la sculpture polychrome, la crypte de la maison des ducs d’Osuna, la mort à la guitare de la chapelle des Benavente à Médina de Rio seco, sont des formes culturelles qui égalent les pèlerinages de San Andrés de Teixido où les morts ont leur place dans la procession, les prières funéraires chantées par les Asturiennes avec leurs lanternes pleines de flammes dans la nuit de novembre, le chant et la danse de la Sibylle dans les cathédrales de Majorque et de Tolède, l’obscur In recort de Tortosa, et les rites innombrables du Vendredi Saint qui, avec la richesse symbolique de la corrida, forment le triomphe populaire de la mort espagnole. Dans le monde entier, seul le Mexique peut rejoindre mon pays sur ce terrain.
 
Lorsque la muse voit arriver la mort, elle ferme la porte, élève une stèle, promène une urne, ou écrit une épitaphe d’une main de cire, mais très vite, elle revient gratter son laurier dans un silence .qui vacille entre deux brises. Sous l’arc tronqué de l’ode, elle assemble, dans un style funèbre, les mêmes fleurs que celles que peignirent les Italiens du XVe, et elle appelle le fiable coq de Lucrèce afin qu’il épouvante les ombres imprévues.
 
Quand il voit arriver la mort, l’ange plane en un vol circulaire et lent, et tisse, avec des larmes de gel et de narcisse, l’élégie que nous avons vue trembler dans les mains de Keats, dans celles de Villasandino et dans celles de Herrera et dans celles de Becquer et dans celles de Juan Ramon Jimenez. Mais quelle terreur s’empare de l’ange, s’il sent une araignée, même minuscule, sur son pied tendre et rosé !
 
En revanche, le duende n’arrive que s’il voit la possibilité de la mort, s’il est certain d’errer dans la maison, s’il est assuré de bercer ces branches que nous portons tous et qui n’apportent pas, qui, n’apporteront jamais de consolation.
 
Avec l’idée, le son ou le geste, le duende aime mener, sur ces bords du puits, un combat loyal avec le créateur. L’ange et la muse s’échappent avec des violons ou du rythme et le duende blesse, et dans la guérison de cette blessure qui ne se referme jamais, réside l’insolite, l’invention à l’intérieur de l’œuvre de l’homme.
 
La magique vertu du poème, c’est de se trouver toujours sous l’emprise du duende pour baptiser d’une eau obscure tous ceux qui s’en imprègnent, car avec le duende, il est plus facile d’aimer, de comprendre, et l’on est sûr d’être aimé, d’être compris ; et cette lutte pour l’expression et l’acte de la transmettre produit parfois, en poésie, des caractères mortelsRappelez-vous le cas de Sainte-Thérése, si flamenca et douée de duende, flamenca non parce qu’elle a attaché un taureau furieux et lui a infligé trois passes magnifiques, ce qu’elle fit effectivement ; non pour avoir fait la belle devant Fray Luis de la Miséricorde, ni pour avoir giflé le nonce de Sa Sainteté, mais parce qu’elle est une de ces rares créatures que le duende (pas l’ange, car l’ange n’attaque jamais), transperce d’un dard, afin de la tuer, parce qu’elle lui a arraché son dernier secret, ce pont subtil qui unit les cinq sens avec ce centre de chair vivante, de nuage vivant, de mer vivante qu’est l’Amour Libéré du Temps.
 
Victoire vaillantissime contre le duende ; au contraire, Philippe d’Autriche qui cherchait désespérément muse et ange dans la théologie, se retrouva prisonnier du duende des ardeurs froides dans l’enceinte de l’Escurial, dont la géométrie confine au rêve et où le duende revêt le masque de la muse pour châtier le roi pendant l’éternité.
 
En Espagne (comme dans les peuples d’Orient où la danse est expression religieuse), le duende a une puissance illimitée sur le corps des danseuses de Cadix – louées par Martial -, les poitrines de ceux qui chantent, – louées par Juvénal, – et dans toute la liturgie tauromachique, drame religieux authentique où, ainsi qu’à la messe, on adore et sacrifie un Dieu.
 
Il semble que tout le duende du monde classique se retrouve à cette fête parfaite, manifestation de la culture et de la grande sensibilité d’un peuple qui découvre dans l’homme ses meilleures colères, ses meilleurs accès de bile et ses larmes les meilleures. Dans la corrida comme dans la danse espagnole, personne ne se divertit ; le duende se charge à travers le drame de faire souffrir des formes vivantes, et il prépare les échelles pour permettre à la réalité de s’évader.
 
Le duende opère sur le corps de la danseuse comme le vent avec le sable. Son pouvoir magique peut transformer une jeune fille en paralytique de la lune, ou colorer de rougeurs adolescentes une vieille guenille qui demande l’aumône dans les bistros à vin ; à partir d’une chevelure, il fait naître un parfum de port nocturne et, à tout moment, il agit sur les bras de la danseuse grâce à des expressions qui sont les sources de la danse depuis le début des temps.
 
Mais impossible de se répéter jamais, – ceci, il est intéressant de le souligner. Le duende ne se répète pas plus que les formes de la mer ne se répètent dans la bourrasque.
 
Dans la tauromachie, il trouve ses accents les plus impressionnants, parce qu’il doit lutter d’un côté avec la mort qui peut le détruire et, de l’autre avec la géométrie, mesure fondamentale de la fête.
 
Le taureau a son orbite, le torero la sienne et, entre orbite et orbite, un point de danger, sommet de ce jeu terrible.
 
Avec la muleta, on peut avoir la muse, l’ange avec les banderilles et passer pour un bon torero, mais dans le jeu de cape, lorsque le taureau est encore intact de toute blessure et au moment de tuer, seule l’aide du duende peut rendre évidente la vérité artistique.
 
Le torero qui effraie par sa témérité le public de l’arène ne torée pas, il se couvre du ridicule de risquer sa vie, ce qui est à la portée de n’importe qui ; en revanche, le torero mordu par le duende donne une leçon de musique pythagoricienne et fait oublier qu’il jette sans cesse son cœur vers les cornes du taureau.
 
Largartijo, avec son duende romain, Joselito avec son duende juif, Belmonte avec son duende baroque et Cagancho avec son duende gitan, désignent, dans le crépuscule de l’arène, quatre grandes voies de la tradition espagnole aux poètes, aux peintres et aux musiciens.
 
L’Espagne est l’unique pays où la mort soit le spectacle national, où la mort fait longuement sonner ses clarines à l’entrée des printemps, et son art est toujours régi par un duende incisif, qui a créé sa différence et sa qualité d’invention.
 
Le duende qui couvre de sang, pour la première fois dans l’histoire de la sculpture, les joues des saints de Maître Mateo de Compostelle, est celui qui fait gémir Saint Jean de la Croix ou qui brûle les nymphes nues dans les sonnets religieux de Lope.
 
Le duende qui élève la tour de Sahagun ou qui façonne des briques chaudes à Calatayud ou à Teruel est celui qui déchire les nuages du Greco, et envoie rouler, à coups de pieds, les alguazils de Quevedo et les chimères de Goya.
 
Quand il pleut, le duende présente en secret un Velasquez possédé derrière ses gris monarchiques ; quand il neige, il montre Herrera dévêtu afin de prouver que le froid ne tue pas ; quand l’air s’embrase, il jette Berruguete dans les flammes et le pousse à inventer un nouvel espace pour la sculpture.
 
La muse de Gongora et l’ange de Garcilaso doivent abandonner leur guirlande de laurier lorsque passe le duende de Saint Jean de la Croix, quand Sur le flanc du côteau Voici le cerf blessé.
 
La muse de Gonzalo de Berceo et l’ange de l’Archiprêtre de Hita doivent s’écarter et céder le pas à Jorge Manrique lorsqu’il arrive, blessé à mort, aux portes du château de Belmonte. La muse de Gregorio Hernandez et l’ange de José de Mora doivent s’effacer pour laisser passer le duende de Mena qui pleure des larmes de sang et le duende à tête de taureau assyrien de Martinez Montañés ; de même, la mélancolique muse de Catalogne et l’ange trempé de Galice doivent regarder, avec une stupeur amoureuse, le duende de Castille, si loin du pain chaud et de la très douce vache destinée à paître sous un ciel balayé et sur une terre sèche.
 
Duende de Quevedo et duende de Cervantès, véritables anémones de phosphore chez l’un et fleurs de plâtre de Ruidera chez l’autre, couronnent ce retable du duende en Espagne.
 
Naturellement, tout art possède son duende spécifique ; mais tous s’enracinent en un point d’où coulent les sonorités noires de Manuel Torres, matière ultime, fond commun incontrôlable et frémissant de bois, de sons, de toiles et de mots.
 
Mesdames et Messieurs : j’ai élevé trois arcs et d’une main maladroite, je les ai armés avec la muse, avec l’ange et avec le duende.
 
La muse reste impassible ; elle peut avoir la tunique à petits plis, ou encore des yeux de vache qui regardent vers Pompéi, ou le grand nez à quatre faces que lui a peint son grand ami Picasso. L’ange peut agiter les cheveux d’Antonello de Messine, la tunique de Lippi et le violon de Massolino ou de Rousseau. Le duende … Où est le duende ? A travers l’arc vide, passe une brise mentale, qui souffle avec insistance sur la tête des morts, en quête de nouveaux paysages et d’accents ignorés, une brise à l’odeur de salive d’enfant, d’herbe foulée et de voiles de méduse qui annonce le baptême sans cesse renouvelé des choses qui viennent de naître.
 
 
 
 

24/06/2018

Sarah Roubato - La génération du Grand Écart

 

 

 

 

17/06/2018

Qu’avons-nous fait du commun ? 2/3 Ce que peuvent les enfants de l’individualisme

http://www.sarahroubato.com/po/commun2/

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Abandon du projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes, mouvement Me Too, cri d’alarme de 15 000 scientifiques sur le réchauffement climatique, crise des réfugiés, Brexit, crise en Catalogne, ratification du CETA, cris de colères dans les prisons et dans les maisons de retraite, 5COP21, grèves des cheminots, blocage des universités. Ces événements n’auraient-ils pas un air de famille ? Comme si quelque chose d’essentiel se jouait que nous n’arrivons pas à nommer. Derrière la complexité de chaque phénomène, la même question se pose, patiente et entêtée.

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Réinventer son rapport au monde 

L’individu contemporain est en quête d’un nouveau rapport au monde. Être autre chose qu’un consommateur voué à engraisser la machine qui l’aliène. Les manifestations de cette recherche sont variées. Le phénomène des voyages en solitaire du globetrotter est en pleine expansion partout dans le monde : des jeunes de vingt à trente ans partent en solitaire pour des mois arpenter les continents, sans autre but que la rencontre. Les artistes itinérants, les bibliothèques ambulantes, les camions-cinéma, réinventent le troubadour et permettent à l’art de réinvestir les espaces désertés par l’industrie culturelle. Les formations de développement personnel foisonnent et tentent de résoudre les angoisses liées à la perte de sens et à l’effritement des liens sociaux. De nouvelles formes de religiosités empruntant à différentes traditions se développent très vite dans les pays occidentaux, remplaçant Dieu par le Cosmos, le Grand Tout, la Nature, la Vie[1], où chacun se fabrique sa propre spiritualité.

Nous sommes les enfants d’un individualisme où chacun est tourné vers la satisfaction d’un désir privé. Nous ne pouvons envisager ce désir en dehors d’une consommation d’un bien, d’un paysage, d’un spectacle, d’un instant, d’un savoir, c’est à dire de la jouissance immédiate, facile et reproductible, qui nous satisfait sur le court-terme et que nous avons besoin de reproduire rapidement. Nous avons développé une étonnante capacité à passer rapidement d’une satisfaction à l’autre, et à retourner rapidement à notre condition, sans avoir donné à ce que nous venons de vivre la chance de faire germer quelque chose de nouveau en nous. Nous sacralisons des valeurs dans des fêtes que nous consommons dans un espace-temps bien délimité. Ainsi sommes-nous une nation le temps d’un 11 janvier, une famille le 24 décembre, des citoyens le temps d’une élection. La remise en question elle-même de la consommation s’arrête aux portes de l’histoire individuelle. On entend souvent cité le fameux Chacun fait sa part des Colibris pour dire que je fais ce que je peux, et tout ce que je peux, c’est agir dans mon périmètre d’action individuelle[2].  C’est oublier le sens même de la légende : la contagion de l’action du colibri.

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(Être un colibri, qu’est-ce que c’est ?)

À quoi sert de savoir ? Il y a un besoin, mais pas de demande

LCapture d’écran 2018-05-13 à 00.51.20e livre de Stéphane Hessel Indignez-vous ! s’est vendu à quatre millions d’exemplaires en un an. Pourtant, aucun boycott généralisé, aucune révolution, aucune descente de milliers de citoyens dans la rue pour empêcher la signature du CETA ou du TAFTA, aucune réaction de masse au cri d’alarme des 15 00 scientifiques sur le réchauffement climatique. Nous descendons dans la rue pour réclamer le peu que le système nous laisse pour survivre, colmatant les brèches d’un monde en train de se fissurer. Mais jamais nous ne faisons appel à notre véritable arme : notre pouvoir de consommateur.

Il y a un besoin d’autre chose, mais il n’y a pas de demande. La demande supposerait de pouvoir formuler le besoin, de croire en l’action collective, et de retrouver la volonté de puissance de l’individu. Mais nous restons enfermés dans une dualité individu/collectivité, où les uns envisagent l’individu comme un électron isolé dont les choix et les aspirations naîtraient de lui-même, et où les autres, souhaitant retrouver du collectif, ne peut convoquer que les structures malades de la nation ou de la communauté religieuse.

Les informations ne manquent pas sur la mainmise des multinationales, la corruption des systèmes de grande consommation, les médicaments dangereux ou inutiles, les impasses de l’école, des services publics et de nos organisations politiques, les dérèglements de tous les systèmes vivants et du climat, la dévastation de notre santé par ce que nous mangeons et respirons. Jamais nous n’avons aussi bien su ce qu’il se passe autour de nous et partout sur la planète. Nous n’ignorons plus, mais nous pratiquons l’ignorance volontaire. Pas seulement pour survivre au flot d’informations, mais parce que en mesurer les conséquences remettrait en question notre mode de vie jusque dans ses plus petits gestes. L’idéal des Lumières est avorté : le savoir ne permet pas de lutter contre l’aliénation. Au contraire, il la rend plus monstrueuse, car consentie en pleine conscience. Le non savoir (das nichtwissen en allemand) a laissé place à l’ignorance volontaire (das totschweigen). Quelque chose nous empêche de passer du savoir à la conscience, c’est-à-dire d’une information enregistrée, à son intégration dans une démarche.

Changer nos représentations pour envisager d’autres possibles

Si Nuit Debout a révélé à beaucoup qu’ils n’étaient pas seuls à aspirer à une autre société, il a aussi révélé à quel point nous ne savons plus penser un commun. Dans les grandes villes, les assemblées générales étaient davantage des espaces de libération de paroles individuelles que des arènes de construction d’un projet commun. Chacun y venait avec sa frustration, son opinion, sa revendication, dans les sacro saintes trois minutes, puis laissait place à un autre témoignage. L’obsession de l’égalitarisme et le rejet de toute forme de représentation annulait toute possibilité d’échafauder un commun. Car dans toute construction collective, il y a une différenciation des individus en fonction de leurs capacités et de leurs savoir-faires.

Il doit être possible pour l’homme de ce millénaire de retrouver une individualité qui soit consciente de son intégration à quelque chose de plus grand, qu’il faudra sans doute redéfinir. Entre le repli sur son expérience singulière et l’incapacité à penser un nous, il faut trouver autre chose. C’est peut-être là que résidera notre plus belle individualité : celle qui s’intègre, qui est présente au paysage qu’elle traverse, aux autres qui sont à côté, au vivant que chacun de nos gestes impacte. Un individu qui serait incapable de parler fort au téléphone dans le métro parce qu’il sait que d’autres personnes sont à côté, qui s’éloignerait pour fumer en faisant la file d’attente, qui ne dévasterait pas un buisson de mûres ou de fleurs sauvages quand il se ballade, qui serait conscient à chaque fois qu’il achète quelque chose de ce qu’il encourage. Retrouver cette espèce de petite liberté dont parlait Brassens.

Cet équilibre à trouver entre individualité et commun se manifeste dans ces nouvelles formes de mise en commun qui sont expérimentées partout dans le monde. Certaines font à présent partie de notre quotidien : colocations, covoiturage, échanges de service, monnaies locales et virtuelles, cafés associatifs, concerts privés. Les particuliers se réapproprient des actions détenues par des entreprises ou des institutions. Et tant pis si beaucoup sont ravalées par l’économie de marché via des services en ligne qui font des millions. Les chantiers participatifs, les écovillages, les résidences intergénérationnelles, les écoles parentales, sont autant d’expérimentations collectives qui pourront servir de base pour inventer de nouvelles organisations sociales[3].

Mais nous sommes les enfants de l’individualisme. Tout commence par un petit rêve à soi et pour soi. Chacun dans son coin creuse. Certains tunnels finissent par se croiser et découvrent une galerie, qu’ils appellent vivre-ensemble ou collectif. Mais au moindre coup de grisou, ils se défont et chacun retourne dans son coin. Pour que ces initiatives ne restent pas une succession de bulles isolées, il nous faut retrouver un récit commun. Ce travail est celui de ceux qui racontent notre société : les médias, les artistes et les chercheurs, malheureusement soumis à l’économie de marché et au zapping. Notre responsabilité est grande pour encourager ceux qui en sortent. Ceux qui racontent notre monde construisent notre représentation du monde dans lequel nous vivons. Et cette représentation forge nos opinions, nos espoirs, et les possibles que nous envisageons. Si les médias nous montraient ceux qui préparent d’autres manières de cultiver, de manger, de se soigner, de fabriquer, d’éduquer, nos vies en seraient profondément changées. Il ne tient qu’à nous de nous réapproprier le pouvoir de les faire changer, en choisissant ceux que nous écoutons, que nous lisons, que nous regardons, et en laissant les autres à leur quête du sensationnel, de l’information et de l’exotique. Et de parler des semeurs du changement, sans en faire des personnages lointains, de manière à ce que chacun puisse se dire qu’il pourrait s’y mettre.

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Cette quête est la nôtre, mais elle ne sera pas pour nous. Elle ne peut être que pour les générations à venir. Ceux qui se battent pour pouvoir planter des arbres sur une terre savent qu’ils n’en goûteront pas les fruits. Tout ce que peuvent les enfants de l’individualisme, c’est préparer les prochains à être les enfants d’une nouvelle manière d’être au monde. C’est notre fardeau, et c’est notre force.

Première partie de cet article iciTroisième partie à suivre…

 

 

 

Qu’avons-nous fait du commun ? 1/3 L’homme du 21ème siècle, orphelin d’un commun

par Sarah Roubato (pensez à soutenir son formidable travail !)

http://www.sarahroubato.com/po/commun1/

 

 

Abandon du projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes, mouvement Me Too, cri d’alarme de 15 000 scientifiques sur le réchauffement climatique, crise des réfugiés, Brexit, crise en Catalogne, ratification du CETA, cris de colères dans les prisons et dans les maisons de retraite, 5COP21, grèves des cheminots, blocage des universités. Ces événements n’auraient-ils pas un air de famille ? Comme si quelque chose d’essentiel se jouait que nous n’arrivons pas à nommer. Derrière la complexité de chaque phénomène, la même question se pose, patiente et entêtée.

Nous savons ce que nous rejetons. Savons-nous ce que nous voulons ?

COP21 mais signature du CETA, abandon du projet de Notre Dame des Landes mais projet d’enfouissement de déchets radioactifs dans la Meuse[1], inquiétudes devant le Brexit mais incapacité à repenser un projet européen qui préserve les citoyens avant les intérêts des multinationales, débats sur la laïcité et la liberté d’expression réinterrogeant sans cesse ce qu’est notre nation, tâtonnements pour changer l’école sans interroger les fondements de l’éducation, cris mal entendus des personnes œuvrant dans les services publics, cris coincés dans la gorge des paysans qui se suicident… Notre modèle de société est continuellement mis en question dans des crises de plus en plus aigües.

Partout, ici et ailleurs, le modèle néolibéral s’essouffle, emportant sur son passage les rêves, le fruit d’années de travail et la dignité de ceux qu’il broie. Le rejet de ce modèle se fait de plus en plus entendre. Le spectre des réactions est large : expérimenter des modèles alternatifs à échelle locale, brandir le modèle nationaliste, rejeter les élites traditionnelles et les remplacer par des trompe-l’œil, attendre que le changement vienne d’en haut. De l’élection de Donald Trump à celle d’Emmanuel Macron, la question du changement de nos modèles de société se pose jusqu’au sommet de la hiérarchie : sommes-nous dans une rupture ou dans une continuité déguisée ? Comment retrouver notre puissance d’agir en tant que citoyens sans se donner le temps d’envisager un autre modèle de société ?

Nous savons ce que nous rejetons. Mais savons-nous seulement ce que nous voulons ? Face à la menace de leur désintégration, les sociétés ont toujours su se projeter, dans le réel et dans l’imaginaire, en édifiant des monuments, en inventant de nouveaux récits, en conquérant de nouveaux territoires géographiques et imaginaires. C’est quand il se sent en danger que l’être humain se met à inventer.

La culture néolibérale et son individualisme consommateur sont ébranlés dans leurs fondements par des menaces d’ordre environnemental, technologique et social. Le dérèglement climatique et disparition de la biodiversité, le développement opaque de l’intelligence artificielle, les démocratures et le terrorisme nous obligent à envisager le changement ou notre disparition.

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Capture d’écran 2018-01-26 à 19.07.41Sommes-nous à la fin de notre civilisation ? Assistons-nous au grand effondrement ? Le sujet revient régulièrement dans la presse. La question de savoir si nous avons les outils pour penser et expérimenter d’autres modèles est réservée à la presse spécialisée et des courants qu’on appelle alternatifs.

 

 

Retrouver un récit à chaque étage de notre expérience

Nous vivons un moment schizophrénique où, tout en énonçant la possibilité de notre fin, nous continuons à vivre comme si notre culture était immortelle. Les changements s’envisagent par bribes et par secteurs, à coup de mesures médiatisées ou de petits gestes qui donnent bonne conscience. Nous nous mettons à recycler, mais pas les petits emballages, c’est trop compliqué. Nous nous mettons à acheter bio, mais continuons à manger des tomates en hiver, juste pour agrémenter la salade. Nous supprimons les sections L S et ES tout en continuant à propager l’idée que les voies professionnelles sont réservées aux perdants de l’école. Nous consommons du lait végétal de la même manière que du lait animal sans les diversifier. Nous critiquons à juste titre les conditions dans les maisons de retraite, sans remettre en question la segmentation de nos sociétés où les personnes âgées et les enfants sont maintenus dans un univers clos. Nous oublions d’interroger les fondements d’une société où l’économie, le social, le politique, l’éducation, l’information, l’art, la santé, l’information, sont interdépendants. Chaque sphère produit le récit de ce que nous sommes.

Comment envisager ce récit sans redéfinir notre rapport au monde ? Un rapport qu’il faudrait pouvoir articuler à chaque échelle de notre appartenance : territoriale, culturelle, historique, politique, linguistique, et notre appartenance plus large à l’humanité et au vivant.

Les grands mythes des années soixante et celui de l’homme providentiel ont disparu. Le capitalisme consumériste n’a pas tenu ses promesses. En pleine crise de la représentation, comment envisager un horizon commun sans personne pour l’incarner ? Le commun reste le grand absent des débats publics. Comment discuter de réformes de la SNCF si nous oublions de définir ce qu’est un service public ? Le transport, l’hôpital, l’université, sont aujourd’hui gérés comme des entreprises. Derrière chaque question de société – immigration, interventions armées, PMA –  la question du commun se profile, mais n’est jamais abordée. Quelle société voulons-nous être ? C’est à dire comment voulons-nous que nos vies individuelles s’agencent avec ce qui nous entoure – espaces publics, voisins, enfants, environnement, villes, personnes âgées, technologie ?

Prisonniers d’une vision à court terme, embrigadés dans l’idéologie de la croissance et dans la priorité donnée à la santé économique, les dirigeants politiques ont abandonné l’idée de nous offrir une vision de ce que nous sommes. À bien regarder ce que nous faisons du commun dans notre quotidien, nous avons peut-être les dirigeants politiques que nous méritons.

Poser autrement les questions

Dans les gestes les plus insignifiants de notre quotidien, dans les scènes les plus banales, l’individualisme consumériste et la culture du conflit écrasent la construction d’un commun. Car la consommation n’est pas le simple fait d’acheter des produits matériels, elle est une manière d’être au monde. On peut consommer un paysage, une randonnée, un spectacle, dès lors qu’on la traite comme un bien dont on jouit et dont on sort sans en être changé.  Citons seulement un miroir, peut-être le plus intransigeant de notre société, l’école. Cette école qui assujettit le verbe apprendre à l’évaluation, et le verbe réussir à la performance, qui arrache le travail à l’émerveillement et l’effort à la jouissance. Au bout de ce chemin, la question qui est posée aux lycéens : Qu’est-ce que tu veux faire ? a perdu tout l’enthousiasme qu’elle portait quand on la lui posait à l’âge de cinq ans. Quand un élève lève la main pour demander : « Est-ce que ce sera à l’examen ? » et ne note que ce qui sera susceptible de lui apporter une bonne note, quand un enfant se voit promettre une récompense achetée s’il travaille bien, qu’on ne s’étonne pas si une fois adultes, nous continuons à fonctionner sur la peur, la récompense, et l’obsession de l’utilité performante.

 

 

 

 

3’54-4’58 : « La division est une opération destinée à faucher un maximum aux autres. »

6’08- « Savoir…il faut que ce mot clignote dans vos yeux. Ça fait des milliers d’années que les hommes cravachent, c’est pas maintenant qu’on va laisser tomber »

Poser les bonnes questions

Les questions qu’une société se pose sur elle-même en disent plus long que ce qu’elle affirme. Dans la question Qu’est-ce que tu veux faire plus tard ?nous mettons l’individu en devenir face à son seul désir, isolé et exclusif. Nous ne demandons pas À quoi veux-tu participer ? ce qui l’inviterait à penser le lien entre son activité et la construction d’un commun. Ni Comment veux-tu vivre ? ce qui déplacerait l’attention sur la manière dont on mène une action plutôt que sur la production d’un résultat. Nous ne le préparons pas à envisager le geste qu’il imprimera dans le monde. (La suite de cet article à lire prochainement)

 

 

 

 

 

 

 

ikigai

 

 

 

 

11/06/2018

Fatou Diomé à Brest - L'encre mauve

tellement plus beau de la voir dire ce texte, mais je ne trouve pas la vidéo sur le net ailleurs que sur fb....

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

08/06/2018

Le voyage de la mort (Partie 1) par Yousif Haliem


traduction : Sonia Ben Slama

 


Texte destiné au politicien ignorant la situation des réfugiés et à tous ceux qui ne savent rien de nous.

Nous sommes des êtres humains oubliés.

Vous devez savoir que cette histoire n’est pas inventée. Tout cela se passe tous les jours, avec tous ceux qui rêvent d’atteindre l’Europe (la terre des rêves et des libertés). Personne ne veut rencontrer la mort, alors que nous l’avons achetée avec notre propre argent en voulant arriver ici.

Un grand merci à tous ceux qui ont soutenu ou aidé des migrants, aucun mot ne peut exprimer ma gratitude.

Le voyage est en trois parties :

1ere : du Soudan ou d’Egypte à Agedabia.

2de : de Agedabia à Tripoli.

3e : de Tripoli en Italie.

J’ai écrit ce blog pour que les gens sachent ce qu’est le voyage de la mort, pour qu’ils sachent comment certains gouvernements traitent les migrants, d’une manière injustifiable. Je ne parlerai pas des pays africains, cela prendrait des années de les décrire, et veuillez excuser mon mauvais anglais.

Personne ne sait ce que les migrants ont traversé pour arriver jusqu’en Europe et même si quelqu’un le savait, il ne pourrait se mettre à notre place. Je ne souhaite à personne de ressentir ce que nous avons ressenti.

Le voyage est très dur d’Erythrée ou d’Ethiopie jusqu’au Soudan mais à chaque fois que l’on dit ça, que le plus dur est derrière nous, une chose plus dure encore nous attend.

Il y a deux moyens d’arriver en Europe, le premier depuis l’Egypte (nous y reviendrons plus tard), le second depuis le Soudan. Cela commence sur le marché libyen de Omdurman (Soudan), où de nombreux trafiquants font leurs affaires. Cela coûte 700€, parfois plus. Pour réunir autant d’argent, certains vendent leur maison, d’autres leur rein, ou tout ce qui peut rapporter quelque chose.

Après, il y a deux types de gens :

1 : ceux qui payent avant le voyage, la majorité d’entre eux

2 : ceux qui payent en arrivant en Libye (nous y reviendrons)

Le voyage commence une fois que l’intermédiaire s’est mis d’accord avec le passeur, il le contacte et ils se mettent d’accord sur le lieu où nous déposer, pour partir de Khartoum.

(Le plus drôle, ce sont les relations entre les trafiquants et la police. J’ai vu à Khartoum une conférence sur les trafics d’êtres humains.)

En montant dans le 4×4, le calvaire commence, car si sa capacité est de 30 personnes, on en fera monter 60, ajoutez à cela le désert, la soif, et la vitesse. Après des jours et des jours, on arrive au point de livraison à la frontière libyenne.

Je me rappelle précisément de ce moment parce que nous avons perdu beaucoup d’entre nous et parce qu’il n’y avait pas d’eau (nous avons dû boire notre urine), qu’ils nous ont laissé sans eau et sans nourriture pendant plusieurs jours.

Les passeurs libyens (les pires êtres humains sur terre) communiquent à coups de gifles et de coups de poing.

On est baladés de voiture en voiture jusqu’à de gros entrepôts comme les entrepôts d’Agedabia (seuls les passeurs les plus importants ont leur propre entrepôt).

Les entrepôt sont pires que la prison. Nous sommes privés d’air, de nourriture et enfermés comme du bétail.

A cet endroit, nous sommes séparés en deux groupes :

1er : ceux qui ont payé

2d : ceux qui n’ont pas payé (séparés à nouveaux en plusieurs groupes)

A : Ceux qui resteront dans l’entrepôt tant qu’ils n’auront pas payé ou quelqu’un n’aura pas payé pour eux

B : ceux qui seront emmenés par des libyens qui ont besoin de main d’œuvre bon marché, voire gratuite, contre une petite somme donnée au passeur.

Ceux-là seront jetés à la rue après plusieurs mois ou plusieurs années, sans rien, et devront collecter l’argent pour traverser la mer.

C : ceux qui travailleront pour les passeurs eux-mêmes, souvent ceux qui parlent arabe ou tigrigna et qui ressemblent à des gardes du corps (ils seront en charge d’organiser, de frapper les autres et parfois de fournir des filles aux passeurs. Ils travaillent ainsi quelques mois et sont ensuite relâchés).

Et ceux qui ont payé le prix seront soit envoyés dans la ville, pour travailler en Libye jusqu’à ce qu’ils aient rassemblé l’argent pour partir, car ils n’ont personne pour leur donner de l’argent. Les autres qui veulent continuer le voyage jusqu’en Europe doivent payer avant de partir d’Agedabia.

 

 

Lire la suite en deux parties sur le blog de Youssif Haliem :  

https://refugeetrip.wordpress.com/category/articles-en-fr...

 

 

 

 

 


A suivre…

30/05/2018

Clap de diamant pour "Trouve le verbe de ta vie"

 

"Un jour à la Réunion, une enseignante en lycée tombe sur un texte sur internet... elle propose à ses élèves de seconde en décrochage scolaire selon l'expression consacrée, de participer au concours Je filme le métier qui me plaît organisé par Euro-France Médias, Euro-France association et placée sous le haut patronage du ministère de l'Éducation nationale. Le président du jury s'appelle Costa-Gavras.

 L'enseignante contacte l'auteur du texte pour lui demander l'autorisation de l'utiliser. Quelques semaines plus tard, un film de trois minutes est né. Le film est sélectionné parmi plus de 2061 candidatures. Sur leur lancée, l'enseignante et les élèves organisent une cagnotte pour financer le voyage à Paris de ces onze adolescents. Ils y arrivent. Neuf mille kilomètres plus tard, le 22 mai, la cérémonie accueille les 656 participants. Au programme de ces trois heures : claps de bronze, d'argent et d'or. Les élèves ont déjà les étoiles pleins les yeux de deux jours de la capitale métropolitaine. Ils sont sans doute bien fatigués et tendus. Leur film n'a pas été appelé. La cérémonie est bientôt terminée. Le clap de diamant, meilleure réalisation toute catégorie confondue, l'équivalent de la Palme d'Or à Cannes est décerné à ... Trouve le verbe de ta vie. Leur film.

 Partout dans les écoles, des enseignant comme Martine Nourry se battent au quotidien pour sortir les élèves de l'étau dans lequel bien souvent, on veut les enfermer. Pour leur remettre des étoiles dans les yeux, leur relever le menton et leur dire de marcher leur route, avec toutes les bifurcations autorisées. Leur remettre entre les mains le mot possible qu'on leur a si souvent confisqués, et qu'ils n'osent plus arracher à la société.

 Quant à l'auteur du texte, le trophée qui lui a été décerné est celui de la plus belle émotion qu'un créateur puisse ressentir : voir son texte vivre en dehors de lui. Ce qui au départ n'était qu'une lettre postée sur internet qui cherchait à exprimer ce qui semblait ne pas se dire, devient une idée qui traverse des mers, et surtout des océans de résignation et d'habitudes. Il lui faudra encore bien des Martines pour arpenter la route... et bien d'autres passeurs.

Alors n'hésitez pas ! Ce texte* est pour vous. 

Merci !

Sarah Roubato"

*Lettre à un ado : trouve le verbe de ta vie, une des lettres de Sarah Roubato postée sur internet

Le film : 

 

 

17/05/2018

Key M. - Journée contre l'homophobie et la transphobie

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31/03/2018

Qu'est ce que le soufisme? INTRODUCTION AU SOUFISME: RÉALITÉ ET CARICATURES

par Slimane Rezki

 

 

 

 

 

 

23/02/2018

Exposition AL à L'Alliance française de Sapporo, île d'Hokaido, Japon

 


Du 28 février au 24 mars 2018.
"Paysages intimes. Du lien Bretagne-Japon"

Et le plaisir d'y participer avec mes mots, ma poésie, dans la foulée de nos précédents Tissages de mots et d'images

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19/01/2018

Discours de John Trudell prononcé le 18 Juillet 1980 au Centre de Survivances Interculturelles Amérindien

 

 

 

 

 

12/01/2018

Expulsions à ND-des-Landes ? Un non-sens

 

Lettre ouverte de Léon Maillé, paysan retraité du Larzac

Si après avoir, en 1981, annulé l'extension du camp militaire du Larzac, le président Mitterrand avait expulsé les squatters, le laboratoire rural extraordinaire imaginé par les jeunes illégalement installés sur le plateau n'aurait jamais existé.

Ainsi, fait unique en France, l'admirable gestion collective, depuis 30 ans, des 6 300 ha appartenant à l'Etat et des 1 200 ha aux GFA militants n'aurait, elle non plus, jamais existé. Cela a permis l'éclosion d'une agriculture paysanne très diversifiée que nous les anciens, engoncés dans la mono-production roquefort, n'aurions jamais imaginée, encore moins osée. Transformation à la ferme, vente directe de fromage de brebis et chèvre, de viande d'animaux de plein air (bœuf, agneau, cochon...), très souvent en bio, auxquels il faut ajouter miel, artisanats divers, dresseur de chiens de berger, chèvres angora, et même fabrication de bière et d'apéritifs, etc.

 

En fait, chaque maison ou ferme vide dans les années 1970 est maintenant vivante. Ainsi, par endroit, on a doublé la population agricole et, pour mieux écouler ces produits fermiers, voilà 30 ans a été inventé ici le concept de marché à la ferme, largement repris ailleurs.

 

C'est le résultat du brassage d'idées provoqué par l'arrivée de tous ces jeunes de l'extérieur qui a été le levain de la revitalisation du causse. Ainsi, le prototype du premier rotolactor pour brebis a été inventé par... un natif du Pas-de-Calais, et le créateur de la magnifique coopérative des Bergers du Larzac (34 producteurs et 35 salariés) est venu de Nanterre reprendre une ferme vendue à l'armée. Du coup, ici on innove : ainsi plusieurs hameaux sont chauffés par un réseau de chaleur à la plaquette forestière locale, les toits des fermes hébergent des panneaux photovoltaïques, et depuis peu une Toile du Larzac (copiée sur une initiative de la Manche) amène Internet à haut débit via un collectif d'habitants.

 

N'oublions pas non plus ces débats de société engendrés sur le plateau, comme les combats contre la malbouffe, les OGM, la mondialisation libérale, les gaz de schiste, etc.

 

Ce tumulte local répercuté par les médias a été bénéfique à toute la région, au tourisme et à la vente des produits locaux. Lorsqu'on entend aujourd'hui des décideurs s'abriter derrière le droit pour justifier des expulsions à Notre-Dame-des-Landes, il faut leur rappeler que le droit n'est qu'une règle du moment, qui peut être modifiée, voire inversée. Exemple : l'arrachage des OGM était interdit (Bové a fait de la prison pour cela), maintenant ce sont les OGM qui sont interdits dans les champs, et c'est même l'Etat qui en a fait arracher !

 

Quant à notre « bergerie cathédrale » de La Blaquière, elle a été construite sans permis par des bénévoles, et financée en partie par le refus de l'impôt. Mais au final elle a quand même été inaugurée par un ministre de la République : Michel Rocard. En fait, c'est la légitimité qui devrait toujours l'emporter sur la légalité ; l'oublier, comme à ND-des-Landes, c'est aller à contresens de l'histoire. Et combien d'hommes politiques (De Gaulle, Mandela, Havel, etc.), après avoir enfreint la loi, sont un jour devenus président de leur pays.

 

Bref, heureusement que François Mitterrand n'avait pas eu l'idée saugrenue d'expulser les occupants d'alors...

 

Léon Maillé
paysan retraité

 

 

01/01/2018

2018, nos cœurs qui battent

 

JMA 2017_n.jpg

 

à toutes celles et ceux qui savent déjà à quel point elles-ils sont précieux à mon cœur, aux poètes et artistes de la toile, aux ami-e-s du présent, aux ami-e-s du passé (j'ai une mémoire très inclusive), aux ami-e-s du futur, à vous inconnu-e-s

 à vous toutes et tous, que cette année 2018 soit une année que vous n'oublierez pas, une année où vous serez plus que jamais vous-même, plus que jamais à l'écoute de ce qui vibre et résonne juste pour vous, une année à cœurs ouverts, rythmée par leur belle et irremplaçable musique...

 

 

 

 

22/12/2017

Le cadeau du jour : "Qui aime quand je t'aime ?"

 

25498015_10212539871866015_3239911257313389566_n.jpgAujourd'hui s'est présenté à moi via les souvent heureux "hasards" (en ce qui me concerne) de ce nouveau genre de relations sociales, les virtuelles, pas plus dénuées d'intérêt que les autres et qui offrent d'innombrables occasions de découvrir et d'apprendre.

Cette page, après quelques recherches, s'avère être une page d'un livre de Jean-Yves Leloup et Catherine Bensaïd : "Qui aime quand je t'aime" et je suis tombée sur l'article d'un québécois nommé Jean Gagliardi qui en parle (voir lien à la fin). Et c'est tellement ça ! Alors je partage :

 

"Dans l’introduction de We, Robert A. Johnson signale qu’il y a 96 noms différents pour l’amour en sanscrit, alors qu’il n’y en a qu’un en français, deux en anglais et en espagnol. Or plus on connait quelque chose, plus on a de vocabulaire pour le décrire dans toutes ses nuances. Il rapporte ainsi que les premiers explorateurs qui ont rencontré des Innus ont été fort surpris de constater que ces derniers avaient une centaine de noms différents pour désigner la neige. Il y a pour les Innus la neige du matin, la première neige qui ne tient pas, la neige collante qui tombe à gros flocons, etc. De même, il y a toute une gradation de l’amour qui va de l’amour du chocolat à l’Amour divin. La seule langue connue où il y aurait autant de vocabulaire qu’en sanscrit pour parler de l’amour est l’arabe. Il y a là sans doute trop de nuances pour que nous puissions en saisir toutes les subtilités et il nous faudrait entrer dans des considérations mystiques car l’amour, dans ses hauteurs, perd toute dimension personnelle et devient un nom de Dieu. Cependant, le grec nous offre déjà un éclairage significatif de cette diversité de l’amour en nous proposant une dizaine de noms pour l’appréhender. C’est ce que détaille Jean-Yves Leloup dans le livre Qui aime quand je t’aime qu’il a cosigné avec Catherine Bensaïd, où il présente une échelle de l’amour qui va de porneia à agapè en passant par philea et eros :

Porneia est l’amour faim, le plus primaire pourrait-on dire, qui porte à littéralement « manger l’autre » : c’est la faim du bébé pour le sein de sa mère. L’autre est là un objet de consommation qui satisfait un manque, un appétit. « L’autre n’est pas différencié, il n’est là que pour répondre à mes besoins, qu’ils soient nourriciers, sexuels ou affectifs ». Mais il n’est là, nous dit Leloup, rien à refouler : il y a toujours de l’enfant en nous et il s’agit de le rendre conscient. Le défi que nous pose porneia est de passer de consommer à communier.

Pothos, pathè, mania sont autant de variations de ce que l’on appelle la passion amoureuse, où les anciens voyaient la source de tous les maux. On a ici la racine étymologique de mots comme « pathétique », « pathologique », « manie » et « maniaque », qui pointent le caractère obsessionnel de l’amour à ce stade qui prolonge porneia en ajoutant à la dimension pulsionnelle un caractère émotif. Il dit alors : « je t’ai dans la peau, tu es tout pour moi et je veux être tout pour toi. » Leloup souligne que ce qui se cache dans cette forme d’amour tient de la demande de reconnaissance, de la confirmation du droit d’exister.

Eros est un dieu, volontiers représenté comme un sexe représenté avec des ailes pour signifier un amour qui se dégage de la pulsion (porneia) et de la demande affective (Pothos, pathè, mania) pour s’envoler vers la divinité de l’amour. Eros nous introduit dans le domaine du désir et de la célébration de la beauté, que ce soit celle des corps mais aussi des âmes. Nous réduisons volontiers en Occident à tort l’érotique au sexe alors qu’il s’agit plutôt du dévoilement de ce qui est derrière l’attirance sexuelle elle-même. Avec eros, il y a un élan visant à élever l’amour jusqu’à agape et l’on voit se dessiner le sens de cette progression que figure l’échelle de l’amour : « chacun de ses barreaux n’a pas d’autre fonction que de conduire à l’échelon supérieur, on n’est guéri d’un amour que par un plus grand amour ».

Philia est l’amour que nous traduisons désormais par le terme « amitié », dans lequel on peut entendre dans la langue des oiseaux la reconnaissance de deux êtres comme des âmes-moitiés. Les Grecs distinguaient quatre formes différentes à l’amitié : celle qui prévaut dans la famille, l’hospitalité envers l’étranger, l’amitié des amis et l’amitié amoureuse, qui est rare car l’équilibre est rare entre l’attachement amoureux et le respect de la liberté que présuppose une véritable amitié. Philia nous invite à nous montrer dans notre vulnérabilité car il repose sur la confiance mais il n’est pas encore agapè car on attend encore de l’ami qu’il nous comprenne, ou du moins qu’il nous accepte dans notre différence, et l’on y noue une forme de complicité.

Storgè et harmonia commencent à dégager l’amour de la relation à l’autre pour en faire une qualité intrinsèque à la personne : storgè est l’amour tendresse et harmonia la célébration du fait d’aimer en lui-même, sans que cet amour soit nécessairement payé de retour. Il s’agit d’un état de conscience qui va avec la recherche d’une vie d’harmonie, et « un rayonnement de l’être profond de la personne, qui se manifeste comme une tendresse infinie à l’égard de tous les êtres. » Sexualité et affectivité ne sont pas exclues de cette dimension de l’amour mais sont replacées dans une perspective plus vaste, moins égocentrée. « Lorsque deux êtres aimants dans le sens de storgè s’unissent, c’est l’harmonie même du ciel et de la terre qu’ils rétablissent. »

Eunoia est l’amour qui s’incarne dans le donc et le service. « Avec eunoia, nous ne sommes plus du côté de la soif, mais du côté de la source » : les autres « ne sont plus là pour combler nos manques, ils sont là pour que nous les aimions tels qu’ils sont et quelles que soient les circonstances ».

Charis, qui a donné notre « charité » en en pervertissant le sens pour le réduire à l’aumône, est la joie de donner, et de se donner. Tout est donné gratuitement. « C’est ce qu’on appelle parfois « l’état de grâce ». Tout est simple, l’amour coule de source, il se nourrit même des obstacles et des oppositions qu’il rencontre. »

« Agapè est l’Amour qui fait tourner la terre, le cœur humain et les autres étoiles ». C’est cet amour que les chrétiens nomment Dieu, le seul dieu qui ne puisse être une idole car on ne le possède qu’en étant possédé par lui, qu’en le donnant et en le vivant. « Cet amour est un Autre en nous, une autre conscience, un tout autre amour que tous ceux que nous avons connus précédemment et qu’on ne peut comparer à rien. (…) Cet amour ne détruit rien, ni l’enfant en nous avec ses besoins, ni l’adolescent avec ses demandes, ni l’adulte avec ses désirs, mais il nous rend libre de toutes les formes d’amour que nous avions pris pour l’Amour. »

Plutôt qu’une échelle impliquant toujours une notion d’ascension qui laisse la terre derrière nous pour s’en aller au ciel, on peut se représenter aussi l’amour comme un arc-en-ciel déployant toutes les couleurs implicites dans la blancheur de la lumière. Mais le point important que cette étude met en évidence, c’est que les degrés supérieurs de l’amour s’appuient sur les précédents et en impliquent le vécu, l’intégration consciente. Il n’est pas possible d’accéder à l’Amour divin sans passer par l’amour humain, à l’amour universel sans incarner celui-ci dans l’amour personnel, à moins de perdre toute la richesse du spectre des couleurs de l’arc-en-ciel. Il ressort cependant de ces réflexions que la passion amoureuse peut être envisagée comme une voie spirituelle de connaissance de soi et du Divin pour peu que l’on soit prêt à y introduire de la conscience, à travailler la relation pour en retirer les projections. C’est une voie que l’on peut qualifier d’humide et de féminine car entièrement centrée sur la relation consciente, à la différence de la voie sèche et masculine qui se fonde sur la volonté et l’ascèse, pour laquelle l’amour humain doit être écarté au profit de la recherche d’un amour transcendant. "

Jean Gagliardi

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